L’auteur islandais, lauréat du Prix Jean Monnet 2022 pour son roman Ton absence n’est que ténèbres, a évoqué avec nous son rapport à l’écriture, la culture islandaise, son goût pour la musique et le rôle de la littérature. Une rencontre lumineuse.
Ton absence n’est que ténèbres, c’est d’abord une atmosphère, celle d’un petit village perdu à l’ouest de l’Islande, dans la région des fjords. Un homme, le narrateur, est assis dans une église. Il a perdu la mémoire et ne sait même plus comment il s’appelle. Lorsqu’il se rend dans le petit cimetière jouxtant l’église, une femme vient vers lui, lui sourit et lui dit qu’elle est heureuse de le revoir. Le récit de Jón Kalman Stefánsson se déploie alors, racontant l’histoire de la mère de cette femme, enterrée dans le cimetière, puis celle d’autres personnages d’une même famille, mêlant les vies et les destins, le passé et le présent.
Un écrivain qui s’efface derrière son récit
Choisir un narrateur amnésique pour raconter cette saga familiale permet à l’écrivain islandais de rendre la plus transparente possible la narration, d’éviter que le narrateur, double de l’écrivain, ne s’interpose entre le récit et le lecteur:
« J’ai pensé que c’était une bonne idée d’avoir un narrateur amnésique, dans l’espoir que toutes les histoires et tous les personnages que j’allais rencontrer sur ma route passeraient à travers cet auteur narrateur sans que son identité soit un empêchement, un frein ou une gêne. Parce que je m’inquiète parfois que la personnalité de l’écrivain puisse agir comme un filtre entre le lecteur et les personnages ou les histoires racontées dans un livre. Et d’autant plus maintenant que, depuis une vingtaine d’années, il existe de plus en plus d’autobiographies littéraires où l’auteur avec son nom et son visage est au cœur de la narration, et fait écran à la narration. En d’autres termes, je m’inquiète parfois du fait que l’écrivain puisse sembler plus important aux yeux des lecteurs que l’histoire elle-même, que la littérature elle-même. Et ça ce n’est pas une bonne chose, car la bonne littérature et la poésie sont toujours plus grandes que l’auteur, que l’homme ou la femme qui les a créées. Parce que l’écrivain est amené à mourir, mais ses écrits, sa littérature, ses livres eux ne meurent pas. »
Un récit mêlant passé et présent
Dans ce récit familial que nous propose Jón Kalman Stefánsson, le passé vient éclairer et compléter le présent : l’un et l’autre se répondent, contractant les siècles et les générations, abolissant les frontières temporelles. « Je m’y prends ainsi pour écrire car j’écris comme je pense et comme je perçois la vie » explique l’auteur islandais. « Quand je commence à évoquer ou décrire un personnage, son passé surgit subitement des profondeurs et exige que je m’intéresse à lui. Il semble que pour comprendre un personnage, il est nécessaire de comprendre et connaître son passé. On peut observer que dans toutes les familles, il y a des composantes, des caractéristiques qui traversent les générations, reviennent de générations en générations. Par conséquent, si on veut comprendre un individu, on doit peut-être justement se frayer un chemin dans son arbre généalogique, dans sa famille, à travers ses ancêtres. »
Un hommage à la musique
Une des composantes qui traversent les générations, c’est la musique, omniprésente dans Ton absence n’est que ténèbres, preuve de l’attachement qu’éprouve l’auteur à son égard. « La musique a toujours été extrêmement importante dans ma vie. J’ai toujours écouté de la musique et elle est dans mon sang, dans mes gênes, elle m’habite entièrement. La famille de ma mère compte la plus grande chanteuse d’opéra que l’Islande ait eue, et l’un des plus grands poètes islandais du XXème siècle. Lorsqu’on lit ses poèmes, on a l’impression d’entendre une symphonie : il y a une telle musicalité dans ses vers qu’on en sort totalement enivré. […] Quand j’ai commencé à écrire de la prose, j’ai senti la musique couler à mesure que j’écrivais, elle était en moi. »
Un roman islandais
Bien que sa portée soit universelle, Ton absence n’est que ténèbres est un roman profondément ancré en Islande, un pays qui fait preuve d’un profond attachement à sa langue et à sa tradition littéraire, toutes deux très anciennes. « En Islande, la question de la langue a évidemment été toujours très importante. Et ce qui nous définit comme Islandais, c’est notre langue. Cela a des bons côtés, et des mauvais, parce qu’on peut parfois être témoins d’une sorte de fascisme de la langue. L’islandais est très compliqué grammaticalement, et quand j’étais enfant, ceux qui n’étaient pas bons en grammaire, c’est à peine si on les autorisait à prendre la parole. […] Et nous avons aussi une littérature très ancienne, les sagas, qui datent du XIIIème siècle, et également de la poésie qui remonte au Xème siècle. On a l’impression que tous ces textes conservent la mémoire d’une époque oubliée et disparue depuis très longtemps. Je pense que cela influence la manière dont on regarde le passé. La langue islandaise qui est parlée aujourd’hui est à peu près la même qu’il y a 1000 ans. Je n’arrive pas à m’ôter de la tête que les morts sont capables de nous lire. Si bien que lorsqu’on écrit en islandais, on écrit aussi bien pour les vivants que pour les morts. Pour cette raison, il est beaucoup plus enviable d’être mort en Islande qu’en France : ceux qui sont morts en Islande il y a 1000 ans peuvent toujours lire nos livres, alors qu’en France ceux qui sont morts il y a 1000 ans ne peuvent plus lire le français contemporain. Ils n’ont pas lu toute la littérature moderne et ils ne la connaissent pas. Et c’est pour cela qu’en Islande les fantômes sont heureux. »
Un roman de la mémoire
Les morts sont capables de nous lire et ils sont également dotés de parole, comme le témoigne ces phrases prononcée par l’un d’eux dans Ton absence n’est que ténèbres :
Écrivez, et nous n’oublierons pas.
Écrivez, et nous ne serons pas oubliés.
Écrivez, parce que la mort n’est qu’un simple synonyme de l’oubli.
Car Ton absence n’est que ténèbres est un roman de la mémoire, un récit qui évoque le passé d’une famille sur plus de six générations, afin que tous se souviennent des défunts, ces morts qui ont disparu dans les ténèbres de l’oubli. « Nous avons le devoir de nous souvenir. Oublier c’est trahir la vie. » dit Pall, un des personnages du roman. « C’est la différence entre la grande histoire, l’histoire de l’humanité, et la littérature » explique Jón Kalman Stefánsson. « Lorsque la littérature parcourt du regard la grande scène qu’est l’histoire du monde, elle voit ces petites vies, ces petits personnages. Et parfois, les plus belles vies sont celles qui traversent le temps sans que personne ne les remarque. Parce que ces vies sont belles, débordantes de contenu, à leur manière tout à fait discrètes. J’aime beaucoup écrire sur ce type de personnes et je considère que l’un des rôles de la littérature c’est d’écrire sur des vies qui ont disparu, qui ne sont plus. »

Ton absence n’est que ténèbres
Jón Kalman Stefánsson
Eric Boury (traduction)
Grasset, 2022, 608 pages.