Jón Kalman Stefánsson: « En Islande, les fantômes sont heureux »

L’auteur islandais, lauréat du Prix Jean Monnet 2022 pour son roman Ton absence n’est que ténèbres, a évoqué avec nous son rapport à l’écriture, la culture islandaise, son goût pour la musique et le rôle de la littérature. Une rencontre lumineuse.

Ton absence n’est que ténèbres, c’est d’abord une atmosphère, celle d’un petit village perdu à l’ouest de l’Islande, dans la région des fjords. Un homme, le narrateur, est assis dans une église. Il a perdu la mémoire et ne sait même plus comment il s’appelle. Lorsqu’il se rend dans le petit cimetière jouxtant l’église, une femme vient vers lui, lui sourit et lui dit qu’elle est heureuse de le revoir. Le récit de Jón Kalman Stefánsson se déploie alors, racontant l’histoire de la mère de cette femme, enterrée dans le cimetière, puis celle d’autres personnages d’une même famille, mêlant les vies et les destins, le passé et le présent.

Un écrivain qui s’efface derrière son récit

Choisir un narrateur amnésique pour raconter cette saga familiale permet à l’écrivain islandais de rendre la plus transparente possible la narration, d’éviter que le narrateur, double de l’écrivain, ne s’interpose entre le récit et le lecteur:
« J’ai pensé que c’était une bonne idée d’avoir un narrateur amnésique, dans l’espoir que toutes les histoires et tous les personnages que j’allais rencontrer sur ma route passeraient à travers cet auteur narrateur sans que son identité soit un empêchement, un frein ou une gêne. Parce que je m’inquiète parfois que la personnalité de l’écrivain puisse agir comme un filtre entre le lecteur et les personnages ou les histoires racontées dans un livre. Et d’autant plus maintenant que, depuis une vingtaine d’années, il existe de plus en plus d’autobiographies littéraires où l’auteur avec son nom et son visage est au cœur de la narration, et fait écran à la narration. En d’autres termes, je m’inquiète parfois du fait que l’écrivain puisse sembler plus important aux yeux des lecteurs que l’histoire elle-même, que la littérature elle-même. Et ça ce n’est pas une bonne chose, car la bonne littérature et la poésie sont toujours plus grandes que l’auteur, que l’homme ou la femme qui les a créées. Parce que l’écrivain est amené à mourir, mais ses écrits, sa littérature, ses livres eux ne meurent pas. »

Un récit mêlant passé et présent

Dans ce récit familial que nous propose Jón Kalman Stefánsson, le passé vient éclairer et compléter le présent : l’un et l’autre se répondent, contractant les siècles et les générations, abolissant les frontières temporelles. « Je m’y prends ainsi pour écrire car j’écris comme je pense et comme je perçois la vie » explique l’auteur islandais. « Quand je commence à évoquer ou décrire un personnage, son passé surgit subitement des profondeurs et exige que je m’intéresse à lui. Il semble que pour comprendre un personnage, il est nécessaire de comprendre et connaître son passé. On peut observer que dans toutes les familles, il y a des composantes, des caractéristiques qui traversent les générations, reviennent de générations en générations. Par conséquent, si on veut comprendre un individu, on doit peut-être justement se frayer un chemin dans son arbre généalogique, dans sa famille, à travers ses ancêtres. »

Un hommage à la musique

Une des composantes qui traversent les générations, c’est la musique, omniprésente dans Ton absence n’est que ténèbres, preuve de l’attachement qu’éprouve l’auteur à son égard. « La musique a toujours été extrêmement importante dans ma vie. J’ai toujours écouté de la musique et elle est dans mon sang, dans mes gênes, elle m’habite entièrement. La famille de ma mère compte la plus grande chanteuse d’opéra que l’Islande ait eue, et l’un des plus grands poètes islandais du XXème siècle. Lorsqu’on lit ses poèmes, on a l’impression d’entendre une symphonie : il y a une telle musicalité dans ses vers qu’on en sort totalement enivré. […] Quand j’ai commencé à écrire de la prose, j’ai senti la musique couler à mesure que j’écrivais, elle était en moi. »

Un roman islandais

Bien que sa portée soit universelle, Ton absence n’est que ténèbres est un roman profondément ancré en Islande, un pays qui fait preuve d’un profond attachement à sa langue et à sa tradition littéraire, toutes deux très anciennes. « En Islande, la question de la langue a évidemment été toujours très importante. Et ce qui nous définit comme Islandais, c’est notre langue. Cela a des bons côtés, et des mauvais, parce qu’on peut parfois être témoins d’une sorte de fascisme de la langue. L’islandais est très compliqué grammaticalement, et quand j’étais enfant, ceux qui n’étaient pas bons en grammaire, c’est à peine si on les autorisait à prendre la parole. […] Et nous avons aussi une littérature très ancienne, les sagas, qui datent du XIIIème siècle, et également de la poésie qui remonte au Xème siècle. On a l’impression que tous ces textes conservent la mémoire d’une époque oubliée et disparue depuis très longtemps. Je pense que cela influence la manière dont on regarde le passé. La langue islandaise qui est parlée aujourd’hui est à peu près la même qu’il y a 1000 ans. Je n’arrive pas à m’ôter de la tête que les morts sont capables de nous lire. Si bien que lorsqu’on écrit en islandais, on écrit aussi bien pour les vivants que pour les morts. Pour cette raison, il est beaucoup plus enviable d’être mort en Islande qu’en France : ceux qui sont morts en Islande il y a 1000 ans peuvent toujours lire nos livres, alors qu’en France ceux qui sont morts il y a 1000 ans ne peuvent plus lire le français contemporain. Ils n’ont pas lu toute la littérature moderne et ils ne la connaissent pas. Et c’est pour cela qu’en Islande les fantômes sont heureux. »

Un roman de la mémoire

Les morts sont capables de nous lire et ils sont également dotés de parole, comme le témoigne ces phrases prononcée par l’un d’eux dans Ton absence n’est que ténèbres :

Écrivez, et nous n’oublierons pas.
Écrivez, et nous ne serons pas oubliés.
Écrivez, parce que la mort n’est qu’un simple synonyme de l’oubli.

Car Ton absence n’est que ténèbres est un roman de la mémoire, un récit qui évoque le passé d’une famille sur plus de six générations, afin que tous se souviennent des défunts, ces morts qui ont disparu dans les ténèbres de l’oubli. « Nous avons le devoir de nous souvenir. Oublier c’est trahir la vie. » dit Pall, un des personnages du roman. « C’est la différence entre la grande histoire, l’histoire de l’humanité, et la littérature » explique Jón Kalman Stefánsson. « Lorsque la littérature parcourt du regard la grande scène qu’est l’histoire du monde, elle voit ces petites vies, ces petits personnages. Et parfois, les plus belles vies sont celles qui traversent le temps sans que personne ne les remarque. Parce que ces vies sont belles, débordantes de contenu, à leur manière tout à fait discrètes. J’aime beaucoup écrire sur ce type de personnes et je considère que l’un des rôles de la littérature c’est d’écrire sur des vies qui ont disparu, qui ne sont plus. »

Note : 5 sur 5.

Ton absence n’est que ténèbres
Jón Kalman Stefánsson
Eric Boury (traduction)
Grasset, 2022, 608 pages.

Lettres du monde : le goût des rencontres

Voici tout l’enjeu du festival Lettres du monde qui débute vendredi 17 novembre à Bordeaux : faire venir des auteurs étrangers et les emmener là où ils ne seraient pas allés seuls en Nouvelle-Aquitaine, à la rencontre des lecteurs. Ce que la littérature du monde fait de mieux s’approche de nous. Découverte d’un festival itinérant.

Un festival dédié à littérature étrangère

Depuis 19 ans, le festival Lettres du monde fait entendre des voix venues du monde entier en Nouvelle-Aquitaine. Et cette année ne dérogera pas à l’esprit fondateur. « Le festival poursuit avec détermination son travail de lecture du monde », assure Alexandre Péraud, son président. Le coup d’envoi du festival sera d’ailleurs donné par l’Ukrainien Andreï Kourkov, invité d’honneur du festival et témoin incontournable de la guerre qui se joue actuellement en Europe. 

Il ne sera pas seul : quinze auteurs de douze pays différents se croiseront pendant les dix jours que dure le festival et interrogeront le thème de cette édition : « Le meilleur des mondes ? » Chacun à leur manière. Par l’entremise d’un thriller médiéval avec le Catalan Luis Llach. En défendant les minorités avec le Haïtien Louis-Philippe Dalembert. Sous l’angle de l’intime avec la grande auteure américaine Laura Kasischke. Le programme est riche et dense, articulé autour de rencontres uniques. Il n’en faut pas moins pour « penser le monde, l’interroger, le raconter, faire vivre le désir de partage », résume Martine Laval, conseillère littéraire du festival.

Un festival unique en Nouvelle-Aquitaine

L’Américain Douglas Kennedy à Mont-de-Marsan dans les Landes, le Franco-Vénézuélien Miguel Bonnefoy à la librairie Le gang de la clé à molette à Marmande et la Franco-Iranienne Maryam Madjidi à Casseneuil dans le Lot-et-Garonne, le Brésilien Pedro Cesarino à Brive-la-Gaillarde en Corrèze, le Colombien Santiago Gamboa à la médiathèque de Biarritz dans les Pyrénées-Atlantiques, le Suisse Joseph Incardona à La Tremblade en Charente-Maritime,… « Ce n’est pas un salon du livre, explique la directrice du festival, Cécile Quintin, les auteurs bougent tous les jours. »  Son premier challenge est d’ailleurs de trouver des auteurs qui acceptent ce genre de proposition.

Ce qui est intéressant, c’est d’amener des auteurs étrangers dans des petites villes et communes rurales. C’est un moment unique dans l’année, pour les organisateurs et les lecteurs.

Cécile Quintin

Puis de demander aux médiathécaires et libraires quels auteurs ils/elles veulent recevoir. Un système de voeux permet de leur laisser le choix tout en tenant compte des disponibilités des auteurs. « Plus ils/elles sont motrices dans le choix des auteurs, mieux c’est. Car après, ils/elles font un gros travail de fond sur le terrain. Ce sont eux et elles qui font connaître les auteurs, circuler les livres et qui motivent les lecteurs. »

Dans cette interview réalisée le 27 octobre dernier, Cécile Quintin revient sur les enjeux de ce festival littéraire itinérant.

Cette année, le festival Lettres du monde visitera trente-cinq villes de Nouvelle-Aquitaine et organisera soixante rencontres. Il y en a forcément une près de chez vous !

Entre tradition et modernité, la vie d’une femme en Croatie (selon Jurica Pavičić)

Dans La femme du deuxième étage, le Croate Jurica Pavičić décortique par le menu la vie d’une jeune femme meurtrière dans une Croatie en pleine mutation. Un roman sur les rouages d’une famille méditerranéenne.

Tout aurait été différent si elle n’était pas allée à cette fête avec son amie Suzana. Ces mots, Bruna se les répète depuis sa cellule de la prison de Posera où elle purge une longue peine pour le meurtre de sa belle-mère. Mais qu’est-il passé par la tête de cette jeune femme moderne et travailleuse ? Comment en est-elle arrivée à commettre ce geste fatal ? C’est ce que s’emploie à comprendre Jurica Pavičić dans ce roman.

Par le menu, il décortique la vie de Bruna. Jeune femme discrète et moderne, elle vit dans le Split d’aujourd’hui où elle occupe un emploi dans un cabinet comptable dont le revenu lui assure une indépendance. Elle est libre de ses choix et de ses sorties; c’est d’ailleurs au cours d’une soirée qu’elle rencontre Frane Saric, un marin, qui la séduit et qu’elle épouse rapidement. Un peu trop rapidement. Elle n’écoute pas ce pressentiment qui l’avertit pourtant du danger à venir et qui la taraude une nuit durant. « S’ils se mariaient ils emménageraient à l’étage au-dessus d’Anka Saric [ndlr : la mère de Frane]. Cet étage chez les Saric, ça ne lui plaisait pas. »

Une prise de conscience

Le piège se referme sur Bruna après qu’elle a emménagé au deuxième étage de la maison familiale. Elle s’y sent sous surveillance, perd son indépendance, se soumet au rythme de vie de sa belle-mère Anka et à ses exigences. « Cette relation entre belle-mère et belle-fille est névralgique, explique Jurica Pavičić. Deux femmes luttent pour le même prince. C’est très fort dans les familles méditerranéennes où les gens vivent ensemble. Sur le littoral croate, on voit souvent des immeubles où la famille habite. Il y a un étage par enfant. C’est assez totalitaire. » Ce n’est que progressivement que Bruna prend conscience qu’elle ne mène pas la vie qu’elle souhaiterait.

Bruna fut prise d’un sentiment nouveau, d’une sale méchante humeur. Elle se voyait tout à coup sous la lumière crue d’un projecteur. Elle était assise dans la cuisine d’une autre […] Cette maison était en vérité celle d’Anka. […] Le sentiment d’être chez elle avait disparu, balayé d’un revers de main. Elle trempait son couteau dans la confiture et se disait : ça va être dur. 

Démunie face à cette relation de domination-soumission qu’exerce Anka sur elle, Bruna se sent seule. Personne dans son entourage n’est prêt à entendre que sa vie de femme mariée ne lui convient pas.

La Croatie d’aujourd’hui

Car même aujourd’hui, une femme se doit d’être mariée. « Le chemin vers l’émancipation n’est pas simple en Europe de l’Est. La liberté des femmes était inscrite dans le projet socialiste, mais la chute du régime a provoqué le retour en force des conservateurs catholiques », explique l’auteur, également journaliste. La femme du deuxième étage reprend d’ailleurs des thèmes qu’il connaît bien : les mutations économiques et sociales de la Croatie.

Ce sujet, Jurica Pavičić l’avait magnifiquement traité dans L’eau rouge, à la fois enquête et drame intime qui croisait les destins personnels à l’évolution historique de la Croatie de la chute du communisme à l’essor actuel de l’industrie touristique, en passant par la terrible crise économique des années 90 et la guerre. Si l’auteur reste fidèle à ces thèmes qui agitent la société croate actuelle, il les fait se heurter, dans La femme du deuxième étage, à la persistance de certaines traditions incarnées par le personnage d’Anka. « Je suis fasciné par le fait que l’histoire des personnages soit affectée par des événements historiques plus grands, plus larges qu’eux », explique-t-il.

Malgré un sujet intéressant, des personnages attachants et une construction travaillée, le roman peine à convaincre. On regrette que la traduction laisse traîner quelques coquilles…

Note : 2.5 sur 5.

Jurica Pavičić
La femme du deuxième étage
Olivier Lannuzel (traduction)
Éditions Agullo, 2022, 224 pages.

Au nom du père (Carnet de mémoires coloniales)

Dans un livre adressé à son père, l’auteure portugaise Isabela Figueiredo raconte son enfance au Mozambique, avant l’indépendance. Un témoignage sans fard où elle règle ses comptes avec l’idéologie coloniale.

Il a fallu plusieurs décennies à Isabela Figueiredo pour parvenir à traduire en mots les premières années de son existence au Mozambique, une enfance enfouie au plus profond de sa mémoire. Car lorsqu’elle arrive au Portugal en 1975 à l’âge de treize ans, personne n’a envie d’entendre le récit de ces retornados, ces Portugais revenus des colonies après les guerres d’indépendance.

La mort de son père, survenue en 2001, agit comme un détonateur : après des années de silence, Isabela Figueiredo s’autorise à faire surgir les mots, à donner vie à ce récit qu’elle dédie à son père, elle cette « petite Noire blonde » née sur une terre d’emprunt, le Mozambique auquel elle reste viscéralement attachée. Elle y raconte le colonialisme, le racisme et la violence des Portugais à l’égard de la population africaine, mais aussi l’amour infini pour ce père à l’idéologie nauséabonde, incarnation du colon blanc.

Les mots qui jaillissent de la plume d’Isabela Figueiredo ne sont pas de ceux qu’on utilise comme décor, pour embellir une phrase ou séduire le lecteur. Pour traduire le comportement des Blancs et leur violence à l’égard des Noirs, l’auteure choisit un vocabulaire emprunté à l’idéologie coloniale. Une façon peut-être d’exorciser le mal dont elle a été témoin et dont elle se sent coupable encore aujourd’hui.

La langue d’Isabela Figueiredo est crue, directe, saturée par une terminologie raciale qui mène au bord de la suffocation.[…] L’auteur doit dire ce monde d’autrefois dans les termes en vigueur à l’époque. Il lui faut retrouver l’atmosphère et les comportements du passé. Briser le silence n’est possible qu’à cette condition.

Léonora Miano, Préface

Durant ses années mozambicaines, Isabela Figueiredo est déchirée entre son appartenance au peuple colonisateur et son attachement à cette terre qui l’a vue naître. « Je pensais que mon âme était noire », confesse celle qui aurait voulu s’asseoir sur les genoux du vieux Manjacaze pour s’enivrer de ses récits d’Afrique.

Car même si le colonialisme impose une séparation entre les Blancs et les Noirs, Isabela se sent attirée par ce peuple noir, fascinée par ces femmes dont elle imite la démarche, séduite par la beauté de leurs corps qui ondulent. Elle ne se lasse pas d’observer leurs pieds nus qui foulent le sol, alors que ses pieds de petite fille blanche sont contraints dans des chaussures étroites, l’empêchant de fouler la terre africaine.

Je pouvais, en chemin, me déchausser en cachette dans les buissons et marcher clandestinement, sans souliers, pour vérifier si mes pieds pouvaient être comme les pieds des Noirs, aux orteils écartés et à la plante endurcie, fendillée.

Le questionnement identitaire se fait plus insistant lorsque l’auteure raconte son départ pour le Portugal à treize ans, un éloignement vécu comme un déracinement. À l’heure où le Mozambique gagne son indépendance, les parents d’Isabela l’envoient vivre chez sa grand-mère au Portugal, leur pays de naissance. Un autre chapitre de sa vie commence alors, loin de sa terre natale à elle, dans un pays qu’elle ne connaît pas et qui ne veut rien savoir de ces colons revenus en métropole.

Carnet de mémoires coloniales est un récit nécessaire qui vaut mieux que tous les livres d’histoire sur le sujet: un récit intime raconté à hauteur d’enfant, un point de vue inédit sur le colonialisme et un chant d’amour au père et à la terre africaine.

Note : 4 sur 5.

Carnet de mémoires coloniales
Isabela Figueiredo
Myriam Benarroch et Nathalie Meyroune (traduction)
Léonora Miano (préface)
Éditions Chandeigne, 2021, 240 pages.


Un documentaire sur un lieu de CREATION littéraire

Dans La Vie de Chalet, la réalisatrice Mélanie Gribinski dresse un portrait d’une résidence d’écriture emblématique de la Nouvelle-Aquitaine : le chalet Mauriac. Une jolie occasion de découvrir un outil régional dédié à la création et un lieu exceptionnel.

Cinq chambres, trois bureaux, une bibliothèque et une cuisine. C’est dans cette maison bourgeoise du 19ème siècle située à Saint-Symphorien en Gironde, au cœur d’un grand parc en lisière du massif forestier landais, que l’écrivain François Mauriac, prix Nobel de littérature en 1952, venait en vacances. Devenue propriété de la région Nouvelle-Aquitaine, elle est aujourd’hui une résidence d’écriture parfaitement intégrée à l’écosystème régional du livre. 

La réalisatrice Mélanie Gribinski y a promené sa caméra pour saisir la vie et le travail dans cette superbe demeure de bois et de briques où près de 300 auteurs et autrices de cinéma, de roman, de poésie, de traduction, de bande-dessinée, de littérature jeunesse, etc. ont passé plusieurs mois.

Portrait d’un lieu de création

Mélanie Gribinski a choisi de montrer la vie dans le chalet Mauriac comme on fait un portrait, en plan serré. Les interviews d’auteurs, la caméra qui les suit dans l’escalier de bois, les moments de travail dans la bibliothèque ou dans une chambre, les repas dans la cuisine ou les moments de détente dans le parc sont autant d’éléments qui donnent à voir, de près, cette résidence d’écriture girondine. « J’ai dû faire à peu près 45 portraits. J’adorais venir ici, faire la route au travers des pins pour passer du temps avec quelqu’un que je ne connaissais pas », raconte-t-elle.

Celle qui commença sa carrière comme photographe portraitiste filme avec douceur et respect la vie et surtout le travail de création. Les artistes accueillis, dotés d’une bourse, sont là pour travailler. Le temps qu’offre la résidence est « un passage où l’on peut se consacrer à l’écriture », rappelle l’écrivain Markus Malte. Avec subtilité et une vraie esthétique, la réalisatrice montre le calme studieux qui enveloppe le chalet en journée – et parfois la nuit. Ce calme où affleure tout juste le bruit feutré du travail d’écrivain. Des doigts qui pianotent sur un clavier, des pas dans un escalier, des chaises qui roulent, de l’eau qui coule, des murmures. Les œuvres qui se construisent, les pages qui se noircissent.

Les auteurs, pour beaucoup, n’ont pas de statut. L’exercice de la « profession » d’auteur est complexe. Les résidences sont des moments d’apaisement où les auteurs peuvent créer.

Patrick Volpilhac

Il y a dans ce documentaire de très beaux moments, de ceux où le temps semble suspendu. Dans une séquence émouvante, Chantal Durros, l’intendante du chalet, explique s’attacher à connaître et respecter les rythmes de travail propres à chaque résident…

Une existence fragile

La vie de chalet (c) Melanie Gribinski

La Vie de Chalet questionne également le rapport entre la création et les politiques culturelles. Si la résidence d’écriture installée dans le chalet Mauriac semble bien intégrée à la politique de création de la région, son existence reste pour le moins fragile dans la mesure où son fonctionnement est intimement lié aux décisions politiques. « Chaque fois que l’on présente les dossiers culturels, les deux-tiers sont fusillés debout par le RN [ndlr : Rassemblement National] », rappelle Alain Rousset, le président de la région Nouvelle-Aquitaine. Et cela a de quoi inquiéter. L’économie du livre est précaire, les gains sont faibles, rarement à la hauteur des dépenses et du temps engagés pour l’écriture. En cela, La Vie de Chalet rappelle avec justesse le poids du politique dans la décision de faire vivre une structure culturelle.

Construit autour d’interviews montées selon de grandes thématiques – le travail de création, l’accompagnement de la résidence, les liens noués entre les résidents, la localisation dans une commune rurale du sud de la Gironde – le documentaire séduit surtout par son traitement du travail en train de se faire et de la vie dans cette résidence d’écriture. S’il donne par moment le sentiment de répondre à une commande institutionnelle et se contente d’évoquer les liens des résidents avec le village de Saint-Symphorien nous laissant sur notre fin, La Vie de Chalet montre ce qui est rarement filmé : le lien entre création et politique culturelle. 

À voir sur la plateforme France.tv jusqu’au 29 octobre 2022.

La Vie de Chalet
Mélanie Gribinski
Documentaire
53 mn
Co-production ALCA Nouvelle-Aquitaine et Les Productions du Lagon, 2022.

V13

« Jour après jour, nous allons écouter des expériences extrêmes de mort et de vie, et je pense qu’entre le moment où nous entrerons dans la salle d’audience et celui où nous en sortirons, quelque chose en nous tous aura bougé. On ne sait pas ce qu’on attend, on ne sait pas ce qui arrivera. On y va. »
Emmanuel Carrère, V13.

LES ANNEES SUPER 8 : autobiographie intime et universelle

La romancière Annie Ernaux cosigne avec son fils David un documentaire réalisé à partir de films familiaux tournés entre 1972 et 1981. Tout à la fois histoire familiale et récit d’une époque, ce moyen métrage touchant s’inscrit pleinement dans l’oeuvre d’Annie Ernaux.

Sur les images surannées, il y a une femme dont les cheveux châtains sont retenus dans un foulard bariolé. Si elle « semble toujours se demander ce qu’elle fait là», c’est bien elle, Annie Ernaux, discrète, un peu figée devant cette caméra intimidante – une caméra Super 8 – que son mari, Philippe Ernaux, acheta en juin 1972. Le couple vient de s’installer à Annecy en Haute-Savoie, avec ses deux enfants et il entend de la sorte « garder la trace des bonheurs et des choses belles, filmer ce que jamais on ne verra deux fois ». Toujours derrière la caméra, Philippe capture ainsi les moments extraordinaires de la vie d’une famille de la classe moyenne : anniversaires, fêtes de famille, et bien sûr les voyages.

Bande-annonce, Les années Super 8, film d’Annie Eranux et de David Ernaux, 2022

Un témoignage d’un époque et d’une classe sociale

Le commentaire écrit et dit par Annie Ernaux fait tout l’intérêt de ce documentaire. Il donne à voir une réalité subtile, de celle que l’on ne montre pas sur ces images destinées à ne capter que le bonheur familial et à n’être diffusées que devant un auditoire restreint les weekends de mauvais temps ou d’hiver. Si les images montrent l’intérieur du logement de la famille, le canapé gris bleu, les objets de valeur et les motifs chargés de la tapisserie, si elles convoquent une certaine nostalgie en montrant la mère d’Annie qui vit alors au domicile du couple et de ses enfants, le texte d’Annie Ernaux met en avant un mal-être plus profond, une quête de soi intime : « Derrière tout cela, je mets une autre réalité, explique-t-elle. J’écris les après-midis sur ce qui m’a séparé de mon milieu social. »

L’auteure poursuit en cela son oeuvre d’observation de la société avec son style, une écriture blanche, qu’elle pose ici sur des images. Un peu comme son roman Les années, chef-d’oeuvre paru en 2008, qui bien qu’écrit à la première personne est le récit collectif d’une époque, Les années Super 8 à travers les films d’une famille, sa famille, est aussi le témoignage d’une classe sociale – la classe moyenne, d’une époque – les années 70, et de l’existence d’une femme – Annie Ernaux, mère de famille, fille et romancière.

Des images rares

Dans ce documentaire entièrement constitué d’images extraites de films familiaux, les voyages qu’effectue la famille tiennent une place majeure. Du Chili à Londres, en passant par l’Espagne et le Portugal, les Ernaux découvrent le tourisme international en même temps que les Français. Un tourisme qui se pratique à l’écart des populations locales faisant de certaines images de rares et précieux documents.

Les films sur l’Albanie et le Maroc ont un intérêt documentaire évident. Quand les Ernaux partent en Albanie en 1975 le pays est verrouillé par le régime communiste et rien ne peut être filmé sans l’autorisation de l’interprète qui les accompagne. Quant aux trois semaines de « désoccupation profonde » passées au Maroc, pratiquement exclusivement dans un hôtel à Tanger, Annie Ernaux retient surtout le silence du personnel.

Plus émouvant, la romancière constate un lent et inéluctable effacement de sa présence sur les images filmées par son mari, parallèlement au délitement de son couple. Elle raconte les disputes récurrentes lors de leur voyage en Espagne : « Dans ce tête-à-tête permanent éclatent les conflits. Je notais dans mon journal : je suis de trop dans sa vie. »

Les années Super 8 est un très beau témoignage d’une époque et d’une classe sociale, comme sait parfaitement le faire Annie Ernaux. Touchant et nostalgique, le film raconte aussi la romancière et son puissant désir d’émancipation par l’écriture. En cela, il est à inscrire dans son oeuvre.

À voir sur Arte.tv

Les années Super 8
Un film de Annie Ernaux et David Ernaux
Les Films Pelléas
2022

« Le Tiroir à cheveux » d’Emmanuelle Salasc

D’une écriture épurée, Emmanuelle Salasc raconte le quotidien d’une jeune mère de deux enfants, dont l’un lourdement handicapé. Un récit doux-amer, délicat et sensuel.

On entre dans ce roman par les sensations. Une jeune femme d’à peine 18 ans rafraîchit le corps de Titouan, son petit enfant qui transpire. Elle « met de l’air sur son torse », caresse ses cheveux dont « la frange en désordre a la couleur des mains gourmandes noircies par les châtaignes ». Les cheveux de son fils aîné de cinq ans, Pierre ont des nuances plus claires, et « les blonds dorés se faufilent sur et sous les blonds nacrés ». Les cheveux la fascinent, ceux de ses fils comme ceux des garçons qu’elle fréquente et des gens qu’elle côtoie. Ce n’est pas un hasard si elle travaille dans un salon de coiffure et shampouine les têtes, masse, démêle et embellit les cheveux : elle cultive avec soin ce lien sensuel et sincère qu’elle tisse avec les autres.

J’aime les cheveux, même gras, rêches, épais. Mats, soyeux, souples au toucher, moites. J’aime toucher les cheveux. Regarder de près leurs formes, leurs couleurs, leurs textures. Et m’approcher des têtes, par derrière, par côté. J’aime surprendre les mouvements des mèches. Les renifler en douce.

Candide et peu instruite, elle a quitté l’école à 15 ans pour s’occuper de son fils Pierre, son « bout de lune », un enfant vivant mais absent au monde, atteint d’un lourd handicap de naissance. Les premiers temps, elle vit à la gendarmerie avec ses parents, puis occupe ensuite un minuscule appartement qu’elle loue grâce à son salaire de coiffeuse. Les garçons de son âge abusent de sa candeur, les femmes de la gendarmerie la jugent sévèrement, mais elle mène sa vie comme elle peut, au jour le jour, tentant de fonder avec ses fils un semblant de famille, la sienne propre, aussi fragile et bancale soit elle.

Le handicap de Pierre, omniprésent, n’est jamais réellement nommé. Il est là, c’est ainsi. La jeune mère l’éprouve au quotidien, à travers le regard des autres et la difficulté qu’elle éprouve à communiquer avec cet enfant aveugle et sourd. Ce corps « lourd et encombrant l’embarrasse », elle le (sup)porte comme elle peut, au propre comme au figuré, et c’est déjà bien.

Le portrait de cette jeune femme est délicatement dessiné par Emmanuelle Salasc, d’une écriture à la fois simple et sensible. Les phrases sont courtes, les mots traduisent le réel, sans fioritures, sans travestissement. Les corps, les gestes et les regards évoquent les sentiments et comblent les silences, plus habilement que les mots.

Note : 4 sur 5.

Le tiroir à cheveux
Emmanuelle Salasc
Éditions P.O.L, 2022, 160 pages.

Le goûter du lion (l’hymne à la vie)

Dans un roman qui vient de paraître, l’auteure japonaise Ito Ogawa évoque la fin de vie paisible et apaisée d’une jeune femme atteinte d’un cancer. Un récit délicat et poétique.

Âgée de trente-trois ans, Shizuku est sur le point de perdre son combat contre le cancer. Se sachant condamnée, elle choisit de quitter son appartement du centre-ville et prend le bateau pour l’île aux citrons, dans la mer intérieure du Japon. Là-bas, elle est accueillie dans une maison destinée aux personnes en fin de vie, la Maison du Lion, un havre de paix tenu par une gérante empathique et douce, Madonna.

Je n’avais plus qu’une envie : me reposer en contemplant la mer. Je voulais dormir d’un sommeil paisible, sans avoir les bras hérissés de tuyaux. C’était ce qui m’avait poussée à choisir la Maison du Lion. Car c’était le seul endroit d’où l’on pouvait voir la mer à chaque minute de la journée.

Même si La Maison du Lion est un lieu où l’on se rend pour mourir, Shizuku quitte progressivement ses habits de tristesse et son abattement pour se reconnecter à l’essentiel. Progressivement, au contact d’une nature qui apaise l’âme et les tourments du corps, Shizuku se sent plus vivante que jamais. Son horizon se dégage, elle s’apaise, savoure le temps qui s’offre encore à elle, envisage la mort avec sérénité.

Dans la Maison du Lion, les petits bonheurs qui illuminent son quotidien sont nombreux, à commencer par les goûters du dimanche où chaque pensionnaire peut, à tour de rôle, commander son goûter préféré aux cuisinières, un plaisir gustatif dont tous les convives se délectent. Chaque bouchée est l’occasion d’accueillir des émotions réconfortantes, le souvenir d’un être aimé, un événement agréable. Une manière de faire le bilan de la vie écoulée, de boucler la valise des souvenirs heureux avant d’effectuer la grande traversée.

Une fois encore avec ce roman, Ito Ogawa nous transporte dans un récit poétique d’une extrême délicatesse. La contemplation de la mer, le bruit que font les feuilles de citronniers dansant dans le vent, la musique que Shizuku écoute au réveil, le goût sucré d’un dessert ou la saveur d’un thé vert… L’auteure japonaise évoque des sensations simples, des émotions pures, et parvient à toucher par sa profonde sensibilité.

En évoquant la fin de vie, Ito Ogawa n’écrit pas un roman sur la fin, mais un roman sur la vie. Elle nous propose de repenser notre rapport à l’existence, au temps qui s’écoule et au monde qui nous entoure. Avec Le goûter du lion, elle adresse au lecteur une invitation à ralentir, à savourer les instants précieux de la vie, à se connecter à ses sensations et, en un sens, à apprendre à vivre pour mieux savoir mourir.

Note : 4.5 sur 5.

Le goûter du lion
Ito Ogawa
Déborah Pierret-Watanabe (traduction)
Éditions Picquier, 2022, 272 pages.

Les corps solides : la DIGNITE selon Joseph Incardona

Avec Les corps solides, l’écrivain italo-suisse Joseph Incardona signe une satire de la société de consommation sur fond de drame social. Un roman sur la dignité humaine à l’ironie mordante.

Anna, la quarantaine, vit dans le sud du Médoc, au bord de l’océan avec son fils adolescent, Léo. Anna est une femme libre et indépendante. Elle s’est établie là, entre les forêts de pins au parfum mentholé, l’océan au goût salé et le soleil chaud d’été, par choix. Surfeuse, elle pratique régulièrement sa passion, qu’elle transmet à son fils.

Elle vit de la vente de poulets rôtis sur les marchés locaux. Un vie de peu, certes, mais au contact de la nature avec la possibilité de faire du surf sur cet océan houleux à l’horizon sans limite. Ainsi s’écoule sa vie au rythme des marées, dans l’attente de la vague et le plaisir de la glisse.

Jusqu’à l’accident de la route qui lui fait perdre son camion-rôtisserie. Et comme elle est en tort, l’assurance ne l’aidera pas. Sa vie bascule. Les dettes s’accumulent. Son fils, paniqué, fait de mauvais choix et semble tomber dans la délinquance. De modeste, sa vie semble tirer inéluctablement vers la pauvreté. Que faire ? Elle entrevoit une solution lorsque son fils l’inscrit à un jeu télévisé au concept aussi simple que simpliste : toucher une voiture d’une valeur de 50 000 euros le plus longtemps possible. Acculée, Anna tente sa chance.

Un roman sur la dignité

Jusqu’où peut-on aller pour survivre en reniant ses valeurs, interroge Joseph Incardona. « Anna qui a toujours lutté pour son indépendance, montrant l’exemple à son fils, devient son propre paradoxe. Le compromis vous fait baisser la garde. » Entre honte, lassitude et désespoir, Anna va traverser ce jeu cynique, symbole de la société de consommation, en lutte contre elle-même. De personnage ordinaire au début, elle se révèle être une formidable battante dont la force de caractère impressionne.

Les jeux du cirque

La réussite de ce roman réside dans sa description du cynisme de la classe dirigeante et de la collusion entre les mondes politique et économique. « On veut nous faire croire que le politique tient les rênes de la société. En réalité, je crois qu’aujourd’hui c’est la finance, l’économie, qui détient le vrai pouvoir », explique Joseph Incardona. D’ailleurs, la présidente de la république du roman accède à la requête d’une grande entreprise de l’automobile qui souhaite bénéficier de la large audience d’une chaîne de télévision publique pour promouvoir son dernier produit, pensant pouvoir ainsi remonter le moral du peuple qui l’a élue. Un peu naïf, pensez-vous ? Pourtant, elle ne perd pas vraiment à la fin…

Le portrait de la conceptrice du jeu, l’ordinaire Mylène Labarque est un régal. Depuis son jardin de banlieue où elle cultive ses fruits et légumes bio, Mylène Labarque invente tranquillement un jeu avilissant où l’élimination de l’autre est la règle, où l’esprit de compétition écrase le plaisir de jouer (inexistant). À travers ce personnage, l’auteur fustige allègrement ce « bon sens de terroir » quand il est mis « au service de l’exploitation mercantile » … Jubilatoire.

Il a fallu un peu plus d'un an et six personnes pour en arriver là, à ce simple postulat énoncé par Mylène Labarque de son timbre de souris. Deux doctorats HEC, trois masters en Sciences économiques et un diplôme du Conservatoire européen d'écriture audiovisuelle. Quelque chose approchant quarante années d'études mises bout à bout. Mais si on étend le nombre réel des équipes et des collaborateurs, des avocats et des juristes, on arrive à près d'un siècle de paperasse universitaire et de hautes écoles. C'est l'humanité qui finirait dans un alambic duquel ressortirait l'essence de ce que nous sommes devenus : le jus incolore d'un grand jeu télévisé.

Une chute salvatrice

« On en est arrivé là », écrit un Incardona désabusé qui demande « à partir de quand le monde s’est-il complexifié au détriment des individus ? » Le capitalisme a gagné, et c’est brutal. En résonance, l’auteur choisit de s’adresser à ses personnages, de manière brève, avec de courtes phrases cinglantes, qui tombent comme des chutes, fatales et abruptes. L’effet est marquant. « Peau contre tôle. Règne animal et minéral réunis. La soumission consentie de l’homme à l’objet. » Car qu’est-ce qu’on touche le plus aujourd’hui ? Notre smartphone… Comme Anna touche cette voiture… 

La libération viendra du jeune Léo, au caractère fondamentalement bon dans une scène finale très visuelle. Ce qui apparaît comme une faiblesse voire une fragilité dans ce monde de brutes est aussi ce qui sauve. On est rassuré.

Dans ce récit à la construction maîtrisée, Joseph Incardona dessine un touchant portrait de femme et questionne notre rapport à nos valeurs. Même si Les corps solides est moins irrévérencieux que ses précédents romans, Joseph Incardona nous rappelle que la dignité se trouve dans les choses qui n’ont pas de prix. Et ça, ça n’a pas de prix.

Note : 5 sur 5.

Les corps solides
Joseph Incardona
Éditions Finitude, 2022, 272 pages.

La poésie de Laura Kasischke

Avec Où sont-ils maintenant, anthologie personnelle, l’auteure américaine nous emmène à la découverte de son univers poétique, source de toute son œuvre. Vivifiant.

Surtout connue en France pour ses romans publiés chez Christian Bourgois, Laura Kasischke est entrée en écriture par la voie poétique, un art auquel elle se consacre depuis 1991 et qu’elle ne cesse d’explorer depuis lors, tout en continuant à publier des œuvres romanesques.

Je me considère avant tout comme une poétesse.

Laura Kasischke

Pour constituer ce recueil intitulé Où sont-ils maintenant (Where Now), l’auteure originaire du Michigan a choisi dix poèmes extraits de chacun de ses recueils passés, accompagnés de vingt nouveaux poèmes. Présentés antéchronologiquement, les poèmes rassemblés dans cette Anthologie personnelle permettent au lecteur de parcourir l’œuvre de Laura Kasischke et d’en percevoir l’évolution.

Les poèmes proposés sont construits par association d’idées et de sensations (une influence du mouvement surréaliste), un flux de pensée qu’elle saisit sur de petits carnets, au fil de la journée. Onirisme et méditation se mêlent à des images et des scènes dont elle est témoin à la maison ou au supermarché où elle fait ses courses, ces instants du quotidien dans lesquels elle puise son inspiration poétique. « Je travaille avec la seule matière que j’ai à disposition, celle de l’univers domestique, et des gens que je rencontre. Énormément de drames se jouent dans une cuisine. Je trouve intéressant de donner une véritable valeur à cette vie quotidienne et domestique. On peut trouver du mélodrame jusque dans son propre foyer. » déclarait-elle à la Maison de la Poésie en novembre dernier. 

Je commence toujours un poème en écrivant simplement – dans un cahier, avec un stylo – et je ne le considère pas comme un « poème » (c’est trop intimidant), donc je commence par une image ou quelques mots peut-être, que je pense pouvoir placer dans le bon ordre. Puis ces mots (ou cette image) suggèrent les mots suivants, et les suivants, et les suivants.

Où sont-ils maintenant demande Laura Kasischke, et où irons-nous après ? La poétesse interroge le passé qui l’a construite, celui-là même qui a englouti les êtres chers, désormais disparus. En trente ans de vie, elle a observé ses contemporains, vu partir ses parents, grandir son fils et avec lui son inquiétude de mère. D’ailleurs, l’évocation de l’enfance et l’adolescence est fréquente dans ce recueil, la sienne et celle de son fils, maintenant adulte. Et c’est cela, au fond, le thème que parcourt cette Anthologie personnelle : où est donc passé le passé ? Une interrogation qui, selon elle, permet de mieux comprendre le présent et appréhender le futur.

Ces souliers dans la paume de ma main ?
Tu les as mis à tes pieds, un temps.

Cette couverture de la taille d’un essuie-mains ?
Je la drapais autour de toi endormi

dans mes bras comme cela. Tu vois ? Le monde
un temps a été petit comme cela quand

tout le reste au monde était moi.

Poème Deux hommes & un camion

Les poèmes de Laura Kasischke sautillent d’une image à l’autre, opèrent des glissements entre les choses et les êtres, franchissent les barrières temporelles. La lecture de ce recueil peut dérouter parfois, mais surgit alors une image qui surprend et sublime le texte. À mesure que le style de l’auteure s’affirme, les poèmes semblent moins narratifs, plus libres, de forme plus courte.

Une chose ne change pas cependant, c’est l’importance que la poétesse accorde à la sonorité de ses poèmes, une musique que Sylvie Doizelet a su préserver lors de la traduction du recueil en français. « L’essentiel d’un poème est la musicalité bien davantage que l’histoire ou son aspect sur la page, sa musicalité et les images qui s’en dégagent » affirme Laura Kasischke. 

Une œuvre poétique surprenante et vivifiante.

Note : 4 sur 5.

Où sont ils maintenant. Anthologie personnelle.
Laura Kasischke
Sylvie Doizelet (traduction)
Gallimard, 2021, 384 pages.

La maison de Jean Giraudoux se renouvelle grâce au numérique

La maison natale de Jean Giraudoux à Bellac (Haut Limousin) investit le numérique pour partager la vie et l’œuvre de ce grand auteur de théâtre et de littérature. Nouvellement nommée La Digitale, elle propose une expérience muséale sensible et technologique qui vaut le détour.

« Quand je suis allée pour la première fois à Bellac, dans la maison de Jean Giraudoux, raconte Christelle Derré, metteure en scène, je l’ai trouvée si triste. » On est alors en 2018 et elle est invitée par le festival de Bellac qui lui a donné carte blanche pour mettre en scène une pièce de l’auteur, Sodome et Gomorrhe. Le spectacle qu’elle propose mêle effets technologiques, mapping et troupes d’acteurs. Joué en extérieur, avec pour cadre la façade de la maison, il donne un coup de fouet aux spectateurs et aux gardiens de l’œuvre de Giraudoux qui lui proposent un grand chantier : réhabiliter et moderniser sa maison natale.

Le numérique dans tous ses états (ou presque)

Il n’en fallait pas plus à Christelle Derré pour investir les lieux avec le Collectif Or NOrmes dont elle assure la direction artistique. Rompue à l’écriture théâtrale qu’elle lie au visuel, au musical, ou encore à la chorégraphie, elle reconnaît s’être « amusée à poser une proposition transmédia à l’échelle d’un homme et de sa vie ».

Et c’est réussi : le spectateur est au cœur d’un parcours spectatorial avec des installations et des dispositifs artistiques qui le transforment en « spect-acteur » au fur et à mesure de ses interactions avec les œuvres. Et des interactions, il y en a. Dans chaque pièce de la maison sont placés une installation ou un dispositif à vivre : au rez-de-chaussée, la table interactive offre une plongée dans une encyclopédie vivante de la vie de l’auteur et la table des communications permet d’écouter, avec un casque, les débats qui ont entouré des moments controversés de sa vie.

Au premier étage, le « spect-acteur » est accueilli par un buste qui prend vie grâce à un système de mapping vidéo et laisse entendre la voix de Jean Giraudoux; une expérience de réalité augmentée à partir d’affiches théâtrales publicitaires d’époque est rendue possible avec un smartphone. Au deuxième étage, une installation vidéo met en présence Ondine, personnage surnaturel et aquatique inventé par Jean Giraudoux, avec le visiteur quand, dans une autre pièce, des téléphones rouges présentent la vie intime et amoureuse de l’auteur.

Un regard novateur sur le contenu du musée

La présence d’acteurs, pendant les heures d’ouverture à la visite, complète la dimension transmédia de ce projet de réhabilitation et de modernisation. Ils assurent la consultation « giralducienne ». À partir d’un questionnaire rempli par les visiteurs devenus patients d’un jour, les comédiens, docteurs d’un jour, posent un diagnostic et délivrent une ordonnance destinée à revigorer leur santé littéraire !

L’aspect spectatorial proposé par le collectif de théâtre Or NOrmes s’accommode bien de l’œuvre de Jean Giraudoux qui n’hésitait pas à utiliser tous les moyens disponibles à son époque. « Je n’ai pas l’impression de travailler avec des nouvelles technologies, assure Christelle Derré, mais avec des outils de mon temps. »

Quand on écoute ses textes contre Hitler, sur le fait qu’il n’y a pas assez de femmes à l’Assemblée, sur son rapport à l’écologie, on découvre un homme moderne, en avance sur son temps. C’est un grand humaniste.

Christelle Derré

Une épine dans le pied

Taxé d’antisémite et de raciste pour son essai Pleins pouvoirs paru en 1939, Jean Giraudoux divise. La muséographie n’entend pas cacher ses propos nauséabonds, mais elle les contextualise, dans cette France alors à quelques mois de la guerre où les fascistes n’avancent plus masqués depuis pas mal de temps déjà. Le climat est délétère et Jean Giraudoux, qui fit une carrière dans la diplomatie française, s’embourbe. « On fait entendre les pires textes de Giraudoux pour que le visiteur puisse avoir son opinion ». Un passage délicat où il a fallu composer avec ce passé sombre sans toutefois s’en détourner. 

Les conditions de sa mort, le 31 janvier 1944, ne sont pas moins obscures. A-t-il été empoisonné par la Gestapo à l’aide d’un poison extrait d’une fleur, la digitale ? Quoi qu’il en soit, cet épisode trouble aura au moins permis de trouver le nom de cette maison-musée.

La Digitale, Maison natale de Jean Giraudoux donne à voir et à entendre le sensible dans les textes de cet auteur majeur du XXème siècle dont les pièces, Amphitryon 38, La guerre de Troie n’aura pas lieu, Ondine, La Folle de Chaillot, ont marqué leur époque au point de devenir des classiques du répertoire théâtral français. Avec seulement un buste représentant l’auteur, la priorité est donnée à l’œuvre et surtout à l’immersion dans l’œuvre.

En plein coeur de Bellac, charmante ville de Charente, il y a maintenant un lieu unique, contemporain qui propose une expérience originale. L’endroit idéal pour (re)découvrir Jean Giraudoux. Et pour ne rien gâcher, les visites sont gratuites tout l’été.

Une chaîne YouTube pour les bibliothèques de Bordeaux !

Depuis quelques jours, le réseau des bibliothèques de Bordeaux se dévoile sur sa toute nouvelle chaîne YouTube. Une façon de se rapprocher de ses usagers et d’intéresser d’autres publics.

Déjà présentes sur les réseaux sociaux depuis une dizaine d’années (Facebook, Twitter, Instagram), les bibliothèques de Bordeaux ont constaté l’intérêt grandissant du public pour les contenus numériques, et plus particulièrement les vidéos diffusées sur internet. Il est alors apparu comme une nécessité de proposer une diffusion en ligne des conférences et des concerts proposés dans leurs murs, pour permettre à un large public d’accéder à la programmation culturelle et pour offrir une seconde vie numérique à ces événements. Le choix d’une chaîne YouTube, un des sites les plus fréquentés au monde, s’est vite imposé.

L’idée est d’assurer une présence, même quand la bibliothèque est fermée, de proposer des contenus à tout moment de la journée, même le soir, même la nuit. 

Yoann Bourion, directeur des bibliothèques de Bordeaux

Progressivement, durant environ une année, la réflexion autour des captations et des contenus vidéos s’est enrichie, au point de faire l’objet de réunions éditoriales régulières, à l’image de celles tenues par les rédactions de presse. Concevoir une charte éditoriale, choisir les contenus à diffuser, établir une programmation cohérente en adéquation avec les missions des bibliothèques,… La ligne éditoriale composée, la chaîne YouTube voit le jour, constituée de différentes rubriques.

5 sur Cinq

La rubrique 5 sur Cinq regroupe les coups de coeur des bibliothécaires pour des livres issus des collections. « Nous sommes partis du constat que les booktubes étaient très suivis et que nous, en tant que professionnels du livre, étions aussi légitimes pour donner des conseils de lecture assure Yoann Bourion, le directeur des bibliothèques. Nous pouvons proposer des livres, mais également étendre nos coups de coeur à des films, des disques,… Il y a 400000 documents à Mériadeck ! La seule contrainte est de le faire dans un format court, en trois minutes maximum. »

Les Trésors de la Bibliothèque

Le fonds patrimonial situé à la bibliothèque Mériadeck contient des documents inestimables, certains datant du XIIème siècle. Grâce à l’assistance de la société de production Grand Angle, ce fonds est présenté dans des vidéos de qualité, certaines sous-titrées en anglais : « Nous avons jugé important de mettre en lumière ce fonds, très connu des chercheurs du monde entier, mais moins du grand public », explique Yoann Bourion.

Les RDV de l’Auditorium

Une des premières décisions prises lors des réunions éditoriales a été celle de capter les conférences et les concerts proposés à l’Auditorium de la bibliothèque Mériadeck, comme les conférences de Barbara Stiegler sur la citoyenneté, dont l’une a dépassé les 35000 vues sur la chaîne.

L’originalité de notre projet par rapport à celui des autres bibliothèques de France, c’est de montrer les coulisses de notre métier.

Mon métier

Sans aucun doute la plus originale, cette rubrique a pour objectif de faire connaître les métiers à l’oeuvre au sein réseau des bibliothèques de Bordeaux où travaillent 250 personnes. Développée pour l’instant sous la forme de courtes vidéos de 3 minutes, elle accueillera également des reportages plus longs, pour expliquer par exemple les étapes successives de la chaîne du livre, de la commande jusqu’à l’acquisition par le bibliothécaire et sa mise à disposition des usagers.

À l’avenir, cette rubrique lèvera le voile sur les coulisses que sont les magasins, ces parties secrètes et inconnues du grand public, où sont conservés les documents. « La bibliothèque Mériadeck, c’est 32000 m2 et le lecteur n’en voit que 8000 m2. Nous jugeons intéressant de montrer les 24000 m2 restants, une vraie ville dans les souterrains. » explique le directeur. 

Ce projet rencontre parfois quelques réserves de la part de certains agents, car le métier de bibliothécaire est aussi un métier de l’ombre. Faire son métier est une chose, en parler face caméra en est une autre. Les plus motivés se lancent, mettant en confiance les plus réticents.

Pour aider à l’élaboration de ce projet, des formations internes avec des YouTubeurs sont proposées aux bibliothécaires, et la partie technique confiée à une petit équipe chargée du tournage. Au final, « les bibliothécaires ne sont pas pollués par les aspects techniques et peuvent se consacrer à ce qu’ils ont à dire sur leur métier ».

Et à l’avenir ? La ligne éditoriale de la chaîne YouTube est pour l’instant centrée sur les bibliothécaires, mais dans quelque temps la parole sera partagée avec les lecteurs, comme elle l’est déjà avec les lecteurs de BD présentant les livres de la sélection du Prix Griboullis. Elle le sera ensuite avec différents partenaires, des libraires, des labels locaux,…

Le réseau des bibliothèques de Bordeaux s’adapte, innove, et tisse plus que jamais des liens avec son public.

Le roman d’une ville (par Santiago Gamboa)

Dans Une maison à Bogota, le romancier Santiago Gamboa livre un récit sur une maison et la vie de ses deux habitants. Et un peu plus : il dresse un portrait de la capitale de la Colombie. Un roman superbement écrit à la narration très maîtrisée. À lire absolument !

L’histoire. Grâce à l’argent que lui rapporte un prix littéraire, un philologue colombien peut se permettre d’acheter une maison dans le quartier de Chapinero, à Bogota, qu’il convoite depuis plusieurs années. « Depuis tout petit j’étais intrigué par la maison que je viens d’acheter […] et je crois que j’ai toujours eu envie d’y habiter. » Donnant sur le parc Portugal situé sur les hauteurs de la ville, la maison est l’une des plus belles du quartier et offre une vue d’où il peut apprécier les « montagnes vert foncé de Bogota […], une des rares beautés de la ville ». L’homme de lettres, également narrateur, habite cette maison avec la tante qui l’a élevé après la mort de ses parents dans l’incendie tragique de leur maison.

Une fois passée l’agitation du déménagement, le narrateur s’y installe et les souvenirs affluent. La maison représente le besoin de revenir à l’endroit où il a forgé son identité, et ce d’autant plus qu’il a passé sa vie hors de Colombie, avec sa tante diplomate pour l’ONU, entre les lycées français de Varsovie ou de Bruxelles, entre l’Inde, l’Espagne et Djarkarta… « Tous les romans construisent une sorte de demeure, explique l’auteur. La maison est un symbole esthétique, philosophique, c’est la maison de famille où l’on a été aimé. La maison est l’opposée de la ville où vivent des gens qui me sont inconnus, alors que la maison c’est [mon] univers. »

Le roman de Bogota

Santiago Gamboa fait de la ville de Bogota un véritable personnage de son roman. Le narrateur en décrit l’oppression, la violence, la pauvreté, les inégalités sociales. « Ici, par comparaison, Les Misérables de Victor Hugo pourrait passer pour un portrait de la bourgeoisie française », raconte-t-il. La ville est le théâtre de ses explorations extrêmes, et mêmes franchement sordides. Cet homme, pourtant un peu ennuyeux et solitaire, a éprouvé dans son adolescence un besoin d’aventure. Sous la bienveillante protection de son chauffeur Abundio qui l’accompagne toujours, il découvre les bas-fonds, les soirées nazies et sadiques, les lieux de perdition, la drogue et la misère. Comme dans un tableau de Jérôme Bosch, Bogota est décrite comme l’enfer – un enfer froid, vu le climat-  où les rapports entre les classes sociales sont violents et où beaucoup d’habitants ont peine à survivre.

Une maison à Bogota raconte l’hostilité et l’âpreté de la ville et ce contraste flagrant avec la vie confortable et la culture cosmopolite du narrateur, parfaitement conscient de sa chance. Celui-ci – comme l’auteur d’ailleurs, parce qu’ils ont tous les deux vécu dans d’autres parties du monde -, ont pu observer d’autres cultures, d’autres manières de vivre. Ils en reviennent changés. « Le voyage donne la possibilité de relire l’endroit d’où on vient. J’ai l’impression que plus on s’éloigne, plus on se connaît. »

Se voir, regarder sa propre vie depuis la fenêtre d’en face : c’est peut-être à cela que servent les livres, à cela que sert l’art. Pour nous regarder depuis un endroit éloigné.

Les mémoires d’un homme de lettres

Alors, ces mémoires sont l’occasion de se questionner : qui est l’observateur ? Qui est l’observé ? Dans une scène évocatrice, un jeune garçon observe le narrateur depuis sa fenêtre alors que ce dernier est confronté à la mort, rappelant un épisode de son enfance. Pour Santiago Gamboa, « la littérature est un espace dans le monde. Un espace imaginaire, certes, mais dans le monde. La littérature est la seule possibilité que l’on a de se voir depuis la fenêtre d’en face ». Ce n’est pas un hasard si elle tient une place de choix dans ce roman, si la bibliothèque est située à l’étage, un peu en hauteur donc. Ce n’est pas un hasard non plus si c’est à travers elle que Santiago Gamboa choisit de faire un formidable portrait de son propriétaire.

Un exercice de style très maîtrisé

Construit autour des différents espaces de la maison que le narrateur explore un à un, le rez-de-chaussée, les appartements de sa tante, la chambre des infirmières, la bibliothèque, la mansarde, le récit convoque des souvenirs et dessine, petit à petit, les portraits de ses deux occupants, le narrateur et sa tante, militante de gauche, un temps proche des FARC. « J’ai voulu faire un pari littéraire, explique l’auteur. Il y a un auteur de j’admire, George Perec, qui faisait ce genre de jeu. Je me suis toujours dit que c’était merveilleux de raconter une histoire en partant de quelque chose de différent, de l’argument. »

Le pari est réussi. Une maison à Bogota, par la maîtrise du récit et la beauté de l’écriture, contribue à donner à la capitale colombienne une dimension littéraire et à affirmer Santiago Gamboa comme l’une des voix les plus originales de la littérature colombienne.

Note : 4.5 sur 5.

Une maison à Bogota
Santiago Gamboa
François Gaudry (traduction)
Editions Métailié, 2022, 190 pages.

Les huit montagnes

Il disait : c’est bien un mot de la ville, ça, la nature. Vous en avez une idée si abstraite que même son nom l’est. Nous, ici, on parle de bois, de pré, de torrent, de roche. Autant de choses qu’on peut montrer du doigt. Qu’on peut utiliser. Les choses qu’on ne peut pas utiliser, nous, on ne s’embête pas à leur chercher un nom, parce qu’elles ne servent à rien.
Paolo Cognetti, Les huit montagnes.

Ce genre de PETITES CHOSES de Claire Keegan

À travers le personnage de Bill Furlong, l’Irlandaise Claire Keegan éprouve la conscience de son pays, complice d’avoir passé sous silence le sort réservé à de nombreuses jeunes filles enfermées dans des couvents, employées comme blanchisseuses. Un livre lumineux qui nous éclaire sur l’une des plus terribles tragédies de l’histoire d’Irlande.

Claire Keegan est un de ces écrivains qui, par la beauté de leur écriture, sont capables de diffuser de la chaleur et de la lumière en plein coeur de l’hiver.

Nous sommes quelques jours avant Noël, dans la ville de New Ross, au sud-est de l’Irlande. Le froid et la pluie s’abattent sur la ville et ses habitants, ce qui arrange les affaires de Bill Furlong, propriétaire d’un commerce de charbon et de bois de chauffage. Les commandes affluent, l’obligeant à effectuer les livraisons lui-même. Lors d’une de ses tournées, Bill est appelé au couvent des religieuses du Bon Pasteur, un lieu réputé pour son école professionnelle et sa blanchisserie, mais aussi objet de rumeurs sur les jeunes filles employées pour ce travail.

Certains disaient que les filles de l’école professionnelle, comme on les appelait, n’étudiaient rien, mais étaient des filles de moralité douteuse qui passaient leurs journées à s’amender, à faire pénitence en nettoyant les taches sur le linge sale, qu’elles consacraient chaque jour sans exception, de l’aube à la nuit, au travail.

Là-bas, derrière les hauts murs, dans ce couvent qui « ressemblait presque à une carte de voeux, avec les ifs et les pins saupoudrés de givre », Bill va croiser des jeunes filles dans un état de santé et de propreté préoccupant. Une d’elle l’implore même de la faire sortir de là, ce qu’il ne peut accepter. Mais le souvenir de cette jeune pensionnaire le hante et ravive celui de sa propre mère, une femme qui lui a donné naissance lorsqu’elle avait à peine seize ans et qui eut la chance d’être recueillie par la femme qui l’employait, ce qui leur a sauvé la vie.

Le personnage de Bill Furlong permet à Claire Keegan de s’interroger sur le silence de la population et de l’État irlandais face aux agissements des couvents de la Madeleine : pendant plus de 70 ans, dans l’indifférence générale, plus de 10 000 jeunes filles ont été enfermées et exploitées dans ces institutions religieuses, travaillant gratuitement comme blanchisseuses pour des établissements publics, des prêtres et de riches familles.

Rejetées par leurs parents, lorsqu’elles n’étaient pas orphelines, les pensionnaires y étaient conduites pour laver leurs péchés à l’image de Marie-Madeleine, en lavant le linge sale des autres et en menant une vie de labeur et de prière.

Parmi elles, de jeunes femmes jugées perdues, car tombées enceintes avant leur mariage. On estime à plus de 2000 le nombre de bébés nés dans ces couvents, puis vendus à de riches familles américaines, tandis que certains nourrissons et leurs mères connaissaient une fin tragique : en 1993, sur le terrain d’un de ces couvents, les tombes anonymes de plus de 100 pensionnaires furent déterrées.

Cette histoire est dédiée aux femmes et aux enfants qui ont subi la claustration dans les blanchisseries de Magdalen en Irlande.

Le roman de Claire Keegan aborde cet épisode douloureux avec une grande délicatesse, donnant à son personnage principal la conscience et le courage qui manquaient aux témoins de cette tragédie, à commencer par l’État irlandais qui a longtemps nié sa responsabilité, rejetant la faute sur les institutions religieuses. Le dernier couvent a fermé en 1996 et il faudra en effet attendre 2013 pour que l’État reconnaisse sa culpabilité et dédommage les nombreuses victimes auxquelles ce livre rend hommage.

Pour approfondir le sujet évoqué par ce livre, nous vous recommandons deux films : The Magdalene Sisters, de Peter Mullan (2002) et Philomena, de Stephen Frears (2013).

Note : 4 sur 5.

Ce genre de petites choses
Claire Keegan
Jacqueline Odin (traduction)
Le Livre de Poche, 2022, 128 pages.

Balade de nuit dans Tôkyô en toute simplicité (avec Yoshida Atsuhiro)

Dans ce sympathique roman du prolifique écrivain japonais Yoshida Atsuhiro, une galerie de personnages se croisent au coeur de la nuit tokyoïte. Des moments de vie simples et une écriture tout en douceur donnent de la légèreté à ce récit malgré tout subtil.

À bord de son taxi bleu nuit, Matsui sillonne la ville tentaculaire de Tokyo. Chauffeur aguerri, il a l’habitude des clients hauts en couleur qui peuplent les nuits tokyoïtes. Qu’ils soient discrets ou bavards, depuis son siège avant et en quelques regards dans le rétroviseur, Matsui les cerne assez rapidement et discrètement alors qu’il les conduit à destination. À une heure du matin, il reçoit un appel de Mitsuki, fournisseur pour une société de production : cette nuit, elle recherche des nèfles à la demande d’un grand réalisateur. La tournée nocturne de Matsui commence.

Les histoires des clients de Matsui sont de celles que permet la nuit, décalées et parfois loufoques. Kanako, écoutante à Tokyo 03 Assistance est chargée d’accompagner la mise au rebut d’un téléphone ayant servi à recevoir des appels de détresse, en respectant un protocole de deuil; un homme qui se fait appeler Shuro, comme le célèbre détective d’une série télévisée, a passé la journée à marcher dans Tokyo pour revenir sur les lieux des dix-huit logements qu’il a occupés au cours de sa vie; Ayano, cheffe cuisinière dans le petit restaurant Les Quatre Coins ne peut oublier un homme qu’elle aime encore et qui a subitement disparu. Tous les personnages de Bonne nuit Tôkyô sont en quête de quelque chose ou de quelqu’un.

S’imaginer qu’on aurait été plus heureux en empruntant une autre direction, c’est une illusion.

Yoshida Atsuhiro décrit avec délicatesse ces hommes et ces femmes de la classe moyenne qui travaillent la nuit et questionne le poids du hasard ou du destin dans la vie des gens ordinaires. Les liens entre les personnages, les rencontres, mêmes si elles semblent improbables, que l’auteur tisse au fil de la narration, rappellent que la relation constitue le coeur de l’humanité.

Avec une écriture toute en retenue, une langue simple, le récit s’écoule à un rythme paisible. Si les nombreux personnages perdent parfois le lecteur, la construction de l’histoire comme un puzzle qui prend forme au fur et à mesure de l’avancée du récit est intéressante. 

Note : 2.5 sur 5.

Bonne nuit Tôkyô
Yoshida Atsuhiro
Catherine Ancelot (traduction)
Éditions Picquier, 2021, 227 pages.

Céline : les manuscrits retrouvés

À l’occasion de la parution de Guerre, roman inédit de Louis-Ferdinand Céline, la Galerie Gallimard présente une nouvelle exposition consacrée aux manuscrits retrouvés de l’auteur. À voir jusqu’au 16 juillet.

En quittant la France le 17 juin 1944, se sentant menacé à l’approche de la Libération pour ses prises de position durant l’Occupation, Louis-Ferdinand Céline laisse derrière lui plusieurs liasses de manuscrits qu’il croit, après-guerre, perdus à jamais. Récemment, ces manuscrits réapparaissent mystérieusement et, pour la première fois, la Galerie Gallimard en présente des extraits. Une invitation à parcourir le projet littéraire entrepris par l’auteur après la parution de Voyage au bout de la nuit (1932).

Un projet littéraire

Ce travail littéraire se présente sous la forme d’un grand triptyque abordant des périodes de sa vie très peu évoquées : son enfance, la guerre et Londres. Des milliers de feuillets inédits témoignent de cette vaste entreprise, dont seul le premier volet sera achevé avec Mort à crédit (1936). L’auteur avait cependant avancé sur ses autres romans, plus particulièrement sur celui évoquant l’épisode central de sa vie, deux cent cinquante feuillets que Gallimard vient de publier sous le titre de Guerre.

J’ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête.

Guerre, un roman inédit

L’action de Guerre se déroule dans les Flandres, durant la Grande Guerre. À la fois récit autobiographique et oeuvre de fiction, le roman évoque une des expériences les plus traumatisantes de la vie de l’auteur : celle du front, « abattoir international de la folie ». Écrit environ deux ans après la parution de Voyage au bout de la nuit, le roman Guerre constitue une pièce capitale de l’oeuvre de Louis-Ferdinand Céline. C’est pour cette raison que l’exposition met particulièrement en lumière le précieux manuscrit, aux côtés de ceux de Londres, de Casse-pipe et de La Volonté du roi Krogold.

Les sources biographiques de l’oeuvre

En plus des manuscrits, les visiteurs peuvent découvrir des documents plus intimes (lettres, cartes postales, portrait,…), sources biographiques de l’oeuvre littéraire de Louis-Ferdinand Céline. Les médailles militaires de l’écrivain, le Journal de marche de son régiment et le livret matricule de Céline sont accompagnés de documents de l’histoire éditoriale.

Céline, les manuscrits retrouvés
Exposition proposée à l’occasion de la parution de Guerre de Louis-Ferdinand Céline
Galerie Gallimard, 30-32 rue de l’Université, 75007 Paris
Exposition du 6 mai au 16 juillet 2022.

L’Aveuglement (par José Saramago)

Prix Nobel de littérature en 1998, l’écrivain portugais José Saramago imagine dans L’Aveuglement (1997) une épidémie qui frappe la population de cécité. Un conte métaphorique qui parle de notre société et des maux qui l’affectent.

Certains livres viennent parfois entrer en résonance avec l’actualité et sont à nouveau présentés sur les tables des librairies, des années après leur publication. Paris est une fête d’Ernest Hemingway est ainsi réapparu après les attentats du 13 novembre 2015, le roman Les abeilles grises d’Andreï Kourkov a fait l’objet de nombreuses réimpressions depuis le début de la guerre en Ukraine.

Durant le confinement et la pandémie de covid, La Peste de Camus a pris place sur la table de chevet de nombreux lecteurs, sort réservé également à L’Aveuglement de José Saramago, paru en 1997.

L’Aveuglement parle d’une société malade. Tout commence le jour où un homme devient aveugle au volant de sa voiture. Sans raison, sans signe avant-coureur, soudainement. « Il se trouvait plongé dans une blancheur si lumineuse et si totale qu’elle dévorait plutôt qu’elle absorbait les couleurs et aussi les objets et les êtres, les rendant ainsi doublement invisibles. » La maladie qu’on surnomme « mal blanc » est contagieuse et se répand dans tout le pays. Tentant de juguler l’épidémie, les pouvoirs publics parquent les personnes contaminées dans un asile d’aliénés désaffecté, à l’abri des regards, gardés par des soldats.

À l’intérieur, les aveugles sont livrés à eux-mêmes. On ne les approche pas, personne ne vient les soigner. La nourriture est déposée quotidiennement à leur intention, mais les rations sont insuffisantes. L’emprisonnement, la promiscuité, la saleté et la faim ont raison de ces humains séquestrés comme des bêtes. Sont-ils d’ailleurs encore des êtres humains ?

Dans des circonstances différentes, ce spectacle grotesque eût pu faire rire aux éclats l’observateur le plus grave, c’était à mourir de rire, certains aveugles avançaient à quatre pattes, le visage au ras du sol comme les porcs, bras devant eux pourfendant l’air, pendant que d’autres, craignant peut-être d’être engloutis par l’espace blanc loin de l’abri du toit, se cramponnaient désespérément à la corde en tendant l’oreille dans l’attente des premières exclamations qui ponctueraient l’arrivée des caisses.

Les instincts primitifs de certains prennent le dessus, exacerbés par la volonté de survivre, tandis que d’autres s’efforcent de ne pas sombrer dans la bestialité et la violence, à l’image de ce groupe mené par une femme qui n’a miraculeusement pas perdu la vue. Elle devient leurs yeux, leur guide et le bras de leur vengeance.

Lorsque les prisonniers parviennent à sortir à la faveur de l’incendie qui se déclare dans un bâtiment, la femme les aide à survivre et à conserver un semblant d’humanité dans une ville où les hommes se conduisent comme des hordes sauvages.

L’épidémie qui touche les individus dans L’Aveuglement est le prétexte invoqué par Saramago pour réfléchir à la nature profonde de l’homme, aux rapports entre êtres humains et, plus globalement, d’amorcer une réflexion politique sur l’organisation et le fondement de notre société.

En plus de son propos, le style utilisé par José Saramago constitue une des clés de son succès : les phrases sont riches, aucun retour à la ligne n’est fait pour marquer les dialogues. Les paragraphes sont rares. Les personnages n’ont pas de nom. De cette façon, l’auteur immerge le lecteur dans l’angoisse et la terreur, décrivant avec force détails la plongée de cette société dans le chaos. Un livre fort, difficile à oublier.

Note : 4.5 sur 5.

L’Aveuglement
José Saramago
Geneviève Leibrich (traduction)
Le Seuil, 1997, 303 pages.

Lire à Limoges : édition 2022 !

Du 13 au 15 mai prochain se déroule le salon Lire à Limoges. Une édition 2022 placée sous le thème des diversités.

Douglas Kennedy a été choisi pour présider la nouvelle édition du salon Lire à Limoges. À cette occasion, l’auteur américain viendra présenter son nouveau roman Les hommes ont peur de la lumière (Belfond). Pour l’entourer, huit invités d’honneur sont conviés, parmi lesquels Jean Teulé, Franck Bouysse ou les écrivains issus du monde musical Mathias Malzieu et Louis Bertignac. Au total, ce ne sont pas moins de 300 auteurs qui viendront rencontrer leur public lors de 90 rencontres, tables rondes, ateliers, grands entretiens et animations.

Cet événement marque également la première édition du Prix du premier roman de la Ville de Limoges, un prix parrainé par Franck Bouysse qui récompense le premier roman d’un auteur francophone. Il couronnera cette année la primo-romancière Sophie d’Aubrey pour S’en aller (Inculte). Trois autres prix littéraires jeunesse et BD seront également attribués durant le salon : le Prix des lecteurs BD, le Prix Jean-Claude Izzo et le Prix Coup de coeur jeunesse.

En plus de mettre à l’honneur de jeunes talents, Lire à Limoges offre une place centrale aux éditeurs de Nouvelle-Aquitaine et aux acteurs locaux de la chaîne du livre en leur dédiant une vingtaine de stands. Parmi eux sera présente l’AENA (Association des Éditeurs de Nouvelle-Aquitaine) qui proposera une matinée interprofessionnelle ayant pour thème « l’édition indépendante en Nouvelle-Aquitaine : difficultés, avantages et leviers ». Ouvert au grand public, ce temps de réflexion et d’échanges se déroulera le vendredi 13 mai de 10h à 12h.

Pour plus de renseignement sur Lire à Limoges : https://lire.limoges.fr