Été 1936. James Agee et Walker Evans sont envoyés dans le Sud des États-Unis par le magazine économique Fortune. Leur mission : faire un reportage écrit et photographique sur les métayers blancs qui cultivent le coton. Une expérience radicale qui va marquer durablement leur existence.
En 1936, le Sud des États-Unis vit des heures sombres, déjà marqué par le souvenir de l’esclavage et de la guerre de Sécession. Cette Amérique rurale subit de plein fouet les ravages de la Grande Dépression qui laisse les métayers de coton dans un état d’extrême pauvreté, dans l’indifférence générale. C’est dans ce contexte que Fortune envoie le journaliste James Agee et le photographe Walker Evans, dans le but de démontrer à son lectorat (les Blancs aisés, les grands patrons) la nécessité de réformer en profondeur le domaine agricole.
Il s’agirait d’un compte rendu photographique et verbal des conditions de vie faites, dans le milieu des métayers blancs, à une famille représentative. Il nous fallait trouver d’abord une famille type afin de partager sa vie, et c’était l’objet de notre voyage.
James Agee a 26 ans, Walker Evans 33. James est diplômé de Harvard et travaille comme journaliste. Lorsque Fortune lui propose de faire ce reportage dans le Sud, il demande à la rédaction du magazine si Walker peut l’accompagner, car il admire son travail. Comme Dorothea Lange, Walker travaille comme photographe pour la Farm Security Administration (FSA), un programme gouvernemental développé dans le cadre du New Deal et destiné à venir en aide aux cultivateurs les plus touchés par la crise économique.
Trois familles de métayers

Ensemble, ils accomplissent le voyage entre New York et le Mississippi, puis l’Alabama, arpentant le Sud rural et les exploitations agricoles, à la recherche de métayers susceptibles de les accueillir. Dans le comté de Hale, ils font la connaissance non pas d’une, mais de trois familles de métayers, les Burroughs, les Tengle et les Fields.
Nous ne découvrîmes aucune famille en laquelle l’ensemble des métayers pût être représenté d’une manière légitime, aussi nous prîmes un autre parti. En nous intéressant à trois familles dont nous avions fait la connaissance, notre travail pourrait être accompli avec assez de fidélité.
Les deux hommes partagent le quotidien de ces familles, leurs repas, leurs inquiétudes. Tandis que Walker Evans dort à l’hôtel, James Agee préfère dormir auprès de ces familles dont il se sent si proche, lui l’enfant du Sud. La réminiscence de son enfance donne lieu à de magnifiques passages : « Dire, donc, comment, alors que je suis assis entre les murs clos de ce corridor qui à chaque extrémité s’ouvre grand sur la nuit, entre ces deux personnes sobrement endormies dans le sourire doux de la lumière de la lampe, mangeant avec des couverts au goût de métal dans des assiettes qu’on n’a pas choisies la nourriture lourde, ordinaire et traditionnelle étalée sous mes yeux, le sentiment se renforçait en moi qu’à la fin d’une longue errance, longue quête, si longues qu’elles commencèrent dès avant ma naissance, je me trouvais et étais assis dans ma vraie maison, entre deux êtres qui étaient mon frère et ma soeur. »
« Et comment faire qu’à vous qui lisez, cette réalité soit assez réelle »

Ce qui devait être un travail journalistique prend une dimension humaine inattendue : l’implication des deux hommes est telle que le reportage « photographique et verbal » se mue progressivement en démarche artistique radicale, unique en son genre. Tellement radicale que Fortune refuse de publier le reportage des deux hommes. Agee et Evans ne se démontent pas, ils en feront un livre, Louons maintenant les grands hommes, publié pour la première fois en 1941.
Tout comme son caractère inclassable (est-il un livre d’histoire, de poésie, d’économie, d’anthropologie ?), la structure de cette oeuvre est très originale pour l’époque : dans sa première édition, le livre s’ouvre sur les photographies prises par Walker Evans, sans aucune indication ni légende. Puis vient le texte d’Agee, littéraire et poétique, parfois mystique, biblique. Les plus beaux passages sont les récits de nuit, lorsque James partage l’intimité des familles.
Chacun avec son art réussit à honorer des gens dont personne ne se préoccupe. Des êtres humains vulnérables dont Agee a choisi de taire le nom dans ce livre, leur offrant l’anonymat du pseudonyme.
C’était bon d’être en train de faire le travail pour lequel nous étions venus, et de voir les choses que nous avions eu à coeur de voir, et d’être parmi les gens que nous avions eu à coeur de connaître, et de connaître ces choses, non pas comme le livre auquel on jette un coup d’oeil, le bureau où l’on s’assoit, le bon spectacle à ne pas manquer, mais comme un fait large comme l’air; de quelque chose d’absolu et dont nous étions devenus partie, ce quelque chose était notre souffle même, et chaque coup d’oeil ajoutait à l’expérience.
Le livre connut un échec commercial cuisant lors de sa sortie (600 exemplaires seulement furent vendus), mais la postérité a fait de lui l’un des plus grands chefs d’oeuvre de la littérature américaine, par son réalisme et sa sincère humanité. Les familles Burroughs, Tengle et Fields incarnent à jamais les visages de la Grande Dépression, levant les inquiétudes d’Agee qui craignait de manquer de respect envers les familles de métayers et qui s’interrogeait fébrilement sur la légitimité de son projet. A jamais bouleversés par cette expérience hors norme, James Agee et Walker Evans mettront en exergue de Louons maintenant les grands hommes cette phrase : « A ceux dont l’existence est rapporté. En gratitude et profonde affection ».
Louons maintenant les grands hommes (Let Us Now Praise Famous Men)
James Agee et Walker Evans
Éditions Plon, 1972, 473 pages.
Il existe bien entendu des éditions plus récentes de cet ouvrage.
Sources annexes :
Louons maintenant les grands hommes, film de Michel Viotte, France 5, Néria Productions, 2004.
Honorer la fureur, roman biographique sur James Agee, de Rodolphe Barry, Éditions Finitude, 2019.