Sorj Chalandon, crédit photo JF PAGA / Editions Grasset

Un ENFANT de « salaud » à la recherche de la VÉRITÉ…

Avec Enfant de salaud, Sorj Chalandon lève le voile sur le passé trouble de son père. Le récit qui met en parallèle l’Histoire à travers le procès de Klaus Barbie et les tribulations de ce père pendant la Seconde Guerre mondiale complète l’œuvre de l’auteur. Entre mémoire et désespoir. Remarquable.

Le père occupe une place centrale dans l’œuvre de Sorj Chalandon. Dans Profession du père, il dresse le portrait d’un homme mythomane et violent qui racontait des histoires invraisemblables à son fils et lui faisait subir ses humeurs déchaînées. Dans La légende de nos pères, il fait le récit d’une fille qui découvre que les exploits de résistants que lui racontait son père sont faux.

Sorj Chalandon, Enfant de salaud, Grasset, 2021

Le mensonge et la trahison du père sont au coeur d’Enfant de salaud qui se situe dans la lignée de Profession du père, tout en apportant un éclairage nouveau : le père est confronté à son passé judiciaire.

 « Tu es un enfant de salaud. » Ces mots ont été prononcés par le grand-père de l’auteur à son endroit alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Il lui faudra des années pour les comprendre et tisser les fils de l’histoire familiale. Les faits, il les découvre en mai 2020, six ans après la mort de son père, quand il entre en possession de son casier judiciaire. Établi à Loos-les-Lille alors qu’il est lyonnais, ce dernier fait état d’une condamnation en 1945 pour atteinte à la sûreté extérieure de l’État et collaboration. Effarement de l’auteur sur cet épisode tu toute sa vie par son père, qui se sent une fois de plus trahi par cet homme insaisissable. Traversé par des sentiments de colère et de honte, il décide de remonter aux origines des faits.

La vérité sur le père

Enfant de salaud fait le récit de ce père à travers des faits extraits des archives de la police, loin des histoires abracadabrantes que l’homme a coutume d’inventer. Avec pudeur, l’auteur décrit un enfant qui quitte très tôt le système scolaire et s’avère incapable de garder un emploi. Un épisode éclaire bien cette faiblesse lorsqu’il obtient une place de postier aux alentours de Lyon. « Au bout d’une semaine, les premiers habitants se sont plaints […] Un matin de juillet, le laitier a aperçu mon père dormant dans un vallon, son vélo couché sur le bas-côté. Depuis neuf jours, plus aucun courrier n’avait été délivré dans les boîtes […] ».

Un peu plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, il tente d’intégrer plusieurs corps militaires et para-militaires, qu’il déserte tous. Systématiquement. Ce qui rend son parcours rocambolesque fait aussi ressortir son caractère manipulateur et menteur. Sorj Chalandon a fait le calcul : son père a endossé cinq uniformes entre 1942 et 1945 avant de se faire arrêter. Pour les policiers et les juges qui l’interrogent à la Libération, il « aime se faire valoir ». La phrase inscrite en marge de son dossier judiciaire tombe comme un couperet.

Le salaud, c’est l’homme qui toute sa vie ment à son fils et le laisse dans l’ignorance.

La confrontation

Que faire quand on est dépositaire d’une telle histoire ? Écrire. Écrire pour le confronter quand toutes les tentatives ont été vaines de son vivant. « J’avais peur de sa réaction et peur de briser ses rêves ». Car l’homme se replie vite sur lui-même lorsque certains faits sont évoqués, la confrontation directe virant rapidement au naufrage. Alors, Sorj Chalandon organise une confrontation fictionnelle en mettant en parallèle l’histoire du père avec le procès de Klaus Barbie, procès qu’il connaît pour l’avoir couvert en 1987 alors qu’il était journaliste à Libération. A l’époque, son père lui avait demandé une accréditation pour qu’il puisse lui aussi assister au premier procès intenté par la justice française pour crime contre l’humanité, qu’il avait accepté de lui obtenir dans l’espoir de provoquer « une collision entre le passé et le présent ». Sorj Chalandon décide donc d’antidater la découverte du dossier judiciaire de son père -en mai 2020- pour rapporter l’histoire en 1987 et superposer le procès de Klaus Barbie à celui de son père. Par ce procédé, il fait surgir la vérité en utilisant la même rigueur que la justice : les faits et les preuves avant tout.

Le procès de Klaus Barbie est un procès pour l’Histoire et Sorj Chalandon en fait un récit mémorable. Les témoignages poignants et dignes des survivants, la rafle des enfants d’Izieu et de la rue Sainte-Catherine. La froideur et le silence de Klaus Barbie. Les tortures, les déportations. La souffrance. Les réactions et soubresauts de la salle d’audience, les commentaires sur les marches du Palais. La gravité, les horreurs. Et l’on comprend que le père mythomane et fanfaron, un brin inconscient aussi, était à des lieues de saisir l’importance historique de l’époque.

L’écriture limpide donne force à ce récit poignant où le narrateur oscille entre tristesse, honte et désarroi face à ce père perdu dans ses histoires imaginaires. Plusieurs fois, il questionne : « Mais qu’as-tu fait, papa ? » ; et de poursuivre : « Dire la vérité à son enfant, c’est l’aimer ». Enfant de salaud résonne comme un cri d’amour désespéré d’un fils pour un père.

Note : 5 sur 5.

Enfant de salaud
Sorj Chalandon
Éditions Grasset, 2021, 335 pages.