Avec Em, Kim Thúy déroule le destin de Vietnamiens d’abord asservis par la colonisation française puis foudroyés par la guerre américaine. Un grand roman concis et bouleversant.
Le Vietnam en 1975 est à feu et à sang. Les Américains sont enlisés dans cette guerre qu’ils ne font plus que par orgueil, pour ne pas afficher ouvertement qu’ils l’ont perdue depuis longtemps. « La guerre, encore », écrit Kim Thúy en ouverture de ce magnifique roman, construit autour de courts tableaux.

Ce pays et cette guerre, elle les connaît bien, elle qui les a fuis dans un boat people en 1975 et qui ne cesse de les raconter dans ses romans. Dans Ru, son premier roman, plusieurs fois récompensé, Kim Thúy évoque le Vietnam à travers les souvenirs d’une femme qui a fui son pays pour le Québec. Dans Em, elle délie les fils des histoires bouleversées des enfants métis nés de la violence de la guerre.
Avec réserve. Le premier chapitre de Em s’intitule « Un début de vérité ». Kim Thúy prévient : « Je vais vous raconter la vérité, ou du moins des histoires vraies, mais seulement partiellement, incomplètement, à peu de chose près ». Em et Louis sont deux enfants nés de la guerre, de la violence des hommes, de l’irresponsabilité des soldats. On connaît leur mère, pas leur père. Cette triste réalité doit être replacée dans un contexte plus ancien. Déjà leur mère avait subi la colonisation et ses ravages quand les propriétaires d’hévéas exploitaient les Vietnamiens, les coolies, et s’assuraient un droit de cuissage sur les femmes.
Mais la résistance s’organise et la solidarité se fait réelle. Les enfants vivent dans la rue, nourris par des mères de fortune. Les vies se font et se défont. Et Kim Thúy les résume en quelques mots, avec une concision extrême qui n’en altère pas la brutalité.
Louis n’a pas été le premier bébé à apparaître au pied des tamariniers, comme un fruit mûr tombé de l’arbre ou une plantule poussée du sol. Alors personne ne s’était étonné. Quelques-uns s’occupent de lui, lui offrant une boîte en carton, de l’eau de riz, un vêtement. Dans la rue, les plus vieux adoptent les plus jeunes au hasard des jours, faisant des familles volantes
L’écriture raffinée de Kim Thúy rend d’autant plus intense l’horreur des chiffres de cette guerre abjecte, la brutalité des faits dont le roman fait un état glaçant. Le nombre de morts, le nombre d’évacués par hélicoptère, les litres d’herbicides et de défoliants déversés sur le Vietnam, le nombre d’êtres humains empoisonnés, le nombre de malformations congénitales, … Ces chiffres que des opérations militaires aux noms suggérant la bienveillance – fausse évidemment – ont longtemps masqués : Opération babylift, Ranch Hand, etc.
Qu’est-il advenu de ces enfants métis et orphelins, nés au Vietnam puis évacués en urgence ? Comment ont-il vécu dans leur pays d’accueil ? Em raconte aussi l’histoire des vies éparpillées et des familles recomposées de la diaspora vietnamienne, ses salons de manucures et le Phỏ. Car finalement, nous dit Kim Thúy, les « réfugiés devenus immigrants se sont bien intégrés dans leur nouvelle vie ».
Kim Thúy ne démêle pas les fils de toutes ces vies meurtries. Mais la puissance avec laquelle elle rappelle cette guerre abjecte pour la mettre en face des vies humaines bouleverse. Em est un roman puissant.
Em, Kim Thúy
Liana Levi, 2020, 156 pages.