Une jeune femme assassinée revient sur les moments marquants de sa vie et accompagne les proches qu’elle vient de quitter. Avec L’Antarctique de l’amour, Sara Stridsberg signe un roman où se mêlent poésie et extrême noirceur. Fascinant et dérangeant.
C’est une voix douce venue d’outre-tombe qui s’adresse à nous, celle d’Inni, une jeune femme morte dont le corps gît sur le sol boueux d’une forêt suédoise, au bord d’un lac argenté. Un homme vient de la violer et de l’assassiner avant de faire disparaître les morceaux de son corps dans deux sacoches et de jeter sa tête dans un puisard.
Et après ? Il remonte le sentier. Le soleil est en train de se coucher sur l’autre rive du lac. Une pluie silencieuse tombe sur la forêt. J’ai toujours adoré la pluie. Toujours, aussi courte qu’elle ait été. Aussi courte qu’elle ait été, la vie.
À l’heure où elle quitte le monde, la voix de la défunte raconte la fille, la mère et la compagne qu’elle a été durant cette existence misérable ponctuée de deuils et de séparations. Inni confesse la relation compliquée avec sa mère, l’affection pour Eskil son petit frère trop tôt disparu, puis la descente aux enfers avec la prostitution et la drogue. Mais elle raconte aussi son profond attachement pour son compagnon Shane et l’amour inconditionnel qu’elle éprouve pour ses enfants qu’elle a senti grandir dans son ventre, des enfants qu’on est venu lui prendre pour les confier à des parents plus responsables. Sa mort marque le temps des retrouvailles : elle entend à nouveau leurs voix, retrouve leurs visages, les observe vivre.
Le roman de Sara Stridsberg présente une grande originalité, celle de concilier le récit d’une existence misérable et d’une fin sordide avec une écriture poétique, parfois onirique.
Il paraît qu’on meurt trois fois. Ma première mort s’est produite lorsque mon coeur s’est arrêté de battre dans ses mains, au bord du lac dans la forêt; ma deuxième mort a eu lieu lorsque mes restes humains ont été inhumés dans le cimetière de l’église de Bromma, devant Ivan et Raksha; ma troisième mort se produira quand on prononcera mon nom pour la toute dernière fois.
La narratrice revient sans cesse à cette forêt silencieuse où tout se termine et ces images ultimes s’impriment durablement dans la rétine du lecteur, à la façon d’un memento mori. Ce dernier est envoûté par l’infinie douceur de la voix d’Inni à laquelle il s’attache, au-delà de l’horreur. Une façon pour elle de lutter contre l’oubli.

L’Antarctique de l’amour
Sara Stridsberg
Jean-Baptiste Coursaud (traduction)
Gallimard, 2021, 336 pages.