DÉRIVES: le journal d’écriture (de Kate Zambreno)

Kate Zambreno, 2021 (c) Heather Sten for Riverhead

Dans son dernier roman, le premier publié en France, la romancière et essayiste Kate Zambreno dresse un portrait intime d’une auteure contemporaine. Un récit fragmentaire intime et intense, d’une grande curiosité intellectuelle.

Une auteure dont on ne connaîtra jamais le nom doit rendre un livre, qu’elle pense intituler « Dérives » à son éditeur pour l’automne. Elle dispose de l’été pour l’écrire, un été où se succèdent chez elle sentiments de blocage et procrastination. Elle voit le temps lui filer entre les mains. Cette problématique bien connue des écrivains – le temps de la recherche, de la réflexion, de l’écriture, de la lecture n’est pas celui du quotidien fait d’obligations et de rendez-vous -, Kate Zambreno l’inscrit au cœur de Dérives. Construit comme un journal d’écrivain, Dérives suit les réflexions d’une narratrice absorbée par les tâches de son quotidien qui prend le temps d’observer le paysage qui l’entoure, de livrer son ressenti sur les expositions qu’elle va voir, de partager ses correspondances, de raconter le cambriolage dont elle est victime et sa grossesse… Les références littéraires et artistiques – la vie de l’écrivain Rainer Maria Rilke, les réflexions de Kafka, les dessins de Dürer, les films de Chantal Akerman, les photographies de Nan Goldin – sont autant de mises en abyme de la lecture, de l’écriture, de la création.

« Un mémoire sur rien »

« Dérives incarne le fantasme que je me fais d’un mémoire sur rien » écrit la narratrice, double de l’auteure. Entre fiction et autofiction, Kate Zambreno essaie d’incarner la vie d’une auteure contemporaine prise au piège d’une sorte de « combat créatif ». Elle observe, note, cite, collecte des informations tout en relatant le syndrome de la page blanche, le sentiment d’imposture, sa difficulté à se concentrer, sa vie dans un espace restreint – son appartement. Mais elle dit aussi ce qui lui donne de l’élan : être présente au monde par l’écriture, par son intérêt pour l’art et la photographie, par les soins qu’elle prodigue à son chien, Genet, et par sa pratique du yoga.

Elle s’interroge sur la possibilité d’observer le monde tout en y participant. En relevant les événements ordinaires qui font le quotidien, Kate Zambreno dresse un tableau saisissant de notre époque : la dépression, le poids d’internet dans nos vies et dans l’écriture («  Une œuvre littéraire peut-elle contenir l’énergie d’internet, la distraction qui le caractérise ? »), la crise des réfugiés, l’articulation entre vie privée et carrière professionnelle des femmes.

« Laisser l’oeuvre prendre forme hors de toute contrainte »

Pour l’auteure, la dérive commence lorsqu’elle prolonge les réflexions de Rilke et de Kafka pour les faire siennes. Mais elle va plus loin. « C’est quoi, la dérive ? La tentative d’une forme, peut-être. » De la même manière que le poète Rilke, lorsqu’il se rend chez le sculpteur Rodin, remarque les « gigantesques vitrines remplies de fragments divers. Un morceau de bras, de jambes, de corps est pour Rodin une chose à part entière », Kate Zambreno construit un récit cohérent à partir de fragments de premier abord disparates, mais qui finalement se trouvent être liés. Cette construction lui sert à éclairer son propos sur le processus d’écriture : si la réflexion nourrit l’écriture, le processus d’écriture amène la réflexion.

Je travaille, toutefois, je prends des notes, je réfléchis. Pas vraiment de la fainéantise, je décide ; davantage ce que Blanchot nomme désœuvrement, un terme que ses traducteurs américains ont rendu tour à tour par « inopérance », « inertie », « oisiveté », « antitravail », ou – mon préféré – « chômerie ». Une attitude de l’esprit, plus active, comme une décréation. 

L’une des marques de fabrique de Kate Zambreno, qui a été critique d’art, est d’introduire dans le récit des formes visuelles, ce qu’elle ne manque pas de faire ici avec des photographies dont certaines illustrent sa propre vie. Avec sept romans à son actif, tous mélangeant les genres, Kate Zambreno élabore une œuvre cohérente qui enrichit sa pensée qualifiée par l’auteure et poétesse américaine Sarah Manguso comme « une exhortation ininterrompue sur l’incomplétude et les intersections de la vie, de la mort, du temps, de la mémoire et du silence. »

Même si l’on peut trouver certains passages un peu répétitifs, le récit n’en est pas moins rythmé. Dérives est une excellente histoire d’ambition artistique, de crise personnelle et une réflexion sur les possibilités de la littérature. Représentatif du travail de Kate Zambreno, il est intéressant à lire pour qui veut découvrir cette auteure.

Note : 3.5 sur 5.

Dérives
Kate Zambreno
Stéphane Vanderhaeghe (traduction)
La Croisée, 2022, 412 pages.