Le roman d’une ville (par Santiago Gamboa)

Santiago Gamboa ©Éditions Métailié

Dans Une maison à Bogota, le romancier Santiago Gamboa livre un récit sur une maison et la vie de ses deux habitants. Et un peu plus : il dresse un portrait de la capitale de la Colombie. Un roman superbement écrit à la narration très maîtrisée. À lire absolument !

L’histoire. Grâce à l’argent que lui rapporte un prix littéraire, un philologue colombien peut se permettre d’acheter une maison dans le quartier de Chapinero, à Bogota, qu’il convoite depuis plusieurs années. « Depuis tout petit j’étais intrigué par la maison que je viens d’acheter […] et je crois que j’ai toujours eu envie d’y habiter. » Donnant sur le parc Portugal situé sur les hauteurs de la ville, la maison est l’une des plus belles du quartier et offre une vue d’où il peut apprécier les « montagnes vert foncé de Bogota […], une des rares beautés de la ville ». L’homme de lettres, également narrateur, habite cette maison avec la tante qui l’a élevé après la mort de ses parents dans l’incendie tragique de leur maison.

Une fois passée l’agitation du déménagement, le narrateur s’y installe et les souvenirs affluent. La maison représente le besoin de revenir à l’endroit où il a forgé son identité, et ce d’autant plus qu’il a passé sa vie hors de Colombie, avec sa tante diplomate pour l’ONU, entre les lycées français de Varsovie ou de Bruxelles, entre l’Inde, l’Espagne et Djarkarta… « Tous les romans construisent une sorte de demeure, explique l’auteur. La maison est un symbole esthétique, philosophique, c’est la maison de famille où l’on a été aimé. La maison est l’opposée de la ville où vivent des gens qui me sont inconnus, alors que la maison c’est [mon] univers. »

Le roman de Bogota

Santiago Gamboa fait de la ville de Bogota un véritable personnage de son roman. Le narrateur en décrit l’oppression, la violence, la pauvreté, les inégalités sociales. « Ici, par comparaison, Les Misérables de Victor Hugo pourrait passer pour un portrait de la bourgeoisie française », raconte-t-il. La ville est le théâtre de ses explorations extrêmes, et mêmes franchement sordides. Cet homme, pourtant un peu ennuyeux et solitaire, a éprouvé dans son adolescence un besoin d’aventure. Sous la bienveillante protection de son chauffeur Abundio qui l’accompagne toujours, il découvre les bas-fonds, les soirées nazies et sadiques, les lieux de perdition, la drogue et la misère. Comme dans un tableau de Jérôme Bosch, Bogota est décrite comme l’enfer – un enfer froid, vu le climat-  où les rapports entre les classes sociales sont violents et où beaucoup d’habitants ont peine à survivre.

Une maison à Bogota raconte l’hostilité et l’âpreté de la ville et ce contraste flagrant avec la vie confortable et la culture cosmopolite du narrateur, parfaitement conscient de sa chance. Celui-ci – comme l’auteur d’ailleurs, parce qu’ils ont tous les deux vécu dans d’autres parties du monde -, ont pu observer d’autres cultures, d’autres manières de vivre. Ils en reviennent changés. « Le voyage donne la possibilité de relire l’endroit d’où on vient. J’ai l’impression que plus on s’éloigne, plus on se connaît. »

Se voir, regarder sa propre vie depuis la fenêtre d’en face : c’est peut-être à cela que servent les livres, à cela que sert l’art. Pour nous regarder depuis un endroit éloigné.

Les mémoires d’un homme de lettres

Alors, ces mémoires sont l’occasion de se questionner : qui est l’observateur ? Qui est l’observé ? Dans une scène évocatrice, un jeune garçon observe le narrateur depuis sa fenêtre alors que ce dernier est confronté à la mort, rappelant un épisode de son enfance. Pour Santiago Gamboa, « la littérature est un espace dans le monde. Un espace imaginaire, certes, mais dans le monde. La littérature est la seule possibilité que l’on a de se voir depuis la fenêtre d’en face ». Ce n’est pas un hasard si elle tient une place de choix dans ce roman, si la bibliothèque est située à l’étage, un peu en hauteur donc. Ce n’est pas un hasard non plus si c’est à travers elle que Santiago Gamboa choisit de faire un formidable portrait de son propriétaire.

Un exercice de style très maîtrisé

Construit autour des différents espaces de la maison que le narrateur explore un à un, le rez-de-chaussée, les appartements de sa tante, la chambre des infirmières, la bibliothèque, la mansarde, le récit convoque des souvenirs et dessine, petit à petit, les portraits de ses deux occupants, le narrateur et sa tante, militante de gauche, un temps proche des FARC. « J’ai voulu faire un pari littéraire, explique l’auteur. Il y a un auteur de j’admire, George Perec, qui faisait ce genre de jeu. Je me suis toujours dit que c’était merveilleux de raconter une histoire en partant de quelque chose de différent, de l’argument. »

Le pari est réussi. Une maison à Bogota, par la maîtrise du récit et la beauté de l’écriture, contribue à donner à la capitale colombienne une dimension littéraire et à affirmer Santiago Gamboa comme l’une des voix les plus originales de la littérature colombienne.

Note : 4.5 sur 5.

Une maison à Bogota
Santiago Gamboa
François Gaudry (traduction)
Editions Métailié, 2022, 190 pages.