Les corps solides : la DIGNITE selon Joseph Incardona

Avec Les corps solides, l’écrivain italo-suisse Joseph Incardona signe une satire de la société de consommation sur fond de drame social. Un roman sur la dignité humaine à l’ironie mordante.

Anna, la quarantaine, vit dans le sud du Médoc, au bord de l’océan avec son fils adolescent, Léo. Anna est une femme libre et indépendante. Elle s’est établie là, entre les forêts de pins au parfum mentholé, l’océan au goût salé et le soleil chaud d’été, par choix. Surfeuse, elle pratique régulièrement sa passion, qu’elle transmet à son fils.

Elle vit de la vente de poulets rôtis sur les marchés locaux. Un vie de peu, certes, mais au contact de la nature avec la possibilité de faire du surf sur cet océan houleux à l’horizon sans limite. Ainsi s’écoule sa vie au rythme des marées, dans l’attente de la vague et le plaisir de la glisse.

Jusqu’à l’accident de la route qui lui fait perdre son camion-rôtisserie. Et comme elle est en tort, l’assurance ne l’aidera pas. Sa vie bascule. Les dettes s’accumulent. Son fils, paniqué, fait de mauvais choix et semble tomber dans la délinquance. De modeste, sa vie semble tirer inéluctablement vers la pauvreté. Que faire ? Elle entrevoit une solution lorsque son fils l’inscrit à un jeu télévisé au concept aussi simple que simpliste : toucher une voiture d’une valeur de 50 000 euros le plus longtemps possible. Acculée, Anna tente sa chance.

Un roman sur la dignité

Jusqu’où peut-on aller pour survivre en reniant ses valeurs, interroge Joseph Incardona. « Anna qui a toujours lutté pour son indépendance, montrant l’exemple à son fils, devient son propre paradoxe. Le compromis vous fait baisser la garde. » Entre honte, lassitude et désespoir, Anna va traverser ce jeu cynique, symbole de la société de consommation, en lutte contre elle-même. De personnage ordinaire au début, elle se révèle être une formidable battante dont la force de caractère impressionne.

Les jeux du cirque

La réussite de ce roman réside dans sa description du cynisme de la classe dirigeante et de la collusion entre les mondes politique et économique. « On veut nous faire croire que le politique tient les rênes de la société. En réalité, je crois qu’aujourd’hui c’est la finance, l’économie, qui détient le vrai pouvoir », explique Joseph Incardona. D’ailleurs, la présidente de la république du roman accède à la requête d’une grande entreprise de l’automobile qui souhaite bénéficier de la large audience d’une chaîne de télévision publique pour promouvoir son dernier produit, pensant pouvoir ainsi remonter le moral du peuple qui l’a élue. Un peu naïf, pensez-vous ? Pourtant, elle ne perd pas vraiment à la fin…

Le portrait de la conceptrice du jeu, l’ordinaire Mylène Labarque est un régal. Depuis son jardin de banlieue où elle cultive ses fruits et légumes bio, Mylène Labarque invente tranquillement un jeu avilissant où l’élimination de l’autre est la règle, où l’esprit de compétition écrase le plaisir de jouer (inexistant). À travers ce personnage, l’auteur fustige allègrement ce « bon sens de terroir » quand il est mis « au service de l’exploitation mercantile » … Jubilatoire.

Il a fallu un peu plus d'un an et six personnes pour en arriver là, à ce simple postulat énoncé par Mylène Labarque de son timbre de souris. Deux doctorats HEC, trois masters en Sciences économiques et un diplôme du Conservatoire européen d'écriture audiovisuelle. Quelque chose approchant quarante années d'études mises bout à bout. Mais si on étend le nombre réel des équipes et des collaborateurs, des avocats et des juristes, on arrive à près d'un siècle de paperasse universitaire et de hautes écoles. C'est l'humanité qui finirait dans un alambic duquel ressortirait l'essence de ce que nous sommes devenus : le jus incolore d'un grand jeu télévisé.

Une chute salvatrice

« On en est arrivé là », écrit un Incardona désabusé qui demande « à partir de quand le monde s’est-il complexifié au détriment des individus ? » Le capitalisme a gagné, et c’est brutal. En résonance, l’auteur choisit de s’adresser à ses personnages, de manière brève, avec de courtes phrases cinglantes, qui tombent comme des chutes, fatales et abruptes. L’effet est marquant. « Peau contre tôle. Règne animal et minéral réunis. La soumission consentie de l’homme à l’objet. » Car qu’est-ce qu’on touche le plus aujourd’hui ? Notre smartphone… Comme Anna touche cette voiture… 

La libération viendra du jeune Léo, au caractère fondamentalement bon dans une scène finale très visuelle. Ce qui apparaît comme une faiblesse voire une fragilité dans ce monde de brutes est aussi ce qui sauve. On est rassuré.

Dans ce récit à la construction maîtrisée, Joseph Incardona dessine un touchant portrait de femme et questionne notre rapport à nos valeurs. Même si Les corps solides est moins irrévérencieux que ses précédents romans, Joseph Incardona nous rappelle que la dignité se trouve dans les choses qui n’ont pas de prix. Et ça, ça n’a pas de prix.

Note : 5 sur 5.

Les corps solides
Joseph Incardona
Éditions Finitude, 2022, 272 pages.