Lettres du monde : le goût des rencontres

Voici tout l’enjeu du festival Lettres du monde qui débute vendredi 17 novembre à Bordeaux : faire venir des auteurs étrangers et les emmener là où ils ne seraient pas allés seuls en Nouvelle-Aquitaine, à la rencontre des lecteurs. Ce que la littérature du monde fait de mieux s’approche de nous. Découverte d’un festival itinérant.

Un festival dédié à littérature étrangère

Depuis 19 ans, le festival Lettres du monde fait entendre des voix venues du monde entier en Nouvelle-Aquitaine. Et cette année ne dérogera pas à l’esprit fondateur. « Le festival poursuit avec détermination son travail de lecture du monde », assure Alexandre Péraud, son président. Le coup d’envoi du festival sera d’ailleurs donné par l’Ukrainien Andreï Kourkov, invité d’honneur du festival et témoin incontournable de la guerre qui se joue actuellement en Europe. 

Il ne sera pas seul : quinze auteurs de douze pays différents se croiseront pendant les dix jours que dure le festival et interrogeront le thème de cette édition : « Le meilleur des mondes ? » Chacun à leur manière. Par l’entremise d’un thriller médiéval avec le Catalan Luis Llach. En défendant les minorités avec le Haïtien Louis-Philippe Dalembert. Sous l’angle de l’intime avec la grande auteure américaine Laura Kasischke. Le programme est riche et dense, articulé autour de rencontres uniques. Il n’en faut pas moins pour « penser le monde, l’interroger, le raconter, faire vivre le désir de partage », résume Martine Laval, conseillère littéraire du festival.

Un festival unique en Nouvelle-Aquitaine

L’Américain Douglas Kennedy à Mont-de-Marsan dans les Landes, le Franco-Vénézuélien Miguel Bonnefoy à la librairie Le gang de la clé à molette à Marmande et la Franco-Iranienne Maryam Madjidi à Casseneuil dans le Lot-et-Garonne, le Brésilien Pedro Cesarino à Brive-la-Gaillarde en Corrèze, le Colombien Santiago Gamboa à la médiathèque de Biarritz dans les Pyrénées-Atlantiques, le Suisse Joseph Incardona à La Tremblade en Charente-Maritime,… « Ce n’est pas un salon du livre, explique la directrice du festival, Cécile Quintin, les auteurs bougent tous les jours. »  Son premier challenge est d’ailleurs de trouver des auteurs qui acceptent ce genre de proposition.

Ce qui est intéressant, c’est d’amener des auteurs étrangers dans des petites villes et communes rurales. C’est un moment unique dans l’année, pour les organisateurs et les lecteurs.

Cécile Quintin

Puis de demander aux médiathécaires et libraires quels auteurs ils/elles veulent recevoir. Un système de voeux permet de leur laisser le choix tout en tenant compte des disponibilités des auteurs. « Plus ils/elles sont motrices dans le choix des auteurs, mieux c’est. Car après, ils/elles font un gros travail de fond sur le terrain. Ce sont eux et elles qui font connaître les auteurs, circuler les livres et qui motivent les lecteurs. »

Dans cette interview réalisée le 27 octobre dernier, Cécile Quintin revient sur les enjeux de ce festival littéraire itinérant.

Cette année, le festival Lettres du monde visitera trente-cinq villes de Nouvelle-Aquitaine et organisera soixante rencontres. Il y en a forcément une près de chez vous !

Entre tradition et modernité, la vie d’une femme en Croatie (selon Jurica Pavičić)

Dans La femme du deuxième étage, le Croate Jurica Pavičić décortique par le menu la vie d’une jeune femme meurtrière dans une Croatie en pleine mutation. Un roman sur les rouages d’une famille méditerranéenne.

Tout aurait été différent si elle n’était pas allée à cette fête avec son amie Suzana. Ces mots, Bruna se les répète depuis sa cellule de la prison de Posera où elle purge une longue peine pour le meurtre de sa belle-mère. Mais qu’est-il passé par la tête de cette jeune femme moderne et travailleuse ? Comment en est-elle arrivée à commettre ce geste fatal ? C’est ce que s’emploie à comprendre Jurica Pavičić dans ce roman.

Par le menu, il décortique la vie de Bruna. Jeune femme discrète et moderne, elle vit dans le Split d’aujourd’hui où elle occupe un emploi dans un cabinet comptable dont le revenu lui assure une indépendance. Elle est libre de ses choix et de ses sorties; c’est d’ailleurs au cours d’une soirée qu’elle rencontre Frane Saric, un marin, qui la séduit et qu’elle épouse rapidement. Un peu trop rapidement. Elle n’écoute pas ce pressentiment qui l’avertit pourtant du danger à venir et qui la taraude une nuit durant. « S’ils se mariaient ils emménageraient à l’étage au-dessus d’Anka Saric [ndlr : la mère de Frane]. Cet étage chez les Saric, ça ne lui plaisait pas. »

Une prise de conscience

Le piège se referme sur Bruna après qu’elle a emménagé au deuxième étage de la maison familiale. Elle s’y sent sous surveillance, perd son indépendance, se soumet au rythme de vie de sa belle-mère Anka et à ses exigences. « Cette relation entre belle-mère et belle-fille est névralgique, explique Jurica Pavičić. Deux femmes luttent pour le même prince. C’est très fort dans les familles méditerranéennes où les gens vivent ensemble. Sur le littoral croate, on voit souvent des immeubles où la famille habite. Il y a un étage par enfant. C’est assez totalitaire. » Ce n’est que progressivement que Bruna prend conscience qu’elle ne mène pas la vie qu’elle souhaiterait.

Bruna fut prise d’un sentiment nouveau, d’une sale méchante humeur. Elle se voyait tout à coup sous la lumière crue d’un projecteur. Elle était assise dans la cuisine d’une autre […] Cette maison était en vérité celle d’Anka. […] Le sentiment d’être chez elle avait disparu, balayé d’un revers de main. Elle trempait son couteau dans la confiture et se disait : ça va être dur. 

Démunie face à cette relation de domination-soumission qu’exerce Anka sur elle, Bruna se sent seule. Personne dans son entourage n’est prêt à entendre que sa vie de femme mariée ne lui convient pas.

La Croatie d’aujourd’hui

Car même aujourd’hui, une femme se doit d’être mariée. « Le chemin vers l’émancipation n’est pas simple en Europe de l’Est. La liberté des femmes était inscrite dans le projet socialiste, mais la chute du régime a provoqué le retour en force des conservateurs catholiques », explique l’auteur, également journaliste. La femme du deuxième étage reprend d’ailleurs des thèmes qu’il connaît bien : les mutations économiques et sociales de la Croatie.

Ce sujet, Jurica Pavičić l’avait magnifiquement traité dans L’eau rouge, à la fois enquête et drame intime qui croisait les destins personnels à l’évolution historique de la Croatie de la chute du communisme à l’essor actuel de l’industrie touristique, en passant par la terrible crise économique des années 90 et la guerre. Si l’auteur reste fidèle à ces thèmes qui agitent la société croate actuelle, il les fait se heurter, dans La femme du deuxième étage, à la persistance de certaines traditions incarnées par le personnage d’Anka. « Je suis fasciné par le fait que l’histoire des personnages soit affectée par des événements historiques plus grands, plus larges qu’eux », explique-t-il.

Malgré un sujet intéressant, des personnages attachants et une construction travaillée, le roman peine à convaincre. On regrette que la traduction laisse traîner quelques coquilles…

Note : 2.5 sur 5.

Jurica Pavičić
La femme du deuxième étage
Olivier Lannuzel (traduction)
Éditions Agullo, 2022, 224 pages.

Un documentaire sur un lieu de CREATION littéraire

Dans La Vie de Chalet, la réalisatrice Mélanie Gribinski dresse un portrait d’une résidence d’écriture emblématique de la Nouvelle-Aquitaine : le chalet Mauriac. Une jolie occasion de découvrir un outil régional dédié à la création et un lieu exceptionnel.

Cinq chambres, trois bureaux, une bibliothèque et une cuisine. C’est dans cette maison bourgeoise du 19ème siècle située à Saint-Symphorien en Gironde, au cœur d’un grand parc en lisière du massif forestier landais, que l’écrivain François Mauriac, prix Nobel de littérature en 1952, venait en vacances. Devenue propriété de la région Nouvelle-Aquitaine, elle est aujourd’hui une résidence d’écriture parfaitement intégrée à l’écosystème régional du livre. 

La réalisatrice Mélanie Gribinski y a promené sa caméra pour saisir la vie et le travail dans cette superbe demeure de bois et de briques où près de 300 auteurs et autrices de cinéma, de roman, de poésie, de traduction, de bande-dessinée, de littérature jeunesse, etc. ont passé plusieurs mois.

Portrait d’un lieu de création

Mélanie Gribinski a choisi de montrer la vie dans le chalet Mauriac comme on fait un portrait, en plan serré. Les interviews d’auteurs, la caméra qui les suit dans l’escalier de bois, les moments de travail dans la bibliothèque ou dans une chambre, les repas dans la cuisine ou les moments de détente dans le parc sont autant d’éléments qui donnent à voir, de près, cette résidence d’écriture girondine. « J’ai dû faire à peu près 45 portraits. J’adorais venir ici, faire la route au travers des pins pour passer du temps avec quelqu’un que je ne connaissais pas », raconte-t-elle.

Celle qui commença sa carrière comme photographe portraitiste filme avec douceur et respect la vie et surtout le travail de création. Les artistes accueillis, dotés d’une bourse, sont là pour travailler. Le temps qu’offre la résidence est « un passage où l’on peut se consacrer à l’écriture », rappelle l’écrivain Markus Malte. Avec subtilité et une vraie esthétique, la réalisatrice montre le calme studieux qui enveloppe le chalet en journée – et parfois la nuit. Ce calme où affleure tout juste le bruit feutré du travail d’écrivain. Des doigts qui pianotent sur un clavier, des pas dans un escalier, des chaises qui roulent, de l’eau qui coule, des murmures. Les œuvres qui se construisent, les pages qui se noircissent.

Les auteurs, pour beaucoup, n’ont pas de statut. L’exercice de la « profession » d’auteur est complexe. Les résidences sont des moments d’apaisement où les auteurs peuvent créer.

Patrick Volpilhac

Il y a dans ce documentaire de très beaux moments, de ceux où le temps semble suspendu. Dans une séquence émouvante, Chantal Durros, l’intendante du chalet, explique s’attacher à connaître et respecter les rythmes de travail propres à chaque résident…

Une existence fragile

La vie de chalet (c) Melanie Gribinski

La Vie de Chalet questionne également le rapport entre la création et les politiques culturelles. Si la résidence d’écriture installée dans le chalet Mauriac semble bien intégrée à la politique de création de la région, son existence reste pour le moins fragile dans la mesure où son fonctionnement est intimement lié aux décisions politiques. « Chaque fois que l’on présente les dossiers culturels, les deux-tiers sont fusillés debout par le RN [ndlr : Rassemblement National] », rappelle Alain Rousset, le président de la région Nouvelle-Aquitaine. Et cela a de quoi inquiéter. L’économie du livre est précaire, les gains sont faibles, rarement à la hauteur des dépenses et du temps engagés pour l’écriture. En cela, La Vie de Chalet rappelle avec justesse le poids du politique dans la décision de faire vivre une structure culturelle.

Construit autour d’interviews montées selon de grandes thématiques – le travail de création, l’accompagnement de la résidence, les liens noués entre les résidents, la localisation dans une commune rurale du sud de la Gironde – le documentaire séduit surtout par son traitement du travail en train de se faire et de la vie dans cette résidence d’écriture. S’il donne par moment le sentiment de répondre à une commande institutionnelle et se contente d’évoquer les liens des résidents avec le village de Saint-Symphorien nous laissant sur notre fin, La Vie de Chalet montre ce qui est rarement filmé : le lien entre création et politique culturelle. 

À voir sur la plateforme France.tv jusqu’au 29 octobre 2022.

La Vie de Chalet
Mélanie Gribinski
Documentaire
53 mn
Co-production ALCA Nouvelle-Aquitaine et Les Productions du Lagon, 2022.

LES ANNEES SUPER 8 : autobiographie intime et universelle

La romancière Annie Ernaux cosigne avec son fils David un documentaire réalisé à partir de films familiaux tournés entre 1972 et 1981. Tout à la fois histoire familiale et récit d’une époque, ce moyen métrage touchant s’inscrit pleinement dans l’oeuvre d’Annie Ernaux.

Sur les images surannées, il y a une femme dont les cheveux châtains sont retenus dans un foulard bariolé. Si elle « semble toujours se demander ce qu’elle fait là», c’est bien elle, Annie Ernaux, discrète, un peu figée devant cette caméra intimidante – une caméra Super 8 – que son mari, Philippe Ernaux, acheta en juin 1972. Le couple vient de s’installer à Annecy en Haute-Savoie, avec ses deux enfants et il entend de la sorte « garder la trace des bonheurs et des choses belles, filmer ce que jamais on ne verra deux fois ». Toujours derrière la caméra, Philippe capture ainsi les moments extraordinaires de la vie d’une famille de la classe moyenne : anniversaires, fêtes de famille, et bien sûr les voyages.

Bande-annonce, Les années Super 8, film d’Annie Eranux et de David Ernaux, 2022

Un témoignage d’un époque et d’une classe sociale

Le commentaire écrit et dit par Annie Ernaux fait tout l’intérêt de ce documentaire. Il donne à voir une réalité subtile, de celle que l’on ne montre pas sur ces images destinées à ne capter que le bonheur familial et à n’être diffusées que devant un auditoire restreint les weekends de mauvais temps ou d’hiver. Si les images montrent l’intérieur du logement de la famille, le canapé gris bleu, les objets de valeur et les motifs chargés de la tapisserie, si elles convoquent une certaine nostalgie en montrant la mère d’Annie qui vit alors au domicile du couple et de ses enfants, le texte d’Annie Ernaux met en avant un mal-être plus profond, une quête de soi intime : « Derrière tout cela, je mets une autre réalité, explique-t-elle. J’écris les après-midis sur ce qui m’a séparé de mon milieu social. »

L’auteure poursuit en cela son oeuvre d’observation de la société avec son style, une écriture blanche, qu’elle pose ici sur des images. Un peu comme son roman Les années, chef-d’oeuvre paru en 2008, qui bien qu’écrit à la première personne est le récit collectif d’une époque, Les années Super 8 à travers les films d’une famille, sa famille, est aussi le témoignage d’une classe sociale – la classe moyenne, d’une époque – les années 70, et de l’existence d’une femme – Annie Ernaux, mère de famille, fille et romancière.

Des images rares

Dans ce documentaire entièrement constitué d’images extraites de films familiaux, les voyages qu’effectue la famille tiennent une place majeure. Du Chili à Londres, en passant par l’Espagne et le Portugal, les Ernaux découvrent le tourisme international en même temps que les Français. Un tourisme qui se pratique à l’écart des populations locales faisant de certaines images de rares et précieux documents.

Les films sur l’Albanie et le Maroc ont un intérêt documentaire évident. Quand les Ernaux partent en Albanie en 1975 le pays est verrouillé par le régime communiste et rien ne peut être filmé sans l’autorisation de l’interprète qui les accompagne. Quant aux trois semaines de « désoccupation profonde » passées au Maroc, pratiquement exclusivement dans un hôtel à Tanger, Annie Ernaux retient surtout le silence du personnel.

Plus émouvant, la romancière constate un lent et inéluctable effacement de sa présence sur les images filmées par son mari, parallèlement au délitement de son couple. Elle raconte les disputes récurrentes lors de leur voyage en Espagne : « Dans ce tête-à-tête permanent éclatent les conflits. Je notais dans mon journal : je suis de trop dans sa vie. »

Les années Super 8 est un très beau témoignage d’une époque et d’une classe sociale, comme sait parfaitement le faire Annie Ernaux. Touchant et nostalgique, le film raconte aussi la romancière et son puissant désir d’émancipation par l’écriture. En cela, il est à inscrire dans son oeuvre.

À voir sur Arte.tv

Les années Super 8
Un film de Annie Ernaux et David Ernaux
Les Films Pelléas
2022

Les corps solides : la DIGNITE selon Joseph Incardona

Avec Les corps solides, l’écrivain italo-suisse Joseph Incardona signe une satire de la société de consommation sur fond de drame social. Un roman sur la dignité humaine à l’ironie mordante.

Anna, la quarantaine, vit dans le sud du Médoc, au bord de l’océan avec son fils adolescent, Léo. Anna est une femme libre et indépendante. Elle s’est établie là, entre les forêts de pins au parfum mentholé, l’océan au goût salé et le soleil chaud d’été, par choix. Surfeuse, elle pratique régulièrement sa passion, qu’elle transmet à son fils.

Elle vit de la vente de poulets rôtis sur les marchés locaux. Un vie de peu, certes, mais au contact de la nature avec la possibilité de faire du surf sur cet océan houleux à l’horizon sans limite. Ainsi s’écoule sa vie au rythme des marées, dans l’attente de la vague et le plaisir de la glisse.

Jusqu’à l’accident de la route qui lui fait perdre son camion-rôtisserie. Et comme elle est en tort, l’assurance ne l’aidera pas. Sa vie bascule. Les dettes s’accumulent. Son fils, paniqué, fait de mauvais choix et semble tomber dans la délinquance. De modeste, sa vie semble tirer inéluctablement vers la pauvreté. Que faire ? Elle entrevoit une solution lorsque son fils l’inscrit à un jeu télévisé au concept aussi simple que simpliste : toucher une voiture d’une valeur de 50 000 euros le plus longtemps possible. Acculée, Anna tente sa chance.

Un roman sur la dignité

Jusqu’où peut-on aller pour survivre en reniant ses valeurs, interroge Joseph Incardona. « Anna qui a toujours lutté pour son indépendance, montrant l’exemple à son fils, devient son propre paradoxe. Le compromis vous fait baisser la garde. » Entre honte, lassitude et désespoir, Anna va traverser ce jeu cynique, symbole de la société de consommation, en lutte contre elle-même. De personnage ordinaire au début, elle se révèle être une formidable battante dont la force de caractère impressionne.

Les jeux du cirque

La réussite de ce roman réside dans sa description du cynisme de la classe dirigeante et de la collusion entre les mondes politique et économique. « On veut nous faire croire que le politique tient les rênes de la société. En réalité, je crois qu’aujourd’hui c’est la finance, l’économie, qui détient le vrai pouvoir », explique Joseph Incardona. D’ailleurs, la présidente de la république du roman accède à la requête d’une grande entreprise de l’automobile qui souhaite bénéficier de la large audience d’une chaîne de télévision publique pour promouvoir son dernier produit, pensant pouvoir ainsi remonter le moral du peuple qui l’a élue. Un peu naïf, pensez-vous ? Pourtant, elle ne perd pas vraiment à la fin…

Le portrait de la conceptrice du jeu, l’ordinaire Mylène Labarque est un régal. Depuis son jardin de banlieue où elle cultive ses fruits et légumes bio, Mylène Labarque invente tranquillement un jeu avilissant où l’élimination de l’autre est la règle, où l’esprit de compétition écrase le plaisir de jouer (inexistant). À travers ce personnage, l’auteur fustige allègrement ce « bon sens de terroir » quand il est mis « au service de l’exploitation mercantile » … Jubilatoire.

Il a fallu un peu plus d'un an et six personnes pour en arriver là, à ce simple postulat énoncé par Mylène Labarque de son timbre de souris. Deux doctorats HEC, trois masters en Sciences économiques et un diplôme du Conservatoire européen d'écriture audiovisuelle. Quelque chose approchant quarante années d'études mises bout à bout. Mais si on étend le nombre réel des équipes et des collaborateurs, des avocats et des juristes, on arrive à près d'un siècle de paperasse universitaire et de hautes écoles. C'est l'humanité qui finirait dans un alambic duquel ressortirait l'essence de ce que nous sommes devenus : le jus incolore d'un grand jeu télévisé.

Une chute salvatrice

« On en est arrivé là », écrit un Incardona désabusé qui demande « à partir de quand le monde s’est-il complexifié au détriment des individus ? » Le capitalisme a gagné, et c’est brutal. En résonance, l’auteur choisit de s’adresser à ses personnages, de manière brève, avec de courtes phrases cinglantes, qui tombent comme des chutes, fatales et abruptes. L’effet est marquant. « Peau contre tôle. Règne animal et minéral réunis. La soumission consentie de l’homme à l’objet. » Car qu’est-ce qu’on touche le plus aujourd’hui ? Notre smartphone… Comme Anna touche cette voiture… 

La libération viendra du jeune Léo, au caractère fondamentalement bon dans une scène finale très visuelle. Ce qui apparaît comme une faiblesse voire une fragilité dans ce monde de brutes est aussi ce qui sauve. On est rassuré.

Dans ce récit à la construction maîtrisée, Joseph Incardona dessine un touchant portrait de femme et questionne notre rapport à nos valeurs. Même si Les corps solides est moins irrévérencieux que ses précédents romans, Joseph Incardona nous rappelle que la dignité se trouve dans les choses qui n’ont pas de prix. Et ça, ça n’a pas de prix.

Note : 5 sur 5.

Les corps solides
Joseph Incardona
Éditions Finitude, 2022, 272 pages.

La maison de Jean Giraudoux se renouvelle grâce au numérique

La maison natale de Jean Giraudoux à Bellac (Haut Limousin) investit le numérique pour partager la vie et l’œuvre de ce grand auteur de théâtre et de littérature. Nouvellement nommée La Digitale, elle propose une expérience muséale sensible et technologique qui vaut le détour.

« Quand je suis allée pour la première fois à Bellac, dans la maison de Jean Giraudoux, raconte Christelle Derré, metteure en scène, je l’ai trouvée si triste. » On est alors en 2018 et elle est invitée par le festival de Bellac qui lui a donné carte blanche pour mettre en scène une pièce de l’auteur, Sodome et Gomorrhe. Le spectacle qu’elle propose mêle effets technologiques, mapping et troupes d’acteurs. Joué en extérieur, avec pour cadre la façade de la maison, il donne un coup de fouet aux spectateurs et aux gardiens de l’œuvre de Giraudoux qui lui proposent un grand chantier : réhabiliter et moderniser sa maison natale.

Le numérique dans tous ses états (ou presque)

Il n’en fallait pas plus à Christelle Derré pour investir les lieux avec le Collectif Or NOrmes dont elle assure la direction artistique. Rompue à l’écriture théâtrale qu’elle lie au visuel, au musical, ou encore à la chorégraphie, elle reconnaît s’être « amusée à poser une proposition transmédia à l’échelle d’un homme et de sa vie ».

Et c’est réussi : le spectateur est au cœur d’un parcours spectatorial avec des installations et des dispositifs artistiques qui le transforment en « spect-acteur » au fur et à mesure de ses interactions avec les œuvres. Et des interactions, il y en a. Dans chaque pièce de la maison sont placés une installation ou un dispositif à vivre : au rez-de-chaussée, la table interactive offre une plongée dans une encyclopédie vivante de la vie de l’auteur et la table des communications permet d’écouter, avec un casque, les débats qui ont entouré des moments controversés de sa vie.

Au premier étage, le « spect-acteur » est accueilli par un buste qui prend vie grâce à un système de mapping vidéo et laisse entendre la voix de Jean Giraudoux; une expérience de réalité augmentée à partir d’affiches théâtrales publicitaires d’époque est rendue possible avec un smartphone. Au deuxième étage, une installation vidéo met en présence Ondine, personnage surnaturel et aquatique inventé par Jean Giraudoux, avec le visiteur quand, dans une autre pièce, des téléphones rouges présentent la vie intime et amoureuse de l’auteur.

Un regard novateur sur le contenu du musée

La présence d’acteurs, pendant les heures d’ouverture à la visite, complète la dimension transmédia de ce projet de réhabilitation et de modernisation. Ils assurent la consultation « giralducienne ». À partir d’un questionnaire rempli par les visiteurs devenus patients d’un jour, les comédiens, docteurs d’un jour, posent un diagnostic et délivrent une ordonnance destinée à revigorer leur santé littéraire !

L’aspect spectatorial proposé par le collectif de théâtre Or NOrmes s’accommode bien de l’œuvre de Jean Giraudoux qui n’hésitait pas à utiliser tous les moyens disponibles à son époque. « Je n’ai pas l’impression de travailler avec des nouvelles technologies, assure Christelle Derré, mais avec des outils de mon temps. »

Quand on écoute ses textes contre Hitler, sur le fait qu’il n’y a pas assez de femmes à l’Assemblée, sur son rapport à l’écologie, on découvre un homme moderne, en avance sur son temps. C’est un grand humaniste.

Christelle Derré

Une épine dans le pied

Taxé d’antisémite et de raciste pour son essai Pleins pouvoirs paru en 1939, Jean Giraudoux divise. La muséographie n’entend pas cacher ses propos nauséabonds, mais elle les contextualise, dans cette France alors à quelques mois de la guerre où les fascistes n’avancent plus masqués depuis pas mal de temps déjà. Le climat est délétère et Jean Giraudoux, qui fit une carrière dans la diplomatie française, s’embourbe. « On fait entendre les pires textes de Giraudoux pour que le visiteur puisse avoir son opinion ». Un passage délicat où il a fallu composer avec ce passé sombre sans toutefois s’en détourner. 

Les conditions de sa mort, le 31 janvier 1944, ne sont pas moins obscures. A-t-il été empoisonné par la Gestapo à l’aide d’un poison extrait d’une fleur, la digitale ? Quoi qu’il en soit, cet épisode trouble aura au moins permis de trouver le nom de cette maison-musée.

La Digitale, Maison natale de Jean Giraudoux donne à voir et à entendre le sensible dans les textes de cet auteur majeur du XXème siècle dont les pièces, Amphitryon 38, La guerre de Troie n’aura pas lieu, Ondine, La Folle de Chaillot, ont marqué leur époque au point de devenir des classiques du répertoire théâtral français. Avec seulement un buste représentant l’auteur, la priorité est donnée à l’œuvre et surtout à l’immersion dans l’œuvre.

En plein coeur de Bellac, charmante ville de Charente, il y a maintenant un lieu unique, contemporain qui propose une expérience originale. L’endroit idéal pour (re)découvrir Jean Giraudoux. Et pour ne rien gâcher, les visites sont gratuites tout l’été.

Le roman d’une ville (par Santiago Gamboa)

Dans Une maison à Bogota, le romancier Santiago Gamboa livre un récit sur une maison et la vie de ses deux habitants. Et un peu plus : il dresse un portrait de la capitale de la Colombie. Un roman superbement écrit à la narration très maîtrisée. À lire absolument !

L’histoire. Grâce à l’argent que lui rapporte un prix littéraire, un philologue colombien peut se permettre d’acheter une maison dans le quartier de Chapinero, à Bogota, qu’il convoite depuis plusieurs années. « Depuis tout petit j’étais intrigué par la maison que je viens d’acheter […] et je crois que j’ai toujours eu envie d’y habiter. » Donnant sur le parc Portugal situé sur les hauteurs de la ville, la maison est l’une des plus belles du quartier et offre une vue d’où il peut apprécier les « montagnes vert foncé de Bogota […], une des rares beautés de la ville ». L’homme de lettres, également narrateur, habite cette maison avec la tante qui l’a élevé après la mort de ses parents dans l’incendie tragique de leur maison.

Une fois passée l’agitation du déménagement, le narrateur s’y installe et les souvenirs affluent. La maison représente le besoin de revenir à l’endroit où il a forgé son identité, et ce d’autant plus qu’il a passé sa vie hors de Colombie, avec sa tante diplomate pour l’ONU, entre les lycées français de Varsovie ou de Bruxelles, entre l’Inde, l’Espagne et Djarkarta… « Tous les romans construisent une sorte de demeure, explique l’auteur. La maison est un symbole esthétique, philosophique, c’est la maison de famille où l’on a été aimé. La maison est l’opposée de la ville où vivent des gens qui me sont inconnus, alors que la maison c’est [mon] univers. »

Le roman de Bogota

Santiago Gamboa fait de la ville de Bogota un véritable personnage de son roman. Le narrateur en décrit l’oppression, la violence, la pauvreté, les inégalités sociales. « Ici, par comparaison, Les Misérables de Victor Hugo pourrait passer pour un portrait de la bourgeoisie française », raconte-t-il. La ville est le théâtre de ses explorations extrêmes, et mêmes franchement sordides. Cet homme, pourtant un peu ennuyeux et solitaire, a éprouvé dans son adolescence un besoin d’aventure. Sous la bienveillante protection de son chauffeur Abundio qui l’accompagne toujours, il découvre les bas-fonds, les soirées nazies et sadiques, les lieux de perdition, la drogue et la misère. Comme dans un tableau de Jérôme Bosch, Bogota est décrite comme l’enfer – un enfer froid, vu le climat-  où les rapports entre les classes sociales sont violents et où beaucoup d’habitants ont peine à survivre.

Une maison à Bogota raconte l’hostilité et l’âpreté de la ville et ce contraste flagrant avec la vie confortable et la culture cosmopolite du narrateur, parfaitement conscient de sa chance. Celui-ci – comme l’auteur d’ailleurs, parce qu’ils ont tous les deux vécu dans d’autres parties du monde -, ont pu observer d’autres cultures, d’autres manières de vivre. Ils en reviennent changés. « Le voyage donne la possibilité de relire l’endroit d’où on vient. J’ai l’impression que plus on s’éloigne, plus on se connaît. »

Se voir, regarder sa propre vie depuis la fenêtre d’en face : c’est peut-être à cela que servent les livres, à cela que sert l’art. Pour nous regarder depuis un endroit éloigné.

Les mémoires d’un homme de lettres

Alors, ces mémoires sont l’occasion de se questionner : qui est l’observateur ? Qui est l’observé ? Dans une scène évocatrice, un jeune garçon observe le narrateur depuis sa fenêtre alors que ce dernier est confronté à la mort, rappelant un épisode de son enfance. Pour Santiago Gamboa, « la littérature est un espace dans le monde. Un espace imaginaire, certes, mais dans le monde. La littérature est la seule possibilité que l’on a de se voir depuis la fenêtre d’en face ». Ce n’est pas un hasard si elle tient une place de choix dans ce roman, si la bibliothèque est située à l’étage, un peu en hauteur donc. Ce n’est pas un hasard non plus si c’est à travers elle que Santiago Gamboa choisit de faire un formidable portrait de son propriétaire.

Un exercice de style très maîtrisé

Construit autour des différents espaces de la maison que le narrateur explore un à un, le rez-de-chaussée, les appartements de sa tante, la chambre des infirmières, la bibliothèque, la mansarde, le récit convoque des souvenirs et dessine, petit à petit, les portraits de ses deux occupants, le narrateur et sa tante, militante de gauche, un temps proche des FARC. « J’ai voulu faire un pari littéraire, explique l’auteur. Il y a un auteur de j’admire, George Perec, qui faisait ce genre de jeu. Je me suis toujours dit que c’était merveilleux de raconter une histoire en partant de quelque chose de différent, de l’argument. »

Le pari est réussi. Une maison à Bogota, par la maîtrise du récit et la beauté de l’écriture, contribue à donner à la capitale colombienne une dimension littéraire et à affirmer Santiago Gamboa comme l’une des voix les plus originales de la littérature colombienne.

Note : 4.5 sur 5.

Une maison à Bogota
Santiago Gamboa
François Gaudry (traduction)
Editions Métailié, 2022, 190 pages.

Balade de nuit dans Tôkyô en toute simplicité (avec Yoshida Atsuhiro)

Dans ce sympathique roman du prolifique écrivain japonais Yoshida Atsuhiro, une galerie de personnages se croisent au coeur de la nuit tokyoïte. Des moments de vie simples et une écriture tout en douceur donnent de la légèreté à ce récit malgré tout subtil.

À bord de son taxi bleu nuit, Matsui sillonne la ville tentaculaire de Tokyo. Chauffeur aguerri, il a l’habitude des clients hauts en couleur qui peuplent les nuits tokyoïtes. Qu’ils soient discrets ou bavards, depuis son siège avant et en quelques regards dans le rétroviseur, Matsui les cerne assez rapidement et discrètement alors qu’il les conduit à destination. À une heure du matin, il reçoit un appel de Mitsuki, fournisseur pour une société de production : cette nuit, elle recherche des nèfles à la demande d’un grand réalisateur. La tournée nocturne de Matsui commence.

Les histoires des clients de Matsui sont de celles que permet la nuit, décalées et parfois loufoques. Kanako, écoutante à Tokyo 03 Assistance est chargée d’accompagner la mise au rebut d’un téléphone ayant servi à recevoir des appels de détresse, en respectant un protocole de deuil; un homme qui se fait appeler Shuro, comme le célèbre détective d’une série télévisée, a passé la journée à marcher dans Tokyo pour revenir sur les lieux des dix-huit logements qu’il a occupés au cours de sa vie; Ayano, cheffe cuisinière dans le petit restaurant Les Quatre Coins ne peut oublier un homme qu’elle aime encore et qui a subitement disparu. Tous les personnages de Bonne nuit Tôkyô sont en quête de quelque chose ou de quelqu’un.

S’imaginer qu’on aurait été plus heureux en empruntant une autre direction, c’est une illusion.

Yoshida Atsuhiro décrit avec délicatesse ces hommes et ces femmes de la classe moyenne qui travaillent la nuit et questionne le poids du hasard ou du destin dans la vie des gens ordinaires. Les liens entre les personnages, les rencontres, mêmes si elles semblent improbables, que l’auteur tisse au fil de la narration, rappellent que la relation constitue le coeur de l’humanité.

Avec une écriture toute en retenue, une langue simple, le récit s’écoule à un rythme paisible. Si les nombreux personnages perdent parfois le lecteur, la construction de l’histoire comme un puzzle qui prend forme au fur et à mesure de l’avancée du récit est intéressante. 

Note : 2.5 sur 5.

Bonne nuit Tôkyô
Yoshida Atsuhiro
Catherine Ancelot (traduction)
Éditions Picquier, 2021, 227 pages.

Une plongée dans le monde LUSOPHONE avec les éditions Chandeigne

Depuis 30 ans, les éditions Chandeigne publient des textes et des auteurs du monde lusophone. Récits de voyage ou historiques, poésie, littérature, le catalogue est éclectique et de haute volée. Une très belle entrée dans l’histoire, la littérature et la poésie du Portugal, du Brésil, mais aussi du Mozambique.

Au catalogue des éditions Chandeigne, on trouve pêle-mêle les plus beaux textes de la littérature portugaise et lusophone : les Sonnets du poète du 16ème siècle Luis de Camões célèbre pour Les Lusiades, véritable roman national portugais, La vie extravagante de Fradique Mendes, de José Maria Eça de Queiroz, une Anthologie essentielle de Fernando Pessoa en sont quelques exemples. Car les éditions Chandeigne publient aussi des textes plus récents, ceux de l’écrivain mozambicain Mia Couto, par exemple. 

Le catalogue balaie largement l’histoire multiséculaire du Portugal. En plus des textes littéraires et historiques, il s’est ouvert aux beaux-livres avec la collection Série illustrée dans les années 2000, plutôt destinée à la jeunesse. Il est constitué d’un ensemble de très belles publications portées par le goût de Michel Chandeigne, ancien typographe, et d’Anne Lima, la directrice, pour les beaux objets. Et leur passion commune pour le monde lusophone.

Les 30 ans de la maison d’édition

Quand Michel Chandeigne et Anne Lima créent les éditions Chandeigne en 1992, ils n’imaginaient probablement pas alors qu’elles existeraient encore trente ans après. L’histoire de la maison commence six ans après la création de la Librairie Portugaise et Brésilienne de Paris par Michel Chandeigne, en 1986. Mais dans cette nouvelle aventure, il s’associe à Anne Lima qui prend dès le début les commandes de la maison. Elle s’y investit encore aujourd’hui de cet engagement indéfectible que seuls les passionnés peuvent fournir. « J’aime mon métier, confie la directrice de la maison d’édition, car j’ai une grande liberté avec la contrainte de devoir faire fonctionner la structure, bien sûr. »

Anne Lima trouve son compte dans la gestion de la maison d’édition qui réunit son goût pour les livres et l’histoire, son amour partagé entre le Portugal, pays de sa famille paternelle, et la France. La longévité des éditions Chandeigne doit beaucoup à ses qualités de gestionnaire et sa persévérance.

Éditer des livres portugais, du monde lusophone, demande un peu plus de travail que pour un éditeur anglo-saxon où il y a une attirance plus forte. La littérature lusophone traite des mêmes sujets, même si chaque littérature est spécifique à une ville, une culture. Comme le disait Miguel Torga, « l’universel, c’est le local, moins les murs ».

À l’origine, les collections Magellane et Lusitane

Les premiers textes publiés sont, en 1992, deux récits de voyage et La frontière et les azulejos du palais Fronteira, un texte écrit par Pascal Quignard spécialement pour la maison et qui figure au catalogue depuis trente ans. Ils marquent le début simultané des deux collections qui constituent le coeur de la maison : la collection Magellane et la collection Lusitane.

La collection Magellane trouve son essence dans l’histoire même du Portugal. Les grands explorateurs portugais qui parcourent le monde à partir du 15ème siècle, rapportent des récits. Ils donnent ainsi naissance à un genre, la littérature de voyage, qui devient rapidement le premier genre littéraire de l’histoire de la littérature portugaise. Les récits de voyage se multiplient au fil des siècles, donnant aux lecteurs la matière (intellectuelle) pour faire le tour du monde depuis leur fauteuil. On peut ainsi suivre Vasco de Gama dans son Premier voyage grâce à Álvaro Velho, découvrir Le nouveau monde d’Amerigo Vespucci, ou revivre La découverte du Japon.

La bibliothèque Lusitane rassemble quant à elle des textes littéraires, historiques ou sociologiques de l’ensemble du monde lusophone. Figurent au catalogue les très beaux Contes de la montagne de Miguel Torga, le roman De la famille de Valério Romão qui flirte avec le fantastique et le merveilleux, ou encore le rythmé Eliete, la vie normale où Dulce Maria Cardoso brosse le portrait d’une femme « moyenne en tout » qui sent sa vie lui échapper. « La Bibliothèque Lusitane offre un choix de grands auteurs portugais, brésiliens et Mozambicains. »

Carnet de mémoires coloniales d'Isabela Figueiredo

Carnet de mémoires coloniales d’Isabela Figueiredo est un « texte rare et fort » sur les retournés, ces Portugais qui ont vécu dans les colonies puis ont été contraints de rentrer au Portugal lors de la décolonisation, un pays où ils n’avaient parfois jamais mis les pieds. Dans ce récit biographique, I’auteure revient sur son enfance à Lourenço Marques, devenu Maputo à l’indépendance du Mozambique en 1975. Entre dénonciation de la colonisation portugaise et tentative de réconciliation avec la figure du père, le livre brise certains tabous.

« Ce qui est fort dans ce texte, c’est d’abord que c’est un très beau texte littéraire, une lettre de l’auteure à son père. Elle est à la fois déchirée par son amour pour son père et son comportement raciste. » 

Un livre coup de poing qui aborde le colonialisme avec une écriture frontale et crue.

Un goût pour les beaux objets

Avec des incursions dans le livre d’art, comme Ko & Ko de la peintre Vieira da Silva, ou encore Le Chant du Marais, un texte de Pascal Quignard illustré par Gabriel Schemoul, les Editions Chandeigne vont plus loin et tendent « vers la recherche d’innovations destinées à porter le livre, comme objet, au maximum de ses possibilités. » Il en résulte des essais de livres sonores, d’illustrations en trois dimensions, ou encore de livres-films (Les Aventures de Goopy et Bagha, de Satyajit Ray, Aniki Bobo de Manoel de Oliveira). Pour notre plaisir et notre étonnement.

Carnet de mémoires coloniales
Isabela Figueiredo
Editions Chandeigne, 2021, 352 pages.

Une fête de la librairie INDEPENDANTE !

Samedi 23 avril, l’association Verbes organise la Journée de la librairie indépendante. Et la place sous le signe des valeurs humanistes, en cette veille d’élection présidentielle.

Depuis vingt-quatre ans, l’association Verbes mobilise le jour de la Sant Jordi près de 500 librairies indépendantes de France, de Belgique et de Suisse dans le cadre de la journée mondiale du livre et du droit d’auteur. Une journée pour défendre l’indépendance et réaffirmer le combat des libraires pour protéger leur métier.

Pour Marie-Rose Guarnieri, fondatrice de la librairie des Abbesses située en plein Montmartre, également fondatrice de l’association Verbes, « les livres, on peut les trouver ailleurs mais pas la façon de les penser en lien avec les autres. » Donner une visibilité aux libraires, ce « métier de modeste » est donc fondamental.

Nous tenons à rappeler combien le livre reste la pierre angulaire de toute démocratie et de toute société ouverte sur le monde et qui porte en lui l’esprit de pluralité.

Un livre et une rose

Cette année, le livre On en garde 10 ! sera offert aux visiteurs des librairies indépendantes participant à l’opération. Il est conçu comme une bibliothèque : cinquante auteurs, de Sarah Chiche à Alain Damasio, en passant par Mohamed Mbougar Sarr, Maylis de Kerangal, Nathacha Appanah et Agnès Desarthe  présentent dix livres qui ont marqué leur vie. Un livre « qui invite à un véritable festin » autour des livres fondateurs des auteurs. De quoi susciter la curiosité et, pourquoi pas, des envies de lecture…

Cette journée est l’occasion de « faire un geste en offrant ce livre ou une rose. C’est une façon de remercier nos clients », déclare Lydie, de la librairie du Coureau à Marennes. Car la librairie indépendante reste vulnérable, même si elle représente un élément de l’exception culturelle et est à ce titre protégée, notamment par la loi Lang. 

Inviter les lecteurs à se rendre chez leur libraire est une forme de soutien à la production littéraire et au livre.  Alors lisons, comme le propose cet extrait du Septentrion de Louis Calaferte reproduit sur les affiches de cette journée. « […] descendez dans le métro, asseyez-vous au chaud sur le banc poisseux – et lisez.»

BLEU NUIT de Dima Abdallah

Le deuxième roman de Dima Abdallah, Bleu nuit dresse le portrait bouleversant d’un homme en proie à ses fantômes. Un récit dense et poétique sur la mémoire et l’impossibilité d’oublier.

Le narrateur, un journaliste en télétravail, vit cloîtré chez lui jusqu’au jour où il apprend la mort d’Alma. Il change alors radicalement de vie, décide de tout quitter et de vivre dans la rue. « Il se jette dans la rue comme on se jette d’un pont. » Il s’établit alors autour du cimetière du Père-Lachaise. Parce qu’il erre dans le quartier, il croise des femmes à qui il ne parle pas. Emma, Martha, Carla… Chaque rencontre rappelle un souvenir.

Si la guerre du Liban, celle-là même que Dima Adballah a fui à l’adolescence, est présente, c’est pour évoquer la difficulté à trouver sa place. Bleu nuit est le monologue d’un homme qui n’a pas réussi à trouver sa place dans un monde trop violent et qui est en guerre avec sa mémoire : il cherche à vivre pour oublier. Mais « Oublier est un acte involontaire. On ne peut pas vouloir oublier », rappelle l’auteure.

Sans domicile, dans cette situation de solitude poussée à l’extrême, le narrateur converse avec des auteurs et leurs romans sur des sujets qui font écho à sa vie. Il cite Proust et ses madeleines auxquelles il trouve « un goût amer », Baudelaire, Sartre, Aragon, … Pour finalement, dans le dernier quart du livre, écrire sur des carnets. « Pour un homme qui veut oublier, c’est un mauvais choix », s’amuse Dima Abdallah.

Au contact du monde, le narrateur va créer sa propre mémoire. Une mémoire sensorielle avant tout.

« Je crois que cette mémoire poétique est la plus puissante de toutes. Elle est invincible. Elle est faite de tout ce qu’on a senti et ressenti. Ce qu’on a vécu et ce qu’on a senti ne peuvent être séparés. Je dirais même plus : ce qu’on a vécu est avant tout ce qu’on a senti. » 

Dima Abdallah explore la mémoire comme une archéologue : en fouillant, révélant une strate après l’autre. Dans ce récit rythmé, elle donne voix à un personnage angoissé, hypersensible dont les hallucinations se muent en visions poétiques. Superbe. 

Note : 4 sur 5.

Bleu nuit
Dima Abdallah
Sabine Wespieser éditeur, 2022, 226 pages.

Film : Tropique de la violence (ou la réalité sociale à Mayotte)

Adapté du roman éponyme de Nathacha Appanah, le film Tropique de la violence est sorti en salle en mars. Une plongée ultra-réaliste au cœur d’un bidonville de Mayotte. Un coup de poing qui manque de force.

Dans son roman Tropique de la violence Nathacha Appanah racontait la difficile vie des migrants et de toute une jeunesse mahoraise livrée à elle-même. Réquisitoire contre la misère, la violence et l’injustice, il s’attachait à plusieurs personnages en croisant leur destin dans un récit polyphonique. Plébiscité et primé, le roman a fait l’objet d’adaptations au théâtre et en bande dessinée. Il est aujourd’hui porté à l’écran par le réalisateur Manuel Schapira qui cosigne le scénario avec Delphine de Vigan.

L’histoire. Moïse est orphelin. Sa mère comorienne l’a abandonné juste après leur arrivée sur l’île de Mayotte alors qu’il n’est encore qu’un bébé. Ses yeux vairons l’inquiètent en ce qu’ils sont supposés porter malheur selon une croyance populaire. Il est alors recueilli par une infirmière qui assure son éducation jusqu’à ce jour où elle meurt d’un infarctus. Moïse a treize ans. Il se retrouve seul. Perdu, il est rattrapé par un gang. C’est le début de la descente aux enfers.

Entre fiction et documentaire

Le film Tropique de la violence donne dans la veine ultra-réaliste. Il montre des images dures qu’on ne penserait pas voir à Mayotte. Mais, au fond, que sait-on de Mayotte ? On voudrait voir cette île comme un paradis. Or si le 101ème département de France a tout pour faire rêver- le soleil, la végétation tropicale luxuriante et les eaux bleu turquoise -, il est aussi le plus pauvre et le plus violent de France. Mayotte est un territoire laissé pour compte où vivre est pour beaucoup une lutte quotidienne. Le film montre avec des images crues, très dures, les ravages de la drogue, la misère. « La réalité a imprégné la fiction, reconnaît Delphine de Vigan. Mais le film rend compte de la dimension romanesque. »

Un film tourné à Mayotte

Manuel Schapira a tourné à Mayotte, là où les réalisateurs évitent d’aller en règle générale, pour assurer l’authenticité du film. Il a également fait jouer de jeunes acteurs non professionnels recrutés sur l’île spécifiquement pour le tournage. « Je pensais que le plus difficile, ce serait les bandes, car les gamins ont des accès de violence. Mais il y a chez eux une envie de se projeter. Ils ont accepté. Ils ont besoin de jouer. Gourmand [un jeune acteur mahorais, ndlr] a accepté parce qu’il voulait apprendre à lire » (Manuel Schapira dans C la suite sur France 5). À bien des égards, la réalisation de ce film a été une aventure humaine.

Rares sont les livres et encore plus les films sur Mayotte. En cela, Tropique de la violence est précieux. Si le film hésite entre documentaire et fiction, il est autant un drame qu’un film politique. La tension est forte de même que le propos sur le désespoir d’une population. Malheureusement, le film ne convainc pas. On aurait aimé que l’écriture des personnages soit plus fouillée pour dépasser la caricature et que le scénario ait plus relief.

Celle qui est revenue: l’adolescence entre deux mondes

Initialement publié sous le titre La revenue aux éditions du Seuil, le roman de Donatella Di Pietrantonio sort en format poche. L’occasion de (re)découvrir ce lumineux roman sur la famille qui a rencontré un immense succès public et critique en Italie.

La narratrice se souvient qu’à l’âge de treize ans, dans les années 70, elle a été rendue à sa famille biologique. Elle avait jusqu’alors été élevée par un couple sans enfant, plutôt aisé, vivant dans une villa de bord de mer. Enfant unique, choyée, sa vie se déroulait tranquillement entre ses études, son goût pour la danse et ses amies. Soudain, sans qu’on lui en explique clairement les raisons, elle est envoyée dans un village isolé des Abruzzes où tout lui est étranger : les membres de cette famille qu’elle ne connaît pas, le dialecte qu’ils parlent et qu’elle ne comprend pas, la brutalité de leurs relations auxquelles elle n’est pas habituée, leur mode de vie et les tâches ménagères qu’elle doit accomplir pour la première fois.

Se sentant abandonnée dans ce milieu dont elle ignore tout, elle n’aura de cesse de prendre le bus pour parcourir la cinquantaine de kilomètres qui séparent le village de la ville où elle a grandi, à la recherche de sa mère adoptive. Et d’une explication sur cette séparation brutale.

Celle qui est revenue aborde subtilement la complexité des relations mère-fille dans une société traditionnelle laissant peu de place aux libertés individuelles. Si la jeune narratrice se sent « orpheline de deux mères vivantes », l’amour maternel est pourtant bien présent. C’est lui qui l’encouragera d’une certaine manière dans sa quête de sens et qui lui donnera la force de faire ses choix.

Une belle et inattendue complicité va se développer avec sa sœur cadette, Adriana, « une fleur improbable qui avait poussé sur un petit amas de terre accroché au rocher ». Dégourdie et gaie, sans véritable éducation, elle est un véritable soutien pour la narratrice. Le lien qui s’établit entre elles lui permettra d’apaiser sa colère et de dépasser ses angoisses. En toile de fond, le contraste entre deux Italie, celle de la côte urbanisée et développée et celle du village reculé au quotidien archaïque est saisissant.

L’écriture ramassée de Donatella Di Pietrantonio rythme le récit. En quelques lignes, avec économie, elle place une situation. Attentive aux bruits, aux odeurs, aux sensations, elle capte les émotions en quelques mots, avec sobriété. Un texte rare. Un roman qui se dévore.

Note : 4.5 sur 5.

Celle qui est revenue
Donatella Di Pietrantonio
Nathalie Bauer (traduction)
Le Livre de poche, 2022, 223 pages.

Le Signal : l’océan a gagné (par Sophie Poirier)

Avec Le Signal, Sophie Poirier signe un récit poétique sur sa relation à un immeuble emblématique du littoral aquitain. Entre documentaire et fiction, entre passé et présent, entre performance artistique et contemplation, l’auteure raconte la vie. Un récit sobre et élégant sur la beauté et l’amour.

Depuis cette journée de novembre 2014 où elle entre par effraction dans Le Signal, Sophie Poirier n’est plus tout à fait la même. Dorénavant, cet immeuble que d’aucuns à Soulac-sur-Mer surnomment « la verrue », cette barre de béton de quatre étages en front de mer qui rappelle les HLM de nos banlieues urbaines fait partie de sa vie. De ce lieu de vacances à l’esthétique des années 70, Sophie Poirier en a fait un objet de poésie et de création artistique.

Avec le photographe et vidéaste Oliviez Crouzel, qui signe de belles photographies reproduites en noir et blanc à la fin du livre, elle a conçu plusieurs performances dès 2015. Mêlant une vidéo-projection et la lecture du texte 46 fois l’été qu’elle a écrit, La marée du siècle a marqué les esprits. « La verrue » devenait un objet d’art et de poésie. Cette performance a été suivie de plusieurs autres, Le Signal/Souvenir en 2020, Dix-huit rideaux et Appartement témoin. Il manquait un écrit littéraire. C’est chose faite.

Le témoin du changement d’époque

L’immeuble Le Signal a été construit en 1970 à une époque où l’homme se posait en spectateur contemplatif de la nature. Sa position sur le littoral est volontairement dominante et à l’écart de Soulac-sur-Mer où s’alignent encore de belles villas art déco qui font le charme de cette station balnéaire. Depuis les appartements, la beauté de la vue sur la dune et l’océan est à couper le souffle, toujours la même et pourtant différente. La nature semblait alors immuable.

Lors de sa construction, on vantait le progrès que l’on pensait plus fort que tout, les dalles en amiante dans les salles de bain, la construction de digue pour contrecarrer l’ensablement et les assauts de l’océan. « Aujourd’hui, Le Signal ne nous donne pas ce message : l’environnement n’est pas une bataille. Il faut penser les choses autrement. »

L’histoire du Signal est de dire que la responsabilité est collective 

Sophie Poirier transcrit avec justesse dans ce récit le sentiment de fragilité qui domine aujourd’hui. Les appartements sont vidés de leurs meubles, de la vie, comme « abandonnés ». En même temps que notre rapport à la nature évoluait de la contemplation passive à une forme liant la nature et l’action de l’homme, Le Signal est devenu le symbole de l’érosion littorale et ses habitants les premiers réfugiés climatiques de France.

L’histoire d’un amour

« Ici on a été heureux » raconte un tag sur un mur de l’immeuble. Expulsés en juin 2014 par arrêté préfectoral, les propriétaires laissent derrière eux des appartements plus ou moins vides, régulièrement visités par des inconnus attirés par la friche. Et des poètes… Sophie Poirier est de ceux-là. Si elle s’intéresse au sort des habitants, c’est surtout pour en tirer une matière poétique. Lors de sa première visite, elle entre dans un appartement où deux chaises sont posées face à une fenêtre donnant sur la mer. « Avec Olivier [Crouzel, ndlr], on est entrés et on s’est assis. Il se passait quelque chose. Une émotion, de l’ordre de l’esthétique. Et cet abandon que l’on percevait déjà sans trop savoir où cela allait aller. »

À force d’y entrer en passant sous les grillages et de s’y promener, Sophie Poirier est « tombée en amour de cet immeuble » au point qu’elle en fasse une possession. Pour témoin, les quelques chapardages de chaises et autres objet qu’elle ramasse en fétichiste. Et cette jalousie qu’elle ressent lorsque Le Signal, son immeuble, fait la une de Libération

La beauté des lieux

Malgré les destructions et le désamiantage qui ne laisse apparaître que le béton nu, la beauté de la construction lui saute aux yeux, toujours. Repeint en gris pour éviter aux poussières d’amiante de s’envoler, sans cloisons, « on voyait la mer à travers l’immeuble. Il est devenu très élégant, sur pilotis. » Le soleil couchant dorant la façade nue semble lui redonner une apparence au point que l’auteur ait la sensation de voir vibrer ce rectangle. « Il fabriquait quelque chose en lien direct avec le paysage. Cette beauté m’a à nouveau saisie. »

Il aura fallu plusieurs années avant que Sophie Poirier puisse écrire Le Signal et faire de son obsession pour cet immeuble une fiction poétique. Avec une narration plutôt documentaire dans un premier temps qui s’oriente vers la fiction dans la deuxième moitié du livre, l’imaginaire s’installe en cours de récit. Et l’écriture se fait plus intime au fil des pages.

Le Signal un récit sensible, poétique, de la relation de l’auteure avec cet immeuble témoin d’une époque et d’une conception des loisirs. Histoire d’un échec immobilier, d’une aberration écologique, d’un mode de vie qui n’est plus, symbole du changement climatique, histoire d’amour esthétique, Le Signal est tout ça. Il offre une poésie folle dont Sophie Poirier s’est saisie avec élégance.

Note : 3.5 sur 5.

Le Signal
Sophie Poirier
Editions Inculte, 2022, 120 pages

Niviaq Korneliussen écrit le Groenland d’aujourd’hui

Avec La vallée des fleurs, son second roman, la jeune écrivaine Niviaq Korneliussen aborde la douloureuse question du suicide chez les Groenlandais. Dans une langue crue, sans compromis, elle s’empare de ce sujet de société encore tabou.

Le taux de suicide au Groenland est l’un des plus élevé du monde bien que les chiffres exacts ne soient pas publiés par les autorités pour une raison qui laisse interdit – « les Statistiques du Groenland ne peuvent pas officialiser le nombre de suicides parce que la police et le médecin local n’ont pas les mêmes chiffres ». Le suicide serait même devenu « une culture » selon un journal danois. Silence du côté des autorités groenlandaises et tentative de le faire passer pour un geste culturel de la part des Danois : peut-on faire mieux pour mettre sous le tapis un sujet aussi grave ?

Niviaq Korneliussen, écrivaine tout juste trentenaire, a délibérément choisi de le mettre sur la table en en faisant le sujet de son dernier roman, La vallée des fleurs. Sa narratrice, une jeune femme homosexuelle groenlandaise revient en urgence du Danemark où elle était partie étudier quelques mois plus tôt, pour assister à l’enterrement de la cousine de son amie qui vient de se suicider. Très sensible, déstabilisée par les préjugés des Danois sur les Groenlandais qu’elle a pris de plein fouet pendant son séjour universitaire et fragilisée par une quête de soi dans laquelle elle se perd parfois, son monde bascule au fur et à mesure que le passé resurgit. Prise dans un flot de pensées bouleversantes qui convoquent le mythe du Qivittoq et sa propre tentative de suicide quelques années plus tôt, elle s’attache néanmoins à essayer de comprendre les raisons de ce geste.

Ce qu’elle va découvrir est assez terrifiant : les Groenlandais souffrant de dépression sont livrés à eux-mêmes, au mieux peuvent-ils bénéficier d’un soutien téléphonique (à condition de respecter les horaires de permanence du service d’aide psychologique).

Avec La vallée des fleurs, Niviaq Korneliussen poursuit son récit du Groenland et de son peuple, récit qu’elle avait commencé avec le formidable Homo Sapienne, premier roman inuit queer de l’histoire. Dans une langue crue et contemporaine qui contribue à ancrer le récit dans son époque – elle manie l’anglais comme les SMS –, elle écrit ces sentiments que les Groenlandais préfèrent taire. Le regard franc qu’elle pose sur la société, sans cligner des yeux, contribue à affirmer l’importance de littérature pour dire, raconter, la société et ses maux.

Si La vallée des fleurs n’a pas la puissance d’Homo Sapienne et que la narration manque de précision malgré un audacieux chapitrage à rebours, il n’en est pas moins un très beau roman sur l’amitié et l’amour. Avec ce deuxième roman, Niviaq Korneliussen confirme son statut d’auteur sans compromis.

Note : 3.5 sur 5.

La vallée des fleurs
Niviaq Korneliussen
Inès Jorgensen (traduction)
La Peuplade, 2022, 384 pages.

Création d’une Maison de la poésie à Bordeaux : donner du sens et créer du lien

L’association Maison de la poésie de Bordeaux a lancé une souscription sur Helloasso afin de récolter des fonds. Son but ? Rendre la poésie accessible en réunissant écrivains et publics dans un espace-temps dédié au texte. Avec un plaisir en plus : rendre la poésie joyeuse. Présentation du projet.

L’association Maison de la poésie de Bordeaux à peine créée, son président Patrice Luchet a déjà planifié des événements qui font entendre des textes « de manière joyeuse » et qui « permettront de présenter la marque de fabrique » du travail qui sera mis à l’œuvre dans la future maison. Le premier événement est de taille. Il s’agit de la soirée de lancement de L’Escale du livre le vendredi 8 avril prochain. Après quatre demi-journées d’atelier d’écriture avec Nicolas Tardy, des élèves de CM1-CM2 présenteront leur travail en ouverture de la soirée, puis resteront en bord de scène quand d’autres auteurs, Fanny Chiarello et Emanuel Campo accompagnés par Eric Pifeteau, l’ancien batteur des Little Rabbits, prendront le relais.

Rendre la poésie accessible

Le concept est simple à première vue : organiser un atelier d’écriture avec un écrivain sur quelques jours et une restitution de lectures à voix haute mise en musique, en danse, en dessin, en photographie sur une scène professionnelle, avec des professionnels.

L’objectif de Patrice Luchet est « de monter quelque chose qui rende la poésie accessible. » L’atelier d’écriture comme sa restitution à voix haute donnent accès au texte. « Le rythme de la poésie permet d’abattre les contraintes de langue; la liberté de la poésie permet de défier la barrière de la langue. » Et le final sur scène, où chacun est autorisé à faire entendre sa voix, dans des conditions professionnelles, permet un moment de partage avec les familles, les amis, les spectateurs, les artistes.

Si  « nous avons tous un jour ou l’autre croisé la poésie dans notre vie », nous nous en sommes bien souvent éloignés. Avec ce concept, la poésie encore trop élitiste, serait remise dans la société.

Un projet de poésie et de liens

L’amener dans le monde de l’entreprise est aussi envisagé. Les différents modes de management mis en œuvre ces dernières décennies, citons au hasard et de manière non exhaustive le flex office, la gestion par la qualité et le lean management, la segmentation du métier, ont grandement contribué à la perte de sens. Pour Patrice Luchet, la poésie peut contribuer à « retrouver un sens et avoir une portée sociale par le fait de travailler ensemble puis de restituer ensemble. »

Nous partons du constat que notre monde a besoin de poésie, car le poète dit le monde. Et le réinvente par ses mots. Et cela fait du bien. 

« Tout est possible », affirme Patrice Luchet qui anime des ateliers d’écriture pour des migrants dans le cadre du collectif Bienvenue – Mobilisation pour les réfugiés et qui espère toucher tous les publics.

Et favoriser des rencontres avec des auteurs variés. Même si certains restent hésitants à se mettre en scène, Patrice Luchet se veut rassurant : « La lecture à voix haute n’est pas très éloignée du travail d’écrivain. Elle permet de voir son texte différemment. Et on peut encore avoir une prise sur son texte pendant une lecture, il n’est pas encore figé. Si l’on fait appel à un auteur, c’est qu’on croit en lui, en son texte et qu’on croit qu’il va rencontrer un nouveau public, un public inattendu. »

Une équipe aguerrie

Entouré d’Eric Chevance, co-fondateur du TNT – Manufacture de chaussures aujourd’hui enseignant à l’université Bordeaux-Montaigne, de Carole Lataste, chargée de l’action culturelle au sein de l’association N’a qu’1 Œil, de Philippe Bruno, créateur de la startup BlookUp, un service d’édition de livres de blogs, d’Hèlène des Ligneris, directrice de La Machine à Lire, et des enseignantes Christelle Granit et Stéphanie Soulié, Patrice Luchet assure avancer confiant.

Lancer la poésie dans le monde en la mettant en pratique, en la décloisonnant, en l’ouvrant parce qu’elle fait grandir et crée des liens. Tel est le projet de la Maison de la poésie de Bordeaux. Les villes de Paris, Nantes, Rennes, Hagetmau ont la leur. Assurément, un tel projet fait sens à Bordeaux. Si à terme, l’objectif est de trouver, ou de partager un lieu, l’objet de la souscription lancée via Helloasso est plus modeste. Avec pour ambition de récolter 15 000 €, les fonds permettront de financer les premiers événements principalement à travers la rémunération des auteurs dans le respect de la charte du CNL.

« Les quelques 3000 € récoltés à ce jour soutiendront les événements prévus pour 2022 », assure Patrice Luchet. Un bon début pour ce projet culturel qui œuvrera à promouvoir la création poétique contemporaine. Parce que tous les poètes ne sont pas morts…

Le 1/4 d’heure de lecture des Français!

Jeudi 10 mars 2022 à 10 heures les Français sont encouragés à cesser leur activité pour consacrer un quart d’heure à la lecture, où qu’ils soient, chez eux ou au travail, seuls ou en famille. 15 minutes d’apaisement et de calme pour le plaisir de lire.  

La lecture est un bien précieux que les Français ont redécouvert en 2020 lors des confinements. Les ventes de livres en librairie ont alors décollé de manière inédite – et imprévue. Il est vrai qu’ils disposaient enfin de temps, ce temps après lequel on court en général toute la journée, entre les obligations professionnelles, les tâches domestiques et l’éducation des enfants. Ils disposaient aussi de l’espace de calme nécessaire à la lecture, loin de l’agitation et du fourmillement du quotidien.

Proposé par le Centre national du livre (CNL), le quart d’heure de lecture programmé jeudi 10 mars à 10 heures veut « remettre la lecture au cœur de notre quotidien ». Son principe est simple : arrêter son activité, mettre de côté les appareils électroniques et s’emparer d’un livre choisi librement pour une durée de 15 minutes. Où que l’on soit, au bureau ou chez soi.

Silence, on lit !

Dédier un temps de la journée à la lecture est déjà une réalité pour les élèves et les personnels des établissements scolaires grâce à l’association « Silence, on lit ! », à l’origine de ce projet, et qui depuis 2016 propose un accompagnement à la mise en place de ce temps calme. Les résultats de ce projet dans le cadre scolaire sont probants : il permet un regard différent sur le livre qui n’est plus perçu comme une contrainte scolaire, mais comme un outil d’évasion et de plaisir. Quant aux bienfaits de la lecture sur l’apprentissage et la maîtrise de la langue, connus depuis longtemps, ils sont régulièrement confirmés par des études scientifiques. L’une d’elles, menée par l’Université de Berkeley en Californie, estime que la littérature jeunesse expose l’enfant à 50% de mots en plus qu’une émission télévisée. On le savait aussi : la lecture donne les clefs de la connaissance de soi et des autres.

Mais ce n’est pas tout et c’est peut-être là le plus intéressant. Enfants comme adultes prennent goût à cette pause consacrée à la lecture. Lire est une source d’épanouissement et d’émerveillement, un plaisir. « Les retours en termes d’apaisement, de concentration, d’amélioration du climat scolaire sont extrêmement positifs » selon l’association Silence, on lit ! C’est ce que confirme une étude de David Lewis, neuropsychologue de l’université du Sussex dont les recherches ont montré que la lecture permettrait de réduire le stress plus efficacement que n’importe quelle autre activité. Sans oublier qu’elle stimule le cerveau et contribue à préserver la mémoire.

Lire un peu chaque jour

C’est parce que la lecture a des vertus bien connues que l’opération « le quart d’heure de lecture » veut la promouvoir. Elle affiche pour ambition d’élargir ce temps de pause à l’ensemble de la population, et de pérenniser cette pratique à plusieurs jours de la semaine. « En mobilisant les écoles, les entreprises, les administrations, les associations et en manifestant notre attachement collectif aux livres, le but ultime de cette opération nationale est de permettre à l’ensemble des partenaires de se saisir du « quart d’heure de lecture » pour le généraliser tout au long de l’année. » Si la grande inconnue reste de savoir comment « le quart d’heure de lecture » sera perçu dans le monde de l’entreprise, des projets sont recensés un peu partout en France.

S’autoriser à ralentir. S’accorder une pause en pleine journée pour lire. S’évader de son quotidien pour s’ouvrir à d’autres et à d’autres mondes. La sanctuarisation de 15 minutes chaque jour pour que le temps de lire ne soit plus du temps volé s’inscrit dans un ensemble d’opérations consacrées à la lecture depuis qu’elle a été déclarée « grande cause nationale » qui seront déclinées tout au long de l’année 2022. Nous aurons l’occasion d’en reparler.

DÉRIVES: le journal d’écriture (de Kate Zambreno)

Dans son dernier roman, le premier publié en France, la romancière et essayiste Kate Zambreno dresse un portrait intime d’une auteure contemporaine. Un récit fragmentaire intime et intense, d’une grande curiosité intellectuelle.

Une auteure dont on ne connaîtra jamais le nom doit rendre un livre, qu’elle pense intituler « Dérives » à son éditeur pour l’automne. Elle dispose de l’été pour l’écrire, un été où se succèdent chez elle sentiments de blocage et procrastination. Elle voit le temps lui filer entre les mains. Cette problématique bien connue des écrivains – le temps de la recherche, de la réflexion, de l’écriture, de la lecture n’est pas celui du quotidien fait d’obligations et de rendez-vous -, Kate Zambreno l’inscrit au cœur de Dérives. Construit comme un journal d’écrivain, Dérives suit les réflexions d’une narratrice absorbée par les tâches de son quotidien qui prend le temps d’observer le paysage qui l’entoure, de livrer son ressenti sur les expositions qu’elle va voir, de partager ses correspondances, de raconter le cambriolage dont elle est victime et sa grossesse… Les références littéraires et artistiques – la vie de l’écrivain Rainer Maria Rilke, les réflexions de Kafka, les dessins de Dürer, les films de Chantal Akerman, les photographies de Nan Goldin – sont autant de mises en abyme de la lecture, de l’écriture, de la création.

« Un mémoire sur rien »

« Dérives incarne le fantasme que je me fais d’un mémoire sur rien » écrit la narratrice, double de l’auteure. Entre fiction et autofiction, Kate Zambreno essaie d’incarner la vie d’une auteure contemporaine prise au piège d’une sorte de « combat créatif ». Elle observe, note, cite, collecte des informations tout en relatant le syndrome de la page blanche, le sentiment d’imposture, sa difficulté à se concentrer, sa vie dans un espace restreint – son appartement. Mais elle dit aussi ce qui lui donne de l’élan : être présente au monde par l’écriture, par son intérêt pour l’art et la photographie, par les soins qu’elle prodigue à son chien, Genet, et par sa pratique du yoga.

Elle s’interroge sur la possibilité d’observer le monde tout en y participant. En relevant les événements ordinaires qui font le quotidien, Kate Zambreno dresse un tableau saisissant de notre époque : la dépression, le poids d’internet dans nos vies et dans l’écriture («  Une œuvre littéraire peut-elle contenir l’énergie d’internet, la distraction qui le caractérise ? »), la crise des réfugiés, l’articulation entre vie privée et carrière professionnelle des femmes.

« Laisser l’oeuvre prendre forme hors de toute contrainte »

Pour l’auteure, la dérive commence lorsqu’elle prolonge les réflexions de Rilke et de Kafka pour les faire siennes. Mais elle va plus loin. « C’est quoi, la dérive ? La tentative d’une forme, peut-être. » De la même manière que le poète Rilke, lorsqu’il se rend chez le sculpteur Rodin, remarque les « gigantesques vitrines remplies de fragments divers. Un morceau de bras, de jambes, de corps est pour Rodin une chose à part entière », Kate Zambreno construit un récit cohérent à partir de fragments de premier abord disparates, mais qui finalement se trouvent être liés. Cette construction lui sert à éclairer son propos sur le processus d’écriture : si la réflexion nourrit l’écriture, le processus d’écriture amène la réflexion.

Je travaille, toutefois, je prends des notes, je réfléchis. Pas vraiment de la fainéantise, je décide ; davantage ce que Blanchot nomme désœuvrement, un terme que ses traducteurs américains ont rendu tour à tour par « inopérance », « inertie », « oisiveté », « antitravail », ou – mon préféré – « chômerie ». Une attitude de l’esprit, plus active, comme une décréation. 

L’une des marques de fabrique de Kate Zambreno, qui a été critique d’art, est d’introduire dans le récit des formes visuelles, ce qu’elle ne manque pas de faire ici avec des photographies dont certaines illustrent sa propre vie. Avec sept romans à son actif, tous mélangeant les genres, Kate Zambreno élabore une œuvre cohérente qui enrichit sa pensée qualifiée par l’auteure et poétesse américaine Sarah Manguso comme « une exhortation ininterrompue sur l’incomplétude et les intersections de la vie, de la mort, du temps, de la mémoire et du silence. »

Même si l’on peut trouver certains passages un peu répétitifs, le récit n’en est pas moins rythmé. Dérives est une excellente histoire d’ambition artistique, de crise personnelle et une réflexion sur les possibilités de la littérature. Représentatif du travail de Kate Zambreno, il est intéressant à lire pour qui veut découvrir cette auteure.

Note : 3.5 sur 5.

Dérives
Kate Zambreno
Stéphane Vanderhaeghe (traduction)
La Croisée, 2022, 412 pages.

Suivre une masterclasse avec un écrivain (à distance et gratuitement), c’est possible !

Les masterclasses d’écrivains ont fleuri ces dernières années. Offrant une ouverture unique sur l’univers d’un auteur, elles sont souvent retransmises en direct par internet et accessibles ensuite depuis les sites et les chaînes YouTube des organisateurs. Explication et (petite) sélection.

Erri de Luca, Hervé Le Tellier, Lola Lafon, Leïla Slimani, Jul’ Maroh, Jérôme Ferrari, Javier Cercas, Ian Mc Ewan… Ces écrivains français et étrangers ont en commun d’avoir participé à une masterclasse organisée par la Bibliothèque nationale de France, le Centre national du livre et France Culture.

Les masterclasses ont le vent en poupe depuis quelques années. « Elles proposent une plongée dans la création littéraire contemporaine », en allant bien plus loin que la simple présentation du dernier ouvrage publié. Véritables immersions dans l’univers d’un auteur, elles interrogent l’acte d’écrire. Pourquoi un écrivain écrit-il ? Comment naît un roman ? Et l’inspiration ? De l’idée créatrice jusqu’à la réception du roman par le public, les masterclasses permettent à un auteur de présenter son travail et la manière dont il le fait. Un point de vue unique et inspirant.

Masterclasse de Ian Mc Ewan, « En lisant, en écrivant » (BnF)

France Culture, qui diffuse les masterclasses en partenariat avec la BnF et le Centre national du Livre va plus loin en les enrichissant de grands entretiens d’artistes, de cinéastes, de philosophes, d’historiens, etc. Pour Arnaud Laporte, qui coordonne cette opération, ils ont « pour vocation de constituer une collection d’entretiens de référence sur la culture. »

Même s’ils ne se revendiquent pas « masterclasses », les entretiens d’auteurs de la Maison de la Poésie-Scène littéraire, visibles sur sa chaîne YouTube, permettent de comprendre la fabrication d’une oeuvre. Souvent accompagnés d’une lecture, parfois mis en musique, ils s’inscrivent dans l’esprit d’ouverture, de décloisonnement, de cette scène littéraire.

La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a plus besoin d’habiter Paris pour y avoir accès. Si les masterclasses de la BnF et les entretiens de la Maison de la Poésie accueillent du public, elles sont aussi diffusées sur internet. Et par là-même accessibles à tout le monde, où qu’on habite. On ne boude pas notre plaisir.

« De l’or dans les collines », un WESTERN lyrique

Avec De l’or dans les collines, C Pam Zhang décrit un Ouest sauvage où deux jeunes filles d’origine chinoise vont faire l’apprentissage du racisme et de l’adversité. Un roman original qui donne (enfin) une visibilité à l’immigration chinoise au 19ème siècle rarement traitée dans la littérature.

La scène d’ouverture du premier roman de C Pam Zhang est bouleversante. Deux sœurs d’origine chinoise, Lucy et Sam, âgées de douze et onze ans, doivent enterrer leur père. Désormais seules dans cet Ouest violent, elles s’accordent toutes les deux à respecter la tradition que leur mère, elle aussi décédée quelques années plus tôt, leur a enseignée : fermer les yeux du défunt avec deux pièces en argent pour lui assurer un passage apaisé dans l’au-delà. Mais cet argent, elles ne l’ont pas. Ba, leur père, le buvait et ce n’est pas son maigre salaire de mineur dans une mine de charbon qui lui a permis de l’économiser. Après s’être adressées à un banquier qui ne leur offre que son mépris, elles prennent la décision d’enterrer leur Ba comme elles l’entendent, sans l’aide de personne. Elles volent un cheval et mettent cap à l’ouest à la recherche d’un endroit où il pourra se sentir chez lui.

Ainsi commence l’aventure de Lucy et Sam, véritable voyage initiatique au cœur de l’Ouest américain et de sa population nouvellement constituée. De l’or dans les collines est autant un roman de formation qu’un western. Si la recherche du lieu où leur père pourrait se sentir « comme chez soi » les confronte à elles-mêmes, à leur désir, à leur choix de vie, le roman convoque aussi les figures « classiques » du western : les bisons, la poussière, les pluies diluviennes comme les incendies meurtriers.

L’immigration chinoise enfin visible

L’originalité du roman de C Pam Zhang est de donner une visibilité à des visages que la littérature sur l’Ouest a peu traités voire invisibilisés : la population chinoise immigrée, qui arrive par bateau en Californie à partir du milieu du 19ème siècle. En cela, le roman revisite le mythe de la ruée vers l’or en donnant la parole à d’autres personnages que les habituels hommes blancs et prostituées que l’on croise dans ce genre de récit. L’auteure introduit finement le thème du racisme en évitant de multiplier les insultes attendues (« chinetoques ») et en le faisant reposer sur une erreur de jugement.

Des contremaîtres d’un chantier de construction de chemin de fer prennent contact avec un homme aux traits asiatiques vivant dans un campement californien dans un assez grand dénuement pour lui proposer d’accompagner deux cents migrants chinois arrivant par bateau. Cet homme est le père de Lucy et Sam, leur Ba. Il n’est pas chinois, plus vraisemblablement autochtone. Mais l’ignorance et les raccourcis n’encombrent pas la pensée des deux contremaîtres qui l’embauchent et lui demandent d’assurer la communication entre les immigrants chinois et leurs employeurs. Ce qu’il fera et lui permettra de rencontrer la mère de ses filles.

« Que veut dire chez soi quand Ba leur a fait vivre une vie si remuante ? Il entendait s’enrichir d’un seul coup et, toute sa vie, les a poussés comme une tempête dans leur dos. Toujours vers la nouveauté. La folie. La promesse d’une fortune et d’une splendeur soudaines. Pendant des années, c’est l’or qu’il a cherché, des rumeurs de terres disponibles, des filons inexploités. Toujours ils découvraient à leur arrivée les mêmes collines ravagées, retournées, les mêmes cours d’eau jonchés de décombres. »

Si l’appartenance sociale est un thème de ce roman, la question de l’environnement est aussi présente, une nouvelle manière de faire apparaître les territoires de l’Ouest et leur histoire dans la littérature. Le massacre de la population de bisons dont les os affleurent du sol est souvent évoqué comme les ravages de l’industrie minière naissante.

Deux destins de femmes

C Pam Zhang, avec les personnages de Sam et Lucy, décrit deux destins de femmes, deux attitudes face au racisme et à l’adversité. Si Sam est tout de rébellion et aventureuse, Lucy respecte les règles. Si Sam décide de poursuivre la vie qu’elle vivait avec son père, de mines en mines à la recherche d’un filon d’or qui n’existe peut-être pas, Lucy se dirige vers la ville de Sweetwater pour s’y établir. À côté de la figure du père affaibli par la misère, la pauvreté et les déconvenues, et de celle de la mère absente dont il ne reste que des souvenirs, Sam et Lucy sont des personnages forts qui se créent, s’inventent.

L’auteure introduit dans ce roman de formation une thématique très contemporaine : la sexualité. Sam est née fille mais sous différentes impulsions se travestit en homme.

Le propos moderne est accompagné d’une construction originale, en quatre parties à la chronologie désordonnée, chaque partie étant composée de chapitres ayant les mêmes titres : vent, eau, prune, viande, boue, sel, et or. Autant de thèmes qui poursuivent les deux héroïnes, sans jamais se ressembler exactement, que l’écriture à la fois lyrique et ciselée de C Pam Zhang déroule avec fluidité. Même si la dernière partie peine à trouver son rythme, le roman est captivant. Cette version modernisée de la ruée vers l’or offre un point de vue inédit sur cette période de l’histoire et crée des personnages féminins attachants dont la force et l’intelligence en font des modèles. C Pam Zhang est assurément une auteure à suivre.

Note : 4 sur 5.

De l’or dans les collines
C Pam Zhang
Clément Baude (traduction)
Le Seuil, 2022, 328 pages.