Le Prix Grand Continent à la recherche du GRAND ROMAN EUROPÉEN

Nouveau dans la sphère des prix littéraires, le Prix Grand Continent se fixe pour objectif de valoriser un grand roman européen chaque année. Remis en décembre à 3466 m d’altitude dans le cadre grandiose du massif du Mont-Blanc, ce prix accorde aussi une dotation importante à la traduction, couramment considérée comme « la langue de l’Europe ».

Il y a un peu plus d’un mois, le Prix Grand Continent a été attribué au roman Les noces de Cadmos et Harmonie de Roberto Calasso paru chez Gallimard une dizaine d’années plus tôt. Un hommage à l’écrivain, critique et fondateur de la maison d’édition Adelphi décédé en 2021. Figure tutélaire incarnant l’esprit du prix, Roberto Calasso est l’auteur d’une œuvre magistrale qu’il qualifie lui-même d’ « unique et sans nom » et l’inventeur du concept de littérature absolue. Parlant huit langues, sa contribution à la culture européenne s’étend à son travail d’éditeur où, dès les années 70, il publie de nombreux ouvrages dans des traductions de grande qualité.

Des œuvres majeures ont régulièrement traversé les frontières et touché les lecteurs européens, comme Ulysse de James Joyce ou À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. Donner une chance à des œuvres de fiction, leur permettre de toucher un public européen par leur qualité littéraire et les traduire directement depuis leur langue originale, tel est le défi du Prix littéraire Grand Continent. Émanation de la revue Grand Continent créée en 2019 et qui fait aujourd’hui référence en matière de débat stratégique, politique et intellectuel à l’échelle continentale, il entend contribuer « à l’émergence de nouveaux récits européens structurants et fondateurs. »

Un jury européen

Le jury, qui a la particularité de représenter à part égale les cinq langues du prix, est composé de personnalités reconnues du monde de la littérature comme les Espagnols Javier Cercas et Rosa Montero, l’Allemande Nora Bossong, la Polonaise Agata Tuszynska, et d’auteurs plus jeunes comme Giuliano da Empoli, qui dirige le think tank Volta, Andrea Marcolongo, essayiste spécialiste de la langue et de la littérature de la Grèce antique et Géraldine Schwartz, journaliste franco-allemande.

Chacun a pour mission de repérer un ouvrage susceptible d’être lu à l’échelle continentale, avant même qu’il soit traduit. Le jury délibère donc sur la base d’un dossier constitué de la traduction d’une série d’extraits de l’ouvrage et d’un argumentaire critique. L’annonce du lauréat du prix 2022 est attendue pour la fin de l’année. Il « récompensera une oeuvre récente, cette fois, publiée entre la fin de l’année 2021 et 2022 » annonce Mathieu Roger-Lacan.

Une dotation importante à la traduction

En reconnaissant vingt-quatre langues officielles, l’Europe ne simplifie pas la communication, rendant par là-même la traduction indispensable. « Face à l’hyperpuissance du marché éditorial de l’anglosphère, nous croyons que la traduction doit demeurer la langue de l’Europe », affirme les fondateurs du prix. La dotation du prix, valorisée à hauteur de 100 000 €, finance les traductions dans et depuis les cinq principales langues littéraires européennes que sont le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol et le polonais, et accompagne la promotion du livre primé dans ces cinq aires linguistiques.

Le Mont-Blanc est un pivot des cultures qui l’ont façonné, un lieu de visibilité des ruptures et des avancées qui l’ont produit. 

Un prix remis sur le toit de l’Europe

La remise du prix à la Pointe Helbronner – située à 3466 mètres d’altitude- au cœur du massif du Mont-Blanc, se veut symbolique. « En renversant les habitudes qui font que les prix littéraires sont normalement organisés en Europe dans les salons ou dans les cafés des grandes villes, nous pensons que la création d’un prix littéraire au sommet du Mont Blanc peut permettre les conditions d’un renouvellement. »

Élément central de l’imaginaire européen, le Mont-Blanc est un carrefour géographique et linguistique, autant qu’un lieu d’observation privilégié du changement climatique. Un espace grandiose en résonance avec les grandes transformations de notre époque, dont la littérature et le Prix Grand Continent veulent se faire l’écho.

« Malagar », la maison rénovée de François Mauriac de nouveau ouverte au public

Après deux années de fermeture pour travaux de rénovation, la maison de François Mauriac à Saint-Maixant, Malagar, a rouvert au public. Une restauration de grande qualité qui s’est attachée à respecter les usages et les décors du temps de cet auteur majeur du 20ème siècle et qui autorise aujourd’hui la visite de l’étage. Une (re)découverte au charme intact.

Propriété de la Région Nouvelle-Aquitaine depuis la donation des enfants de François Mauriac en 1985 qui voulaient par ce geste célébrer le centenaire de la naissance de leur père, Malagar, la maison de l’écrivain, prix Nobel de littérature en 1952, a été entièrement restaurée au cours d’importants travaux de rénovation qui ont duré deux ans. Sa réouverture était très attendue tant cette maison est inscrite dans son œuvre dont trois romans sont dits « malagariens  » : La chair et le sang, Destins et Le nœud de vipère.

Pour celui qui ne pouvait « concevoir un roman sans avoir présente à l’esprit, dans ses moindres recoins la maison qui en sera le théâtre », Malagar fut une source d’inspiration notoire.

Une restauration respectueuse de l’époque de l’auteur
Malagar, vue sur les vignes et la ligne de cyprès (c) Centre François Mauriac Malagar

Malagar, « mon humble maison des champs, ma modeste maison des vignes », comme aimait à le dire François Mauriac, s’étend sur un domaine de quatre hectares sur la commune de Saint-Maixant. La douceur est de mise sur cette colline verdoyante de l’Entre-deux-Mers. Dans ce paysage vallonné, entre le lit de la Garonne et les coteaux de vignes, l’horizon est ceinturé de noir par la forêt des Landes. La descente de l’allée de charmilles jusqu’à la terrasse où l’écrivain aimait contempler cette vue et « regarder l’éternité sans trop cligner des yeux » permet de comprendre le rapport de Mauriac à la nature. Alors que son grand-père, qui acheta le domaine en 1853, fit planter des tilleuls, dont un dans la cour aujourd’hui classé arbre remarquable, François Mauriac s’empara du paysage en l’agrémentant de cent trente cyprès ponctués de pins parasols et d’une ligne de peupliers, idée qu’il ramena d’un voyage en Toscane dont il souhaitait ainsi prolonger le charme.

Je n’y habite que trois mois dans l’année, mais c’est le temps qui me ressemble le plus. 

François Mauriac à propos de Malagar
Service à eau en opaline, salon (c) Centre François Mauriac Malagar, 2012

C’est dire si Malagar revêt une importance pour l’écrivain qui en fit l’objet de nombre de ses romans. Cette maison simple qui satisfait néanmoins aux exigences de confort d’une maison de maître à la campagne est d’autant plus intéressante que derrière chaque porte, en chaque objet, l’œuvre pointe. Les connaisseurs de Mauriac reconnaîtront dans le salon sur un guéridon, le service à eau en opaline orné d’un fin filet d’or de Genitrix, la chambre à l’étage où Louis (Le noeud de vipères) écrit son testament. La maison « n’est à chaque fois ni tout à fait la même ni tout à fait une autre », mais elle a assurément nourri son écriture.

La qualité de la restauration est remarquable. Celle-ci s’est attachée à ne pas modifier, encore moins transformer. La maison est celle – ou presque- que Mauriac a connue. Le potager dans la cuisine côtoie la cuisinière à bois qu’il fit installer, les tapisseries des chambres de l’étage n’ont pas été changées ni même refaites à l’identique mais restaurées.

Un superbe espace d’exposition

Le chai rouge accueille désormais un espace d’exposition où l’on chemine comme dans la vie de Mauriac, entre le sable et le bois des Landes. Son épée d’académicien est judicieusement mise en scène, avec un miroir permettant d’en voir les deux faces, pour mieux apprécier le nœud de vipères, les « pignes » de pins et les entrelacs de vignes qui l’ornent. La copie du diplôme de remise du prix Nobel sur lequel figure Malagar est présentée non loin d’un des bustes que le sculpteur Ossip Zadkine fit de lui.

La modernité que Mauriac accueillit toujours avec prudence est présente à travers les bornes numériques. Un immense travail de numérisation de documents, correspondances et photographies a été fait pendant la fermeture pour conserver l’un des plus gros fond d’archives sur l’auteur. Et pour le rendre accessible, cinq bornes tactiles ont été installées qui permettent une consultation au gré de thématiques comme l’œuvre, la famille, la maison. Moment privilégié : elles offrent également l’occasion rare d’entendre la voix de Mauriac.

Avec plusieurs documentaires dont un qui rappelle quel journaliste engagé il fut, il est facile de passer l’après-midi à (re)découvrir cet auteur. Pour ceux qui ne tiennent pas en place, un escape game est organisé chaque mercredi de vacances scolaires prenant pour point de départ le bureau de Mauriac.

Nul besoin de connaître l’œuvre de Mauriac sur le bout des doigts pour la saisir à travers la maison. Les excellentes visites guidées construites en lien avec l’œuvre offrent un parcours unique dans l’intimité de l’œuvre de François Mauriac et la passion communicative des guides les rendent habilement vivantes.

Nota bene : deux maisons girondines de François Mauriac sont aujourd’hui la propriété de la Région Nouvelle-Aquitaine. Le chalet Mauriac, situé à Saint-Symphorien, accueille des écrivains en résidence. Malagar, située à Saint-Maixant et gérée par le centre François Mauriac, est ouverte au public.

Entretien avec PAOLA PIGANI

La romancière et poète Paola Pigani nous a accordé un entretien à l’occasion de la sortie de son dernier roman, Et ils dansaient le dimanche, publié aux éditions Liana Levi. Elle évoque les grands thèmes qui traversent son oeuvre et son rapport à la poésie.

Paola Pigani est l’auteure de trois romans remarqués, N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, Venus d’ailleurs et Des orties et des hommes. Et ils dansaient le dimanche, son petit dernier, fait le récit de Szonja, jeune femme hongroise venue à Lyon pour travailler dans une usine de viscose dans les années 30. Avec une écriture sensible et forte, Paola Pigani raconte les luttes, la solidarité et la fierté ouvrière dans un contexte de tensions sociales fortes. Une profonde humanité se dégage de ce roman qui est aussi une parabole de notre monde d’aujourd’hui.

Les femmes ont une place centrale dans vos romans : la jeune Alba, dans N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures, Nonna, la grand-mère et sa petite fille dans Des orties et des hommes, et Szonja dans Et ils dansaient le dimanche. Leurs rêves les portent. Diriez-vous que vos personnages puisent leur force dans leur imagination ? 

C’est à travers les événements traversés et la rudesse de leur destin que ces personnages de femme révèlent leurs capacités de résistance constituées de rêves, d’aspirations non exprimés. Alba, Szonja, Nonna et Pia essaient de se faire oublier, discrètes et silencieuses, elles observent et entendent tout, s’imprègnent de leur environnement humain mais aussi de la nature, y puisent leurs forces. Ce ne sont pas de grandes héroïnes mais elles portent chacune à leur manière une part de l’histoire de leur communauté. Elles demeurent libres intérieurement, pour laisser libre cours à leur mélancolie et trouver une autre respiration en regardant au loin, grilles, murs, champs, cheminées d’usine, terrains vagues, fleurs des fossés.

Szonja mène un combat intime autant que « social ». Pouvez-vous présenter Szonja ?

Szonja est une jeune Hongroise qui va se glisser dans la peau d’une ouvrière sans autre rêve que de rester en France. Petit à petit au gré de ses désillusions, tout en souffrant de sa condition, elle va se laisser happer par un destin qu’elle imagine plus stable grâce à son mariage avec un Français. D’un combat intime ruinant sa jeunesse, elle s’adonnera à un autre, collectif pour essayer de regagner la dignité de travailler et d’aimer la tête haute. Elle fait partie d’un groupe d’ouvrières dociles mais ensemble elles vont porter leur poids d’espérance et résister aux difficiles conditions de travail puis à la tourmente des années 30 et 31 (où les chefs traquent la moindre défaillance pour écrémer les effectifs durant la crise).

Pourquoi avoir choisi d’ancrer Et ils dansaient le dimanche entre la crise de 1929 et le Front populaire ?

Ces années 1930 ont été marquées par une grande crise économique, avec des menaces fascistes et une mobilisation intense de la classe ouvrière. Le contexte politique et social de cette époque renvoie à ce que nous traversons actuellement en Europe, la résurgence des nationalismes, la remise en question des acquis sociaux obtenus par le gouvernement du Front Populaire et de l’après-guerre, la fragilité de ceux qui viennent d’ailleurs. C’était une de mes premières motivations pour entrer dans cette histoire. Durant ces années éprouvantes, les étrangers craignent d’être balayés par la crise et la haine promue par les ligues fascisantes; c’est dans cette communauté de destin, que se forgent conscience politique et fraternité ouvrière tellement nécessaires à leurs luttes.

Prise de conscience individuelle et organisation collective ne sont pas si simples…

Portée par ce flux collectif salutaire, Szonja devra sa métamorphose à l’ivresse de la lutte et d’un amour inattendu. Le fil de soie artificielle fabriqué à la Tase symbolise aussi le fil de soi que Szonja trouvera pour tisser sa propre destinée. Combats intimes et collectifs se mêlent pour regagner la dignité de travailler et d’aimer la tête haute. Mais cela ne se concrétise pas du jour au lendemain. Il s’agit d’une évolution en plusieurs étapes. C’est ce que j’ai essayé de transmettre dans ce roman.

Ce que je dis, ce que j’écris

Ne tombe pas du ciel.

Ce que j’écris est fait de ma vie

Et ma vie est faite

Avec la vie des autres.

Guillevic

La question de l’immigration est au cœur de vos romans. Tsiganes internés dans le camp des Alliers, immigrés italiens installés comme agriculteurs en Charente, ouvriers dans une usine de viscose à Lyon : le roman permet-il de donner une voix à ceux que l’on a plutôt tendance à oublier ou à ne pas vouloir voir ?

Il est important pour moi de leur faire une place dans un roman car ils font partie de notre histoire et de notre leg humain. Je me sens proche d’eux. Ils ont eu une voix, une trajectoire et des émotions singulières que j’ai essayé de rendre vraies.

Dans Des orties et des hommes, la narratrice évoque le souvenir de sa grand-mère ramassant des orties. Dans Et ils dansaient le dimanche, Szonja se souvient de sa grand-mère qui, assise sous un tilleul, murmure une prière avant le départ de sa petite-fille. Ces personnages attachants et sages convoquent une certaine nostalgie. Quel ressort donnent-ils aux personnages plus jeunes ?

J’aime votre question car elle éclaire quelque chose dont je n’avais pas pris conscience. Il est vrai que dans chacun de mes romans, il y a toujours une vieille âme qui donne sa confiance à une plus jeune. C’est un geste, une prière ou une simple parole propre à signifier qu’il n’existe pas de rupture véritable entre les êtres.

Vos récits se déroulent comme des chroniques de la vie quotidienne. Qu’est-ce que cette forme vous permet de dire que vous ne pourriez dire autrement ? 

Mes personnages sont toujours ancrés dans une époque, des lieux réels. Je veux qu’ils me donnent à voir, à comprendre une certaine réalité humaine, sociale, politique. Ils ont parfois existé, je les ai croisés, connus mais l’écriture les rend autres. Dans le roman, je déploie une autre réalité, celle de mes personnages qui portent ma vision d’une période ou d’un événement historique, d’un fait divers, d’un drame, d’une injustice, d’une problématique psychologique ou sociale.

Vous écrivez de la poésie. Comment nourrit-elle votre écriture romanesque ? 

La poésie est à la naissance de tout. La poésie, c’est se glisser dans les interstices de la langue, de la syntaxe, une grande liberté pour enjamber les murs, les genres, les registres. C’est la matière première de la littérature en tout cas de mon écriture pour aller au-delà des images saturées, des alliances attendues, le premier moyen de transport que j’ai trouvé pour explorer le plus proche comme le plus lointain de ma vie, pour continuer à regarder, à vivre ce que je n’ai pas eu le temps de regarder ou de vivre. La poésie est une manière de trouver un autre rythme, un élan, une liberté dans l’écriture, de saisir ce qui me relie au monde de la façon la plus intime et subjective qui soit. Cela ravive ma confiance et mon travail. Un poème de quelques vers contient souvent la promesse d’un personnage, d’une atmosphère, c’est comme une énigme que je peux déplier.

Et ils dansaient le dimanche
Paola Pigani
Liana Levi, 2022, 230 pages.

Baudelaire à la BnF : l’exposition du bicentenaire

La Bibliothèque nationale de France célèbre le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire avec l’exposition « Baudelaire, la modernité mélancolique » visible jusqu’au 13 février prochain. Une immersion au cœur de la création poétique et de la modernité du « roi des poètes. »

Parmi les 200 pièces présentées dans l’exposition « Baudelaire, la modernité mélancolique » actuellement visible à la BnF, il y en a une qui suscite une curiosité particulière : les épreuves corrigées de l’édition originale des Fleurs du Mal. Le manuscrit original du recueil de poésie le plus connu de France n’ayant jamais été retrouvé, les épreuves corrigées en constituent la seule trace manuscrite. Acheté en 1998 par la BnF pour plus de trois millions de francs lors d’une vente aux enchères chez Drouot, le document constitue un témoignage unique des coulisses de l’édition de ce chef d’oeuvre publié pour la première fois en 1857.

Cette oeuvre exceptionnelle qui a changé le destin de la poésie s’inscrit dans une exposition avant tout consacrée à l’univers poétique de Charles Baudelaire et au rôle qu’y tient la mélancolie « toujours inséparable du sentiment de beau ». Il ne s’agit donc pas d’une exposition biographique mais littéraire, même si le néophyte trouvera tout ce qu’il faut savoir sur Baudelaire. La première partie est consacrée au sentiment de l’exil qu’il a lui-même appelé, dans Mon cœur mis à nu, « la grande Maladie de l’horreur du Domicile ». La deuxième partie poursuit l’idée d’une impossible présence au monde, en explorant le thème de l’image telle que la comprend Baudelaire : non pas ce qui donne présence aux choses absentes mais ce qui avive le sentiment même de leur absence. L’exposition se termine par une invite à pénétrer au plus vif de la mélancolie baudelairienne, en l’abordant comme impossible présence à soi-même.

La modernité c’est la moitié de l’art : son versant transitoire, fugitif, contingent, l’autre, ce qui est éternel. Presque toute notre originalité vient de l’estampille que le temps imprime à nos sensations.

Charles Baudelaire

Les œuvres graphiques et picturales présentées éclairent la compréhension de l’œuvre de Baudelaire. Les estampes qu’il collectionnait côtoient les travaux de ses contemporains : les lithographies de Delacroix sur Hamlet qu’il avait affichées aux murs de son appartement en
1843, les portraits de Nadar, des gravures de Goya, des dessins de Gustave Moreau et d’Odilon Redon. Et ses autoportraits photographiques et dessinés qui le présentent au miroir de lui-même : « Tête-à-tête sombre et limpide / Qu’un cœur devenu son miroir ! » (L’Irrémédiable).

Les poèmes de Baudelaire accompagnent un lecteur sur une vie jusqu’à la mort. L’exposition de la BnF s’attache à décortiquer la création poétique de celui que Rimbaud saluera plus tard comme «le premier voyant, roi des poètes.»

.


Baudelaire, la modernité mélancolique
Bibliothèque nationale de France – François Mitterrand
Galerie 1
Jusqu’au 13 février 2022

Joan Didion, icône des lettres américaines

Pour tout vous dire publié chez Grasset rassemble plusieurs textes de la romancière, essayiste et journaliste Joan Didion, écrits entre 1968 et 2000. Ce recueil est l’occasion de découvrir l’écrivaine derrière l’icône, décédée à New York il y a un peu plus d’un mois à l’âge de 87 ans.

Joan Didion a connu la consécration en France avec un essai, L’année de la pensée magique, paru en 2007. Pour affronter deux drames qui l’assaillent, la mort de son mari, l’écrivain et scénariste John Gregory Dunne, et l’hospitalisation prolongée suivie du décès de leur fille adoptive, Quintana, et éviter les dérives de la pensée, Joan Didion se lance dans une série de recherches qui l’aident à comprendre la période douloureuse qu’elle traverse. « Savoir, c’était contrôler », écrit-elle. L’écriture qui fait partie de ce qu’elle peut contrôler constitue aussi un refuge. Il résultera de cette période heurtée cet essai, L’année de la pensée magique, où elle raconte le deuil avec sobriété et dissèque sa rédemption par la littérature.

L’écriture, facette de la littérature, l’anime dès l’enfance, comme une idée fixe encouragée par sa mère. De Sacramento, en Californie, où elle est née en 1934 dans une famille très aisée, à ses années d’études à Berkeley, jusqu’à son entrée au magazine Vogue, ce désir d’écrire ne la lâchera pas.

Ses essais sur la vie californienne dans les années 70 ont inauguré, aux côtés des écrits de Tom Wolfe, Nora Ephron et Gay Talese, l’ère du New Journalism, une forme de journalisme littéraire. Dissection « à la fois cool et impitoyable » de la politique et de la culture américaines, ils mélangent réflexions personnelles et observations sociales. « La Journaliste est indissociable de la Romancière », pour Chantal Thomas, qui signe la préface de Pour tout vous dire. « Joan Didion opte pour un alliage de dureté factuelle et d’humour. Elle vise le grand public. Dans son refus de toute forme de jargon, elle n’entretient aucune affinité avec le monde académique ni avec les discours de militantisme. Elle travaille dans la même direction que Norman Mailer ou Tom Wolfe, du côté du New Journalism. »

Sa vocation d’écrivaine et sa conception du récit sont au cœur des textes choisis et rassemblés dans Pour tout vous dire publié aux États-Unis juste avant sa mort. Pourquoi j’écris et Raconter des histoires révèlent ce moment intime de la naissance d’un texte par l’intermédiaire d’une « image mentale » et son choix de se consacrer à la forme longue : « Il me fallait de la place », écrit-elle. Dans Derniers mots, Joan Didion écrit son admiration pour Hemingway dont elle a recopié l’incipit de L’adieu aux armes pour en percer les secrets. « Quatre phrases d’une simplicité trompeuse, 126 mots dont l’agencement me paraît tout aussi mystérieux et galvanisant aujourd’hui qu’à l’époque où je les ai lus pour la première fois. »

Mais au fond, quoi qu’elle raconte, c’est toujours l’Amérique qu’elle scrute. L’alcoolisme et le jeu, la guerre, la Californie, les femmes, le photographe Robert Mapplethorpe, les publications posthumes des écrivains, la presse underground, la politique sont autant de prétexte à analyser son pays, dans toutes ses vérités et ses contradictions, sans concession.

Je n’écris que pour découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois, ce que ça signifie. Ce que je veux et ce que je crains.

Des romans, elle en écrira cinq dont Maria avec et sans rien/Mauvais joueurs en 1970 qui dresse le portrait d’une jeune femme à la dérive dans le milieu du cinéma et Un livre de raison paru en 1977, enquête psychologique et roman politique sur le destin de deux Américaines dans un pays d’Amérique centrale. Styliste extraordinaire, « virtuose de la prose », chacune de ses phrases est travaillée avec précision. Son style incisif, son sens de la formule et sa liberté de ton donnent à son regard une modernité et une puissance visionnaire.

Publiée par les plus grands magazines, The New Yorker et The New York Times Magazine entre autres, Joan Didion a aussi écrit, avec son mari, des scénarios pour Hollywood. Pour tout vous dire permet d’aborder la pensée et le style de celle qui a occupé une place prestigieuse dans le paysage intellectuel des États-Unis.

Pour aller plus loin :
Le documentaire Joan Didion : le centre ne tiendra pas, réalisé par son neveu Griffin Dunne en 2017 et diffusé par Netflix.

Note : 4 sur 5.

Pour tout vous dire
Joan Didion
Pierre Demarty (traduction)
Grasset, 2022, 214 pages.

Hervé, lecteur facétieux et inspiré

Quel est notre rapport à la lecture et aux livres ? Suite de notre série de portraits de lecteurs avec Hervé, auteur, compositeur, joueur de foot et amateur d’histoire, admirateur de Léo Ferré et de Gérard Manset.

« Je lis très peu mais je rêve d’avoir une grande bibliothèque. » Hervé est un homme qui se plaît dans la contradiction. Avocat le jour, musicien la nuit avec le groupe pop rock qu’il a fondé, Lokomotiv Sofia, c’est dans ces univers opposés qu’il évolue depuis toujours – ou presque. Amoureux de la langue française sous toutes ses formes, de la plus stricte lorsqu’il plaide à la plus poétique lorsqu’il la chante, il se délecte des mots et des sentiments qu’ils expriment. Jusque dans l’écriture.

De chansons évidemment, mais aussi, plus récemment, d’un livre. « J’écris un livre sur le geste de Zidane lors d’un match amical de l’équipe de France contre le Danemark en 2001. Au-delà de l’étude philosophique sur ce geste, je parle du joueur. » Fan de foot, il a sur sa table de chevet Né pour jouer d’Alain Giresse et quelques vieux magazines de foot récupérés dans des vide-greniers ou glanés sur quelques marchés aux puces. Si l’enfant qu’il était se laissait emporter par l’ivresse des matchs, l’adulte d’aujourd’hui cherche plutôt à comprendre comment le foot a été standardisé.

Les romans ? « J’ai lu ceux qu’on m’a obligé à lire à l’école. Je n’aime pas les histoires inventées. Je recherche le réel à travers la lecture. » Sa lecture de Vendredi ou les limbes du Pacifique de Michel Tournier demeure, malgré le temps passé, un souvenir effroyable. « Je ne comprenais rien. »

Il faut insister pour qu’Hervé sorte de sa posture facétieuse. « Vous voulez vraiment que je trouve un roman… (il semble gêné, il hésite, puis son regard scintille, amusé) Moi et Lui d’Alberto Moravia ! » C’est donc cela… Un roman de près de cinq cents pages où un homme dialogue et se dispute crûment avec son sexe.

« – Vous semblez à la fois amusé et gêné ?
– Ce n’est pas ce que l’on attend quand on parle de littérature, non ?
– Pourquoi dites-vous cela ? On n’est pas obligé de coller à une vision scolaire de la littérature… La posture anticonformiste que vous adoptez est amusante. Mais ce n’est pas vraiment vous. Je vous connais assez pour pouvoir le dire.
– (un peu déçu) Je lis des livres. Des livres historiques. Des témoignages, des biographies. Des livres faciles d’accès. Croyez-le ou non, mais c’est une source de moquerie dans mon entourage.
– Vraiment ? Parce que ce n’est pas de la fiction ? Pourquoi lisez-vous ces livres ?
– Les livres d’histoire montrent ce qu’est notre humanité dans des situations extrêmes, comment des hommes se comportent quand ils sont pris dans des événements exceptionnels. Il y est question de courage et de bravoure. Vous connaissez En auto mitrailleuse à travers les batailles de mai 1940 de Guy de Chézal ? Une histoire simple et héroïque de Français qui racontent leur vie pendant la Seconde Guerre mondiale. »

Derrière la posture d’Hervé, il y a une réalité. Le roman, la littérature sont difficiles d’accès. « Je n’arrive pas toujours à me concentrer. Très vite mon esprit vagabonde. La parole me captive mieux et plus vite. Je m’intéresse à la philosophie. Je n’ai jamais découvert une pensée avec un livre mais par l’audio. La radio et le podcast sont importants. » Hervé n’a pas le goût de la fiction. Ce qui ne l’empêche pas de consacrer une grande partie de ses journées à l’écriture. Et ses modèles en la matière sont des poids lourds. Léo Ferré, qu’il découvre grâce à une émission (re)trouvée sur internet, « Porte d’embarquement » de Jean-Pierre Chabrol. « Je découvre l’incroyable personnalité de ce chanteur dont j’ignorais pratiquement tout de la musique à part quelques standards que je trouvais vraiment démodés… Et je découvre un homme sans concession, qui exprime une pensée libre, toujours non conformiste, souvent choquante. Son écriture est du même ordre : elle bouscule, elle dérange, elle peut déplaire. Et derrière autant d’intransigeance et de radicalisme se cache une immense sensibilité. Léo Ferré nous secoue pour nous rendre vivants. » Les mots résonnent longtemps et loin. Le grand Léo comme modèle pour cet homme qui s’engage régulièrement et complètement dans des causes écologiques et sociales. La sensibilité de l’un comme un écho à celle de l’autre, palpable mais toute en retenue.

L’autre modèle d’Hervé, c’est Gérard Manset dont l’écriture peut être terriblement mélancolique. « Manset nous bouscule aussi mais davantage par les sentiments que les mots. La tristesse, le désespoir sont des sentiments qui ne lui font pas peur et qu’il n’hésite pas à retranscrire dans ses chansons. Il vous fait aimer la tristesse. »

Il aura fallu insister pour percer à jour Hervé, s’y reprendre à plusieurs fois, creuser derrière la facétie pour révéler une sensibilité mélancolique, un homme à fleur de peau. Nos lectures disent beaucoup de nous.

Le combat d’une tribu amérindienne par LOUISE ERDRICH

Dans Celui qui veille l’écrivaine Louise Erdrich fait le récit romancé du combat de son grand-père contre la résolution 108 dite de « termination » visant à fermer les réserves de cinq tribus amérindiennes. Une histoire plurielle hautement humaine, un récit bouleversant : assurément, un grand roman, l’un des meilleurs de l’auteure.

1953, Dakota du Nord. Thomas Wazhashk apprend qu’un sénateur mormon, un certain Arthur V. Watkins a déposé une résolution à la Chambre des représentants stipulant que cinq réserves devaient être libérées de tout contrôle fédéral. Bien que la réserve de Turtle Mountain, où il vit, soit directement concernée, peu d’autochtones semblent informés. Il faut dire que les termes semblent gratifiants – il y est fait mention d’émancipation et d’opportunité – et que les habitants sont plus préoccupés par leur vie quotidienne difficile, proche de la survie. Thomas, veilleur de nuit dans l’usine d’horlogerie de la réserve et président du conseil tribal, comprend rapidement que le seul mot qui compte dans ce texte, c’est le mot « termination », que l’on peut traduire par suppression. Alors, inlassablement, il va informer, collecter les témoignages et mobiliser les habitants pour lutter contre ce projet qui vise en fait à supprimer les aides de l’état fédéral octroyées à son peuple et à vendre ses terres. « Personne ne réalisait ce qui était en train de se passer, parce que la langue dans laquelle on l’avait formulé était brillante, pleine de faux-fuyants orwelliens et cauchemardesques », raconte Louise Erdrich.

Thomas est le personnage central du roman. C’est un homme intelligent et tourmenté qui passe ses nuits à écrire pour chercher des soutiens dans ce combat. Il est celui qui veille. D’une certaine manière, sa nièce, Patrice, dite Pixie, veille aussi : c’est elle qui reste éveillée à attendre le retour de son père alcoolique et violent pour pouvoir alerter sa mère et son frère. Mais elle mène aussi son propre combat : à dix-neuf ans, la jeune fille, poursuivie par deux prétendants qui ne l’intéressent pas, ne pense qu’à retrouver sa sœur, Véra, partie à Minneapolis et dont sa famille est sans nouvelles depuis plusieurs mois.

Louise Erdrich aborde ainsi le drame de ces femmes autochtones disparues et assassinées. « C’est un sujet essentiel pour moi. Je le prends très à cœur, parce que je sais que les statistiques, déjà effroyables, sont bien en-deçà de la réalité de la violence subie par les femmes autochtones, vu toutes les plaintes qui ne sont jamais déposées. […] Je tenais à aborder le fait qu’historiquement, c’est arrivé en partie à cause de cette politique de réinstallation, qui a fait venir beaucoup de femmes autochtones en ville.»

L’épisode où Patrice cherche Véra dans Minneapolis est édifiant. Louise Erdrich crée habilement un climat angoissant, en recourant à des images effrayantes : une chambre déserte dans une maison délabrée et crasseuse, des colliers reliés à des chaines attachées aux murs, des matelas tachés et puants. Les visions inquiétantes de Thomas et de Patrice ajoutent à l’angoisse. C’est grâce à sa force de caractère que la jeune femme échappera au pire.

Les autres personnages sont eux aussi passionnants, forts et intelligents : Rose, Zhaanat, Wood Mountain et Barnes. Ils se connaissent, sont liés, se croisent et tracent leur propre chemin. Celui qui veille est une histoire plurielle magnifiquement composée. Si parfois le roman frôle la comédie romantique, c’est pour mieux replonger quelques pages plus loin dans une réalité plus angoissante. Le réalisme moderne laisse sa place à la spiritualité amérindienne et à la langue objiwé. L’ensemble donne à ce roman un rythme qui lui est propre, ni rapide ni lent, mais constant et déterminé.

Inspirée par son grand-père qui a lutté contre la résolution 108 alors qu’il était président du conseil tribal, et qui lui a laissé une abondante correspondance sur laquelle elle s’est appuyée, Louise Erdrich fait, avec Celui qui veille, le récit d’une aventure humaine unique peuplée de personnages inoubliables. Récompensé par le prix Pulitzer de la fiction 2021, il est la preuve du talent de Louise Erdrich, qui, pour citer l’écrivain Colum McCann, « illumine la littérature américaine depuis quatre décennies. »

Note : 5 sur 5.

Celui qui veille
Louise Erdrich
Sarah Gurcel (traduction)
Albin Michel, 2022, 543 pages.

Le chien, la neige, un pied : tragi-comédie dans les Alpes italiennes !

L’auteur italien Claudio Morandini signe avec Le chien, la neige, un pied un roman à l’atmosphère étrange qui pourrait être une légende qu’on se raconte, à la veillée, au coin du feu. L’humour de ce conte cruel sur la vieillesse, la solitude et la marginalité ajoute au cocasse de cette histoire captivante.

Adelmo Farandola vit seul, isolé dans un misérable chalet d’alpage. Tout approvisionnement au village, en contrebas, relève de l’expédition. Pourtant, en cette fin d’automne, alors que « des vents glaciaux balaient le vallon » et que les « nuages s’épaississent, s’amoncellent [au point que] plus rien ne les arrache aux parois rocheuses », il se prépare à y descendre pour acheter les vivres dont il a besoin pour passer l’hiver : de la viande séchée, des saucisses, du vin et du beurre. Le vent le fait ployer pendant sa marche vers le village. Mais il sait que ce n’est finalement que peu de choses en comparaison au chemin du retour, quand il devra porter un sac chargé sur son dos en montant la pente.

Au village, l’épicière le reconnaît et lui rappelle qu’il est déjà venu il y a peu de temps. Est-ce la première ou la deuxième fois qu’Adelmo entre dans l’épicerie à quelques jours d’intervalle ? Sa mémoire est confuse. Son hygiène est si négligée qu’il incommode. On lui demande de laisser la porte ouverte. Et les longs mois de solitude et de silence lui ont fait perdre sa capacité à communiquer : il ne sait plus converser. Perdu dans les conventions sociales, il se presse de remonter à l’alpage. Le dénivelé le fait souffrir autant que le vent mordant. Lorsqu’il arrive à son chalet, quelques heures plus tard, un chien l’attend.

Avec Adelmo Farandola, Claudio Morandini compose un personnage énigmatique, à l’opposé du vieux montagnard vivant en harmonie avec la nature. Adelmo perd le sens des choses et des gestes. Mais il ne se rebelle pas, au contraire, il se cache. Et prend des décisions qui sont pour le moins incompréhensibles. Lorsque l’hiver s’installe sur le minuscule chalet d’alpage et que la neige l’ensevelit, l’isolement d’Adelmo Farandola est à son paroxysme.

C’est alors que le chien se met à parler.


« – Il y en a d’autre pour moi ? demande [le chien].
– Tu viens à peine d’avoir ton repas !
– C’était un bout de pain sec. Tu veux que je meure, là, devant toi, c’est ça ? Je dois me nourrir, je ne peux pas faire semblant. Un bout de pain, ça ne suffit pas.
– Tu n’auras pas de mon vin.
– Tant pis pour le vin. Je pensais plutôt à un petit bout de saucisse.
– Ben tiens.
– Les chiens sont carnivores, le pain sec ne nous suffit pas, on n’est pas des poules, avec tout le respect que j’ai pour les poules. »


Claudio Morandini fait basculer le récit en introduisant ce chien qui parle tant qu’il en paraît même bavard. C’est lui, le chien, qui adopte Adelmo Farandola et décide de passer l’hiver en altitude avec l’homme. Il l’aide à ne pas sombrer dans l’inconscience. Le chien « est indispensable à l’économie du récit car il introduit l’humour. Et il donne l’occasion à Adelmo Farandola de retrouver son humanité », souligne l’auteur.

Le dialogue entre le chien et l’homme semble normal. On accepte que le chien parle. À ce moment, Claudio Morandini laisse deux possibilités au lecteur : « soit il [le lecteur] accrédite la thèse de la fable, et alors il est normal que les animaux parlent dans une fable, soit il considère le chien comme une projection de la pensée d’Adelmo. »

J’aime cette ambiguïté qui alimente tous mes livres. On oscille entre vision réaliste et rêve. 

La dimension théâtrale des dialogues et l’humour placent Le chien, la neige, un pied dans le registre de la tragi-comédie. « Je ne voulais pas étudier un cas de folie clinique », précise Claudio Morandini. Ce qu’il réussit parfaitement grâce à sa construction de scènes sur le modèle des scènes de théâtre. L’apparition d’un pied à la fonte des neiges fait changer le récit de direction pour aller vers une dimension plus irréelle encore. Avec Le chien, la neige, un pied Claudio Morandini poursuit son exploration des atmosphères de l’étrange qu’il avait déjà mises à l’oeuvre dans Les pierres, où il racontait la relation entre une communauté de montagne et les pierres qui constituent son environnement. Ici, dans ce récit, la comédie a toute sa place.

Auteur de huit romans dont seulement trois sont traduits en français, Claudio Morandini est reconnu comme l’une des voix les plus originales de la littérature italienne. Laura Brignon a obtenu le prix Lire en Poche 2021 pour sa traduction de Le chien, la neige, un pied, roman original et captivant, conte cruel et cocasse.

Note : 4.5 sur 5.

Le chien, la neige, un pied
Claudio Morandini
Laura Brignon (traduction)
Anacharsis Editions, 2017 (2021 pour l’édition de poche), 154 pages.

(Re)découverte du premier roman d’Anne Brontë

Écrit par la plus jeune des sœurs Brontë, Agnès Grey est un roman d’apprentissage largement inspiré de l’expérience de gouvernante de son auteure. Une découverte instructive des conditions d’exercice des gouvernantes, l’un des rares métiers ouverts aux femmes dans l’Angleterre victorienne.

Agnès Grey a dix-neuf ans lorsqu’elle quitte sa famille pour aller exercer comme gouvernante dans des familles fortunées. Bien qu’elle ait reçu une éducation – elle est fille de pasteur -, la jeune fille n’est que trop peu préparée à l’éducation d’enfants pour le compte de gens peu respectueux voire méprisants. Les débuts sont rudes. Mais ses qualités personnelles, la patience et la perspicacité notamment, l’aideront à surmonter les épreuves et à avancer dans la connaissance de soi et de son métier.

Publié en 1847, Agnès Grey est le premier des deux romans écrit par Anne Brontë. Même s’il n’a pas la fulgurance des Hauts de Hurlevent ou la puissance de Jane Eyre, de ses deux sœurs Emily et Charlotte, ce roman « mérite amplement d’être lu en tant que fiction novatrice en même temps que comme un document illustrant ce qu’était la position de gouvernante à l’époque victorienne », selon François Laroque qui signe la préface.

Conçue comme le journal d’une gouvernante, la narration à la première personne offre un témoignage effarant de la réalité du travail au sein de familles peu scrupuleuses. La gouvernante y est considérée comme quantité négligeable par ses employeurs. Anne Brontë en profite pour brosser une satire sociale où elle montre les travers de parents abandonnant rapidement leurs principes devant la possibilité de se voir échoir un titre nobiliaire ou quelques avantages financiers. Pour certains critiques d’aujourd’hui, Agnès Grey est un roman féministe qui montre comment une jeune femme tente de trouver sa place dans la société.

Agnès Grey laisse une grande place à la morale victorienne et surtout à la religion. « La source d’inspiration la plus importante de ce roman est incontestablement la Bible », pour François Laroque. Fille de pasteur, Anne Brontë grandit au milieu de la religion et… des deuils. Sa mère meurt d’un cancer alors qu’elle est âgée de trois mois ; elle connaîtra à peine deux de ses sœurs, Maria et Elizabeth. Mais surtout, elle tombe gravement malade à dix-sept ans, maladie doublée d’une crise religieuse aiguë. La religion devient alors un soutien moral pour Anne Brontë qui fait d’Agnès Grey un personnage (très) vertueux, tout en retenue.

Anne se différencie de ses sœurs Emily et Charlotte par sa douceur. Certains pointeront son manque de charisme, ce qui peut sembler injuste. À la fois roman d’apprentissage, éloge de la nature et peinture minutieuse de la société victorienne, ce roman de jeunesse – elle n’a que vingt-six ans quand elle l’écrit- mérite d’être découvert pour ce qu’il est : un premier roman.

Note : 3 sur 5.

Agnès Grey
Anne Brontë
Ch. Romey et A. Rolet (traduction)
Le Livre de poche, 2021, 352 pages.

Antoine Desjardins raconte l’HOMME au cœur de l’environnement

Antoine Desjardins a quitté temporairement le Québec pour venir passer quelques jours en Nouvelle-Aquitaine. À Audenge, sur le bassin d’Arcachon, il a d’abord rencontré des collégiens, puis un peu plus tard des lecteurs de la médiathèque. Rencontre avec un écrivain qui place l’homme au cœur de la problématique environnementale.

Antoine Desjardins l’annonce d’emblée à la classe du collège Jean Verdier avec laquelle il va passer une heure : c’est une rencontre, pas un cours magistral. Le Québécois, ancien enseignant, est plutôt à l’aise devant les collégiens, même si la culture de l’enseignement « à la française », plus descendante et moins participative, le surprend. Mais les élèves ont été préparés à cette rencontre. Ils ont lu Générale, une des nouvelles de son livre Indice des feux et ont des questions sous le coude.

De la fabrique du texte à ses pratiques d’écriture, en passant par le choix du nom du personnage principal et ses sources d’inspiration, son état d’esprit pendant l’écriture, les sujets de discussions sont nombreux. Il faut dire que le personnage d’Angèle, personnage principal de la nouvelle Générale, est un personnage fort, c’est « une amante de la nature en version dure à cuire ». Elle s’oppose à un projet de pipeline, défend les terres familiales, soigne des animaux blessés. « Elle est prête à tout pour défendre son coin de pays ». Angèle est inspirée d’un personnage réel et à travers elle, Antoine Desjardins pose la question de la limite des possibilités d’un individu. Si la chute de la nouvelle a intrigué – pourquoi avoir choisi l’interrogation finale ? – l’auteur s’en explique. « Je ne voulais pas d’une fin avec une morale. Je ne voulais surtout pas de morale de l’histoire. Je voulais que les lecteurs s’approprient la chute et s’interrogent ».

Antoine Desjardins au collège Jean Verdier d’Audenge (c) Florence Bobillon

La discussion est ouverte, libre. Et la simplicité d’Antoine Desjardins rend le moment agréable. Les élèves l’interrogent sur les oies, les arbres de la nouvelle, et la couverture flamboyante. L’occasion pour l’auteur de parler de l’environnement au Canada. Et d’expliquer le titre Indice des feux. Étrange pour un livre dans lequel il n’y a pas de feux, mais plutôt de l’eau, de la neige ? « Le feux est métaphorique. L’indice des feux, c’est une information donnée à l’entrée de chaque parc national au Canada. Il indique un degré de danger à faire un feu en plein air selon l’état de sécheresse de la végétation. Avec ce titre, j’ai voulu jouer sur le sens et aussi avec l’expression « il n’y a pas de fumée sans feu ». Il y a plusieurs dangers, la montée des eaux, la fonte des glaces, les feux de forêt ».

Un livre de nouvelles

C’est à pied qu’Antoine Desjardins se rend ensuite à la médiathèque d’Audenge, pour profiter d’une petite heure de liberté et de l’air iodé du bassin. Avec les membres du cercle des lecteurs, l’ambiance est aussi détendue et la discussion s’engage facilement. Le genre de la nouvelle déconcerte souvent les Français. Pour l’auteur, ce n’est pas un genre mineur. Dans une nouvelle, « il n’y a pas de remplissage. Une nouvelle, c’est comme un expresso. Et le roman, ce serait un americano. Il n’y a pas d’eau ni de lait dans un expresso. La nouvelle est fulgurante. Elle ne perd pas de temps ».

Indice des feux n’est pas un recueil de nouvelles. Antoine Desjardins n’a pas écrit des nouvelles dispersées qu’il aurait ensuite rassemblées dans un recueil. C’est un livre unique composé de nouvelles. « C’est un drôle d’objet, je le reconnais ». Toutes écrites à la première personne du singulier, les nouvelles interpellent. En utilisant le « je », Antoine Desjardins offre une place à l’expérience individuelle. « C’est une prise de parole. La littérature doit porter ça. Si seule la science parlait du changement climatique, il nous manquerait de gros morceaux : comment le changement climatique impacte notre rapport à la famille, à l’avenir. On ne réglera pas ça avec un tableau Excel et des formules ». La littérature ouvre un accès aux émotions, à l’humain qu’Antoine Desjardins met au cœur des changements environnementaux.

L’humain au cœur des problématiques environnementales

Chaque nouvelle offre un écho entre un fait mettant en péril l’écosystème et sa réception par l’humain, son effet sur la vie intime. Couplet est le nom d’une baleine noire qui a réellement existé. C’est aussi le titre de la deuxième nouvelle d’Indice des feux. Couplet, la baleine, est morte après avoir été prise dans un filet de pêche, ce qui suscita alors un vif émoi car cette baleine était particulièrement fertile. Antoine Desjardins construit un parallèle avec un couple qui s’interroge sur son avenir, questionne sa relation à la famille. Il interroge nos paysages intérieurs profonds et agités. L’intime est abordé de manière universelle.

Il faut prendre soin, mon homme. Prendre soin de tout, en particulier de ce qui est en train de disparaître

La dernière nouvelle, Ulmus Americana, aborde en arrière-plan la question de l’acharnement thérapeutique. Un grand-père, très attaché à un arbre, prend soin de l’environnement sans chercher à le contrôler. « Cette logique du soin est la clé de tout. Le soin, c’est si simple. Si on avait ce genre de relations avec les autres, on serait vraiment meilleurs. On serait dans un monde plus équitable, plus humain ».

L’autodérision, très présente dans l’écriture d’Antoine Desjardins, donne une énergie aux nouvelles, comme dans À boire debout. Ce texte fort, écrit en joual (français populaire canadien), suscite des discussions autant pour la dureté du sujet, un adolescent malade observe la vie depuis son lit d’hôpital, que pour la langue. Ouvrir un ouvrage littéraire avec un texte en joual est un parti pris de l’auteur. « Quand mon grand-père est né, on s’appelait « Canadiens français ». On était des sous-Canadiens. Le mot « Québécois » n’existait même pas. La langue, notre culture, nous l’avons conquise ».

La journée de rencontres à Audenge avec Antoine Desjardins se termine. Sans jugement et sans complaisance, avec nuance et tendresse, il a répondu aux questions, expliqué ses choix. Assurément, Antoine Desjardins est une belle voix de la littérature francophone.

NDLR : les deux rencontres ont été organisées par le festival Lettres du monde.

Les mille vies de Kim Thùy

Kim Thùy était à Bordeaux fin novembre dans le cadre du festival Lettres du Monde. L’occasion idoine pour découvrir ses superbes romans, rencontrer une auteure généreuse et découvrir une femme résolument optimiste.

De son départ du Vietnam sur un boat people à l’âge de dix ans à son arrivée au Québec, Kim Thùy en garde un souvenir mémorable. L’enfant fragile, allergique aux œufs et au poisson, et très sensible au froid, a été confrontée à une réalité implacable : « J’avais deux choix. Soit je mourais, soit je survivais. La traversée en bateau [du Vietnam vers la Malaisie, NDLR], m’a forgée. On était 218 sur un bateau de dix mètres. Vu la promiscuité, on peut dire que j’ai acquis le système immunitaire de tout le monde ! Puis, dans le camp de réfugiés, il faut une force mentale. Quand on est réfugié, on a laissé son passé derrière soi, on n’a plus de présent et on n’a pas de futur. Il faut être très fort psychologiquement. On devient comme des arbres en hiver, sans feuilles et sans fruits. Si on permet à ces arbres de repousser, ils vont donner quelque chose, car ils ont survécu.»

De cet événement fondateur, Kim Thùy garde une force de vie communicative. Comme ses personnages, elle a ce pouvoir rare de s’enraciner partout. Au fond, l’exil, elle ne le connaît pas vraiment. Le Vietnam est dans son sang et le Canada qui l’a adoptée dans la peau ; les deux cohabitent dans son cœur. « Je n’attends pas qu’on m’adopte. J’adopte ! » Car, même si elle dit connaître imparfaitement à peu près tout, le français, le Vietnam, le Canada, la cuisine, elle les aime inconditionnellement.

Le français, elle le découvre vraiment en lisant L’amant de Marguerite Duras qu’un de ses cousins a acheté quinze dollars, une petite fortune alors pour la famille qui venait d’arriver au Canada. Elle l’apprend par cœur pour comprendre le rythme de la langue française au point de parler avec le phrasé de Duras ! Et elle en fait des dictées aussi, pour apprendre la structure de la langue. « Je pouvais voir le Vietnam autrement que comme un pays en guerre. Il était romancé, romantique, amoureux. »

Une écriture intuitive

Ses quatre romans, Ru, Vi, Man et Em sont courts, composés de brefs chapitres à l’écriture précise. Les textes finaux sont le fruit d’un travail d’édition, les originaux de Kim Thùy étant un long récit, sans pause, comme écrit dans un souffle. La fragmentation des textes intervient plus tard, lors de la relecture.

Dans Em, Kim Thùy invente l’histoire de deux enfants métis, un garçon et une fille, abandonnés vivants dans un carton, en pleine rue pendant la guerre du Vietnam, et se donnant la main. Ce geste a réellement existé, il a été immortalisé par une photographie. Lorsque l’auteure la retrouve, elle apprend que des retrouvailles ont été organisées entre le photographe et la petite fille. Mais qu’est-il advenu du garçon ? Kim Thùy en invente l’histoire. « J’ai voulu écrire une histoire pour ce garçon, pour rendre hommage à son geste d’amour. »

L’amour et la solidarité

Em est utilisé en vietnamien pour désigner le petit frère ou la petite sœur. C’est un mot doux censé protéger le plus jeune. « Je voulais surtout imposer le verbe aimer à l’impératif. » Dans les périodes troublées, le bien et le mal s’entremêlent au point de provoquer une confusion des sentiments. L’opération Babylift de l’armée américaine qui voulait évacuer du Vietnam les enfants métis pour qu’ils ne soient pas la cible de l’ennemi n’est-elle qu’une opération visant à se donner bonne conscience, alors que des centaines d’enfants ont été sauvés ? Et que penser du geste de ce pilote d’hélicoptère qui décide de sauver un enfant lors du massacre du village de My Lai ? A-t-il commis une faute professionnelle en contrevenant au règlement de l’armée ou est-il un sauveur ? Les parents adoptifs d’une petite fille vietnamienne ont-il bien fait de lui blondir les cheveux, pensant ainsi la protéger du racisme dans une petite ville américaine ? Kim Thùy interroge la justesse des points de vue.

« En temps de guerre, on n’a pas le choix de s’entraider au sein de la famille. On ne peut pas survivre seul. » Ce sont ces enfants nourris par des mères de fortune dont elle fait le récit dans Em. Ce sont les femmes de Man. La famille dans Ru. La solidarité est au cœur de l’œuvre de Kim Thùy.

La cuisine vietnamienne

Si Kim Thùy a été avocate, son éloquence en témoigne, elle a aussi été cuisinière. Elle a tenu un petit restaurant vietnamien où elle cuisinait un plat unique chaque jour. La cuisine vietnamienne fait partie de sa vie comme de son œuvre. Et chaque roman a son plat. Un effiloché de porc, un Pho, un gâteau de banane… Des plats métissés, goûteux, sensuels qui contribuent à porter l’histoire et le souvenir du pays.

Habitant le monde avec joie et gourmandise, Kim Thùy est une auteure résolument optimiste. La guerre, si elle porte son lot d’horreurs, n’en apporte que plus de force vitale aux survivants. Et elle en est la preuve. Kim Thùy est une femme puissante.

Guerre et vie (par Kim Thúy)

Avec Em, Kim Thúy déroule le destin de Vietnamiens d’abord asservis par la colonisation française puis foudroyés par la guerre américaine. Un grand roman concis et bouleversant.

Le Vietnam en 1975 est à feu et à sang. Les Américains sont enlisés dans cette guerre qu’ils ne font plus que par orgueil, pour ne pas afficher ouvertement qu’ils l’ont perdue depuis longtemps. « La guerre, encore », écrit Kim Thúy en ouverture de ce magnifique roman, construit autour de courts tableaux.

Ce pays et cette guerre, elle les connaît bien, elle qui les a fuis dans un boat people en 1975 et qui ne cesse de les raconter dans ses romans. Dans Ru, son premier roman, plusieurs fois récompensé, Kim Thúy évoque le Vietnam à travers les souvenirs d’une femme qui a fui son pays pour le Québec. Dans Em, elle délie les fils des histoires bouleversées des enfants métis nés de la violence de la guerre.

Avec réserve. Le premier chapitre de Em s’intitule « Un début de vérité ». Kim Thúy prévient : «  Je vais vous raconter la vérité, ou du moins des histoires vraies, mais seulement partiellement, incomplètement, à peu de chose près ». Em et Louis sont deux enfants nés de la guerre, de la violence des hommes, de l’irresponsabilité des soldats. On connaît leur mère, pas leur père. Cette triste réalité doit être replacée dans un contexte plus ancien. Déjà leur mère avait subi la colonisation et ses ravages quand les propriétaires d’hévéas exploitaient les Vietnamiens, les coolies, et s’assuraient un droit de cuissage sur les femmes.

Mais la résistance s’organise et la solidarité se fait réelle. Les enfants vivent dans la rue, nourris par des mères de fortune. Les vies se font et se défont. Et Kim Thúy les résume en quelques mots, avec une concision extrême qui n’en altère pas la brutalité.

Louis n’a pas été le premier bébé à apparaître au pied des tamariniers, comme un fruit mûr tombé de l’arbre ou une plantule poussée du sol. Alors personne ne s’était étonné. Quelques-uns s’occupent de lui, lui offrant une boîte en carton, de l’eau de riz, un vêtement. Dans la rue, les plus vieux adoptent les plus jeunes au hasard des jours, faisant des familles volantes 

L’écriture raffinée de Kim Thúy rend d’autant plus intense l’horreur des chiffres de cette guerre abjecte, la brutalité des faits dont le roman fait un état glaçant. Le nombre de morts, le nombre d’évacués par hélicoptère, les litres d’herbicides et de défoliants déversés sur le Vietnam, le nombre d’êtres humains empoisonnés, le nombre de malformations congénitales, …  Ces chiffres que des opérations militaires aux noms suggérant la bienveillance – fausse évidemment – ont longtemps masqués : Opération babylift, Ranch Hand, etc.

Qu’est-il advenu de ces enfants métis et orphelins, nés au Vietnam puis évacués en urgence ? Comment ont-il vécu dans leur pays d’accueil ? Em raconte aussi l’histoire des vies éparpillées et des familles recomposées de la diaspora vietnamienne, ses salons de manucures et le Phỏ. Car finalement, nous dit Kim Thúy, les « réfugiés devenus immigrants se sont bien intégrés dans leur nouvelle vie ».

Kim Thúy ne démêle pas les fils de toutes ces vies meurtries. Mais la puissance avec laquelle elle rappelle cette guerre abjecte pour la mettre en face des vies humaines bouleverse. Em est un roman puissant.

Note : 5 sur 5.

Em, Kim Thúy
Liana Levi, 2020, 156 pages.

ILLUSIONS PERDUES : Une comédie humaine très contemporaine

Avec l’adaptation au cinéma des Illusions perdues, Xavier Giannoli donne des résonances contemporaines au roman de Balzac paru au milieu du 19ème siècle. Un film au souffle romanesque, rythmé et impeccablement interprété.

Illusions perdues est un condensé de la Comédie humaine. Publié en trois parties entre 1837 et 1845, la mode est alors au feuilleton, il est inspiré de l’expérience personnelle de Balzac qui débuta comme journaliste et connaît donc bien les rouages de la presse et le monde littéraire parisien.

Lucien de Rubempré, né Chardon, est un jeune poète, orphelin, qui travaille dans l’imprimerie de son beau-frère à Angoulême. La publication d’un recueil de poèmes le fait connaître et aimer de la baronne Louise de Bargeton. Mais lorsque son mari découvre leur liaison, pour éviter un scandale à Angoulême, elle part à Paris. Imprudence majeure : elle emmène son jeune amant dans ses bagages. Sous la pression de ses pairs, elle s’en sépare quelque temps après son arrivé à Paris. Alors, livré à lui-même et désargenté, Lucien trouve un emploi dans un journal critique et satirique. La critique littéraire d’alors s’achète chère et se vend au plus offrant. Lucien découvre la loi du profit, la corruption, les faux-semblants.

Du roman de Balzac, Xavier Giannoli a retenu surtout la période parisienne de Lucien. La première partie, Les deux poètes, centrée sur la rencontre de Lucien et de son beau-frère David et sur la vie à Angoulème est abordée brièvement. La dernière qui voit la faillite de l’imprimerie familiale n’est pas portée à l’écran. Si Xavier Giannoli a supprimé des personnages et plusieurs intrigues, il a conservé les descriptions corrosives du milieu de la presse et de l’édition. L’affairisme des propriétaires de titres de presse et des journalistes est très bien rendu. Dans ce petit monde, chacun défend ses intérêts. Les alliances se font et se défont au rythme des peurs des uns et des pouvoirs des autres. Une scène truculente avec Lousteau, joué par l’excellent Vincent Lacoste, et de Rubempré, superbement interprété par un Benjamin Voisin mélancolique et romantique, déconstruit la critique avec cynisme. La question de l’ascension sociale et de ses obstacles est centrale, elle aussi. Lucien perdra toutes ses illusions.

Le ton est résolument contemporain. Le parallèle avec le monde d’aujourd’hui est fait plusieurs fois, de manière plus ou moins subtile. Avec la Comédie humaine, Balzac voulait faire « une histoire naturelle de la société », une fresque du réel. Xavier Giannoli réussit à nous plonger dans cette époque qui voit éclore la marchandisation de tout et à nous signifier son caractère toujours actuel.

Si les descriptions fastidieuses de Balzac vous ont un jour échaudé, allez voir le film Illusions perdues sans hésiter. C’est du grand cinéma romanesque.

Note : 5 sur 5.

Illusions perdues
De Xavier Giannoli
Avec Benjamin Voisin, Vincent Lacoste, Cécile de France
Gaumont

« Rien à déclarer », selon Richard Ford

Dans le recueil de nouvelles Rien à déclarer, l’écrivain américain Richard Ford raconte magistralement dix histoires d’hommes et de femmes qui dressent le bilan de leur vie. Le ton est mélancolique et juste. Du grand art.

Un homme croise par hasard une femme qu’il a aimée des années auparavant et tente de se remémorer ce qui l’avait attiré en elle. Une femme dont le mari vient de mourir se souvient de leur vie et des moments qu’ils ont passés avec leurs amis. Un adolescent de seize ans emménage avec sa mère dans un nouveau quartier après la mort de son père et est intrigué par les occupants d’une maison voisine. Un homme dont l’épouse est décédée décide de louer une maison proche de celle qu’ils avaient l’habitude de louer l’été. Avant tout, Richard Ford s’attache aux vies ordinaires qu’il décrit dans toute leur complexité et interroge : qu’a-t-on compris de ce qu’on a vécu ? Quelle place tient-on dans la vie des autres ?

Les personnages, des hommes principalement, tous d’âge mûr, évoluent dans un même milieu social éduqué et aisé. Ils sont avocats ou écrivains et voient la vie avec calme. Peut-être peut-on déceler une ressemblance avec leur auteur à qui il arrive d’utiliser sa vie personnelle comme matériau de fiction en ce qu’elle contribue à sa recherche d’authenticité. Mais la ressemblance s’arrête là. Les nouvelles de Rien à déclarer n’ont rien d’autobiographique. Richard Ford fait montre d’une maîtrise de la fiction qui le place au niveau de ces écrivains qu’il admire, Alice Munro et James Salter. Avec tranquillité, il se saisit de l’instant présent pour dérouler l’histoire. Une rencontre, une conversation sont l’occasion pour un personnage de se retourner sur un passé d’où surgissent les regrets et les remords. Pour d’autres, elles permettront de se saisir d’une part d’eux même.

En quelques mots, en quelques pages, Richard Ford retrace avec justesse une vie et ses regrets, ses bonheurs aussi. Tout arrive sans bruit et à un rythme apaisé. Aucune histoire n’est simpliste, rien n’est su d’avance. « Quand j’ai l’impression que mes héros commencent à suivre un chemin tout tracé, qu’ils dialoguent comme ils devraient dialoguer, et que le récit tend vers le cliché ou la sagesse populaire, je pars dans une autre direction », a déclaré Richard Ford dans une interview donnée à L’Obs. Son ironie détachée vient piquer la nostalgie et la profondeur du texte et lui donne un équilibre.

La vie – du jour au lendemain ou presque – se ramenait désormais à ça. Guère plus.  Ses projets adoptaient une échelle plus modeste, ou bien se réduisaient à rien. Des voyages étaient envisagés puis remis à plus tard. Des amis étaient invités à Watch Hill, mais l’invitation était reportée d’une manière ou d’une autre. […] En un mot, Mick avait tout simplement pris un coup de vieux […] Il jouait au Speed Scrabble avec le premier venu […], buvait des martinis et regardait les chaînes de la BBC à la télé.

Richard Ford raconte l’Amérique en clair-obscur. Lui qui a vécu à la Nouvelle-Orléans, dans le Maine, et le Michigan raconte les hommes et les femmes de ces États-là. Et à travers eux, il décrit le cynisme de son pays, le fossé entre les Blancs et les Noirs, entre les grandes villes et le monde rural.

Les dix nouvelles de Rien à déclarer sont magistrales. L’écriture de Richard Ford est d’une justesse impressionnante, mélancolique aussi. Assurément, c’est du grand art.

Note : 5 sur 5.

Rien à déclarer
Richard Ford
Josée Kamoun (traduction)
Éditions de l’Olivier, 2021, 375 pages.

L’Amérique d’Alain Mabanckou

Le poète et romancier Alain Mabanckou sera à Lire en Poche les 9 et 10 octobre pour présenter Rumeurs d’Amérique. Dans ce journal, l’écrivain-monde, sapeur reconnu, raconte son Amérique, celle où il vit depuis quinze ans. Mais aussi, l’Afrique, la francophonie, James Baldwin, le racisme. Vagabondage humaniste.

Après avoir vécu quelques années à Ann Arbor dans le Michigan où il enseignait la littérature, Alain Mabanckou a déménagé à Los Angeles. S’il reconnaît avoir été attiré par le climat, c’est en fait l’esprit californien qui lui convient mieux. Rumeurs d’Amérique parcourt Los Angeles. De Biddy Mason Memorial Park à Little Ethiopia, avec un arrêt à the last Bookstore, l’écrivain évoque le supermarché bio et la salle de sport, l’élection de Donald Trump (dans un chapitre intitulé Les Américains se sont trompés), le rap et Mohamed Ali. Il est question de société multiraciale, de littérature, de francophonie, de politique et d’humanisme. Abrégé.

Cosmopolitisme. Lorsqu’il arrive dans cette ville tentaculaire qu’est Los Angeles, Alain Mabanckou emménage d’abord à Santa Monica, une ville de la côte calme et rangée, une ville riche très majoritairement peuplée de Blancs aisés, qui préfèrent tenir les pauvres à l’écart. Fondée par des Amérindiens, colonisée par les Espagnols, elle tiendrait son nom de Monique d’Hippone, une Berbère. « Santa Monica est une petite Afrique sans Noirs » écrit Alain Mabanckou. Le professeur de littérature et romancier reconnu se sent devenir un « alibi », un « argument gagnant à balancer à la figure de ceux qui reprocheraient à Santa Monica de n’être pas une ville racialement diversifiée. » La vraie barrière est économique. Celui qui dénonce régulièrement le communautarisme et le racisme s’explique : « Nous nous trompons en allant vers la lutte des races. » (France Inter)

Peu à peu j’appris à comprendre l’univers de Tayrin. Elle m’avait fait rencontrer ses parents, et je crois que les choses ne s’étaient pas trop mal passées, bien que le père voie d’un mauvais œil les Africains et n’ait pas caché ses sentiments. Feignant de plaisanter au moment où Tayrin me présentait, il avait dit :

– Non seulement ils nous ont vendus, mais en plus ils veulent épouser nos filles.

Rumeurs d’Amérique

James Baldwin. Punaisée au-dessus de son bureau, il y avait, quand il habitait dans le Michigan, une photo de James Baldwin. À cette figure tutélaire, il a consacré un essai, Lettres à Jimmy. « Baldwin a modifié la conception que j’avais jusqu’alors de la création. Car en m’inscrivant dans son sillage j’ai su que le désespoir, l’agonie intérieure habitent toutes les races. L’écrivain doit inventer un univers où l’homme n’a que l’amour du prochain pour unique salut. » Écrivain emblématique du mouvement afro-américain, James Baldwin refuse de faire de la littérature noire. Il est d’ailleurs le premier écrivain noir à avoir écrit un roman avec des personnages uniquement blancs.

La trilogie des contes africains. Alain Mabanckou a connu un succès littéraire avec Verre Cassé, premier roman de la trilogie des contes africains. Verre cassé qui fréquente le bar Le Crédit a Voyagé se voit remettre un cahier par son patron afin de recueillir les histoires de ses habitués hauts en couleur. L’écriture est une longue narration sans point, juste des virgules en rappel à l’oralité. Mémoires de porc-épic, second volet de la trilogie, est le long monologue d’un porc-épic de quarante-deux ans contraint de satisfaire les dérives et fantasmes de son double humain, qui reprend les codes de la fable. Petit piment, orphelin « qui symbolise la jeunesse africaine qui cherche à tout prix à exister » conclue la trilogie. Humour et dérision se mêlent.

L’Afrique. Alain Mabanckou est né à Pointe-noire en République du Congo. Comme beaucoup, il est choqué par le discours de Dakar de Sarkozy, en 2007, où ce dernier déclare que l’homme noir n’est pas entré dans l’histoire. En 2011, il publie Les cigognes sont immortelles où il présente une tranche de l’histoire de l’Afrique, la décolonisation. « Depuis que j’ai commencé à écrire, je ressens de plus en plus le besoin de dire ce qu’est mon continent et de montrer pourquoi ce continent est à la dérive. »

Francophonie. En 2018, il refuse de participer à un groupe de réflexion sur la francophonie et s’en explique dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron. « Ma conception de la francophonie va au-delà de la sphère géographique et exclut le critère de la colonisation pour décréter sa validité dès lors que la langue française est utilisée comme mode principal d’expression. »

Rassurez-vous, la langue française est incessible, elle se passe de ces querelles nourries par la haine de l’Amérique et ce qu’elle véhiculerait comme culture hégémonique. La langue française ne sera jamais bradée pendant un Black Friday

La vie d’un sapeur. Comprenez, un fervent de la SAPE, Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Il a fait le récit, avec humour, de la vie d’un sapeur parisien qui découvre sa vocation d’écrivain dans Black Bazar. Dans Rumeurs d’Amérique, Alain Mabanckou raconte son goût pour la Sape et donne même le nom de son tailleur ! La Sape « dépasse le cadre d’une extravagance gratuite pour s’affirmer comme une esthétique corporelle, une vision du monde et la revendication sociale d’une jeunesse africaine en quête de repère ».

Un ENFANT de « salaud » à la recherche de la VÉRITÉ…

Avec Enfant de salaud, Sorj Chalandon lève le voile sur le passé trouble de son père. Le récit qui met en parallèle l’Histoire à travers le procès de Klaus Barbie et les tribulations de ce père pendant la Seconde Guerre mondiale complète l’œuvre de l’auteur. Entre mémoire et désespoir. Remarquable.

Le père occupe une place centrale dans l’œuvre de Sorj Chalandon. Dans Profession du père, il dresse le portrait d’un homme mythomane et violent qui racontait des histoires invraisemblables à son fils et lui faisait subir ses humeurs déchaînées. Dans La légende de nos pères, il fait le récit d’une fille qui découvre que les exploits de résistants que lui racontait son père sont faux.

Sorj Chalandon, Enfant de salaud, Grasset, 2021

Le mensonge et la trahison du père sont au coeur d’Enfant de salaud qui se situe dans la lignée de Profession du père, tout en apportant un éclairage nouveau : le père est confronté à son passé judiciaire.

 « Tu es un enfant de salaud. » Ces mots ont été prononcés par le grand-père de l’auteur à son endroit alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Il lui faudra des années pour les comprendre et tisser les fils de l’histoire familiale. Les faits, il les découvre en mai 2020, six ans après la mort de son père, quand il entre en possession de son casier judiciaire. Établi à Loos-les-Lille alors qu’il est lyonnais, ce dernier fait état d’une condamnation en 1945 pour atteinte à la sûreté extérieure de l’État et collaboration. Effarement de l’auteur sur cet épisode tu toute sa vie par son père, qui se sent une fois de plus trahi par cet homme insaisissable. Traversé par des sentiments de colère et de honte, il décide de remonter aux origines des faits.

La vérité sur le père

Enfant de salaud fait le récit de ce père à travers des faits extraits des archives de la police, loin des histoires abracadabrantes que l’homme a coutume d’inventer. Avec pudeur, l’auteur décrit un enfant qui quitte très tôt le système scolaire et s’avère incapable de garder un emploi. Un épisode éclaire bien cette faiblesse lorsqu’il obtient une place de postier aux alentours de Lyon. « Au bout d’une semaine, les premiers habitants se sont plaints […] Un matin de juillet, le laitier a aperçu mon père dormant dans un vallon, son vélo couché sur le bas-côté. Depuis neuf jours, plus aucun courrier n’avait été délivré dans les boîtes […] ».

Un peu plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, il tente d’intégrer plusieurs corps militaires et para-militaires, qu’il déserte tous. Systématiquement. Ce qui rend son parcours rocambolesque fait aussi ressortir son caractère manipulateur et menteur. Sorj Chalandon a fait le calcul : son père a endossé cinq uniformes entre 1942 et 1945 avant de se faire arrêter. Pour les policiers et les juges qui l’interrogent à la Libération, il « aime se faire valoir ». La phrase inscrite en marge de son dossier judiciaire tombe comme un couperet.

Le salaud, c’est l’homme qui toute sa vie ment à son fils et le laisse dans l’ignorance.

La confrontation

Que faire quand on est dépositaire d’une telle histoire ? Écrire. Écrire pour le confronter quand toutes les tentatives ont été vaines de son vivant. « J’avais peur de sa réaction et peur de briser ses rêves ». Car l’homme se replie vite sur lui-même lorsque certains faits sont évoqués, la confrontation directe virant rapidement au naufrage. Alors, Sorj Chalandon organise une confrontation fictionnelle en mettant en parallèle l’histoire du père avec le procès de Klaus Barbie, procès qu’il connaît pour l’avoir couvert en 1987 alors qu’il était journaliste à Libération. A l’époque, son père lui avait demandé une accréditation pour qu’il puisse lui aussi assister au premier procès intenté par la justice française pour crime contre l’humanité, qu’il avait accepté de lui obtenir dans l’espoir de provoquer « une collision entre le passé et le présent ». Sorj Chalandon décide donc d’antidater la découverte du dossier judiciaire de son père -en mai 2020- pour rapporter l’histoire en 1987 et superposer le procès de Klaus Barbie à celui de son père. Par ce procédé, il fait surgir la vérité en utilisant la même rigueur que la justice : les faits et les preuves avant tout.

Le procès de Klaus Barbie est un procès pour l’Histoire et Sorj Chalandon en fait un récit mémorable. Les témoignages poignants et dignes des survivants, la rafle des enfants d’Izieu et de la rue Sainte-Catherine. La froideur et le silence de Klaus Barbie. Les tortures, les déportations. La souffrance. Les réactions et soubresauts de la salle d’audience, les commentaires sur les marches du Palais. La gravité, les horreurs. Et l’on comprend que le père mythomane et fanfaron, un brin inconscient aussi, était à des lieues de saisir l’importance historique de l’époque.

L’écriture limpide donne force à ce récit poignant où le narrateur oscille entre tristesse, honte et désarroi face à ce père perdu dans ses histoires imaginaires. Plusieurs fois, il questionne : « Mais qu’as-tu fait, papa ? » ; et de poursuivre : « Dire la vérité à son enfant, c’est l’aimer ». Enfant de salaud résonne comme un cri d’amour désespéré d’un fils pour un père.

Note : 5 sur 5.

Enfant de salaud
Sorj Chalandon
Éditions Grasset, 2021, 335 pages.

Du ROCK dans la traduction!

Depuis presque dix ans, Janique Jouin-de Laurens traduit des romans américains en français essentiellement pour les éditions Gallmeister. Cette fine connaisseuse du monde de la musique rock a eu plusieurs vies avant d’être traductrice. Rencontre décontractée.

Nous avons rencontré Janique à la librairie Le Passeur lors d’une soirée de présentation des éditions Gallmeister. Avenante, vêtue d’un jean et d’un t-shirt noir, elle raconte avec aménité son parcours et son expérience de traductrice.

L’anglais, elle l’a appris seule après avoir fait une maîtrise de psychologie sociale. Ce sont les années passées dans le monde de la musique rock où elle multiplie les activités, du management à l’écriture de textes (sans jamais monter sur scène, toutefois), qui lui permettent de développer sa connaissance de la langue. Et ses dix-huit voyages aux États-Unis. Sa première traduction ? Un livre sur les Ramones qu’elle traduit pour son mari. D’autres suivront sur des groupes de rock puis des fanzines. « Mais ce n’était pas de la traduction pour moi. »

Jennifer Haigh, Le grand silence, Gallmeister

La traduction qu’elle aime, elle y vient après avoir fait un bilan de compétences qui l’a conduite au Master 2 de traduction de l’Université de Bordeaux en 2012. Sa rencontre avec Oliver Gallmeister a ensuite été déterminante : il lui confie les romans de Keith McCafferty, Elliot Ackerman, S. Craig Zahler et surtout Jennifer Haigh.

De Jennifer Haigh, Janique Jouin-de Laurens a traduit Le grand silence et Ce qui gît dans ses entrailles, tous deux publiés chez Gallmeister. Deux romans qu’elle a beaucoup aimés. Depuis, la traductrice et l’auteure se sont rencontrées et ont appris à se connaître au point de faire naître une complicité. Chacune a traversé l’Atlantique pour rejoindre l’autre sur ses terres, de Boston à Bordeaux.

« Le fait de se connaître aide à la traduction. La façon de parler, les mots qu’elle utilise, la manière dont elle dit les choses… Ça aide à trouver la voix de l’auteure.  Et puis, j’hésite moins à envoyer des messages quand j’ai besoin d’infos. »

C’est le boulot du traducteur : se glisser dans la peau de l’auteur et être le plus fidèle possible au texte. On doit s’effacer derrière l’auteur. 

Les éditions Gallmeister lui confient la traduction du roman de Louisa May Alcott, Les quatre filles du docteur March. « Ça m’a passionnée ! Il fallait moderniser le texte sans trop le dénaturer. » Elle se plonge alors dans le dix-neuvième siècle et dans les deux seules éditions annotées qui existent. Quand elle bute sur un mot, c’est la fondation Louisa May Alcott qui lui apporte un soutien technique pertinent.

Même si la publication de sa traduction de Patrick Michael Finn n’a pu aboutir, Janique reste tout entière dévouée au roman. « J’ai beaucoup aimé traduire le dernier [roman] d’Elliot Ackerman, qui va sortir en mars prochain et qui raconte la Troisième Guerre mondiale. C’est captivant. » En attendant, elle se prépare à traduire Merci street, le prochain roman de Jennifer Haigh à paraître chez Gallmeister…

David DIOP : un peuple avant tout, le Sénégal au coeur

David Diop signe avec La porte du voyage sans retour un roman d’aventure sensible qui nous entraîne dans les terres du Sénégal pré-colonial à la rencontre d’un peuple et d’une culture. Une fiction moderne passionnante. Interview.

France, 1806. Michel Adanson, naturaliste français, est sur le point de mourir. Il se souvient par bribes du voyage qu’il a effectué une cinquantaine d’années plus tôt, au Sénégal, alors qu’il était un jeune naturaliste ambitieux.

Parce qu’il n’a jamais été très présent pour sa fille, il décide de lui léguer des carnets dans lesquels il raconte cette période de sa vie. « S’aimer, c’est aussi partager le souvenir d’une histoire commune », lui écrit-il pour la convaincre de les lire.

Sénégal, 1749. Michel Adanson a vingt-trois ans quand il arrive dans la concession du Sénégal. Il a pour mission de recenser la flore et la faune locales et pour ambition de rédiger un Orbe universal, son chef d’œuvre encyclopédique. Orgueilleux, il est prêt pour cette « chasse à la gloire » qui le tiendra toute sa vie.

« J’ai été fasciné par le regard original et surtout la méthode de ce jeune aspirant académicien français au mitan du XVIIIème siècle, nous confie David Diop. Michel Adanson a fait de son corps un outil de découverte de l’altérité puisqu’il a expérimenté les vertus des plantes qu’il venait découvrir. Conscient que des hommes et des femmes africains détenaient une science de la faune et de la flore locales, il a appris le wolof afin de converser avec eux le plus directement possible, sans besoin de truchement. »

Aux origines de l’esclavage

Le milieu du XVIIIème siècle, quand se déroule l’action du roman, est une période pré-coloniale. David Diop s’explique : « Aller aux origines de l’esclavage, ce n’est pas seulement pour moi me transposer par l’écriture dans une époque et un lieu lointains. Il s’agit surtout de comprendre les relations complexes qui lient les Européens aux autorités locales à ce moment-là de la traite. »

Les Français sont alors établis sur les côtes où ils pratiquent des activités commerciales. Quand Michel Adanson entend raconter le récit selon lequel une jeune femme noire du village de Sor serait revenue d’un lointain pays où elle aurait séjourné trois ans comme esclave, il envisage de partir à sa recherche, intrigué. Mais comment pénétrer les terres intérieures ? Les royaumes qui y sont établis sont libres et un Blanc ne peut s’y déplacer seul. Il s’entoure alors du fils d’un dignitaire wolof, Ndiak, son fidèle passeport, et quatre guerriers.

La langue est la clé qui m’a permis de comprendre que les Nègres ont cultivé d’autres richesses que celles que nous poursuivons juchés sur nos bateaux

La porte du voyage sans retour

L’expédition le transforme en ce qu’elle l’initie à l’amitié et à l’amour et parce qu’elle fait s’entremêler les grandes idées de son siècle, la science et la raison, et les croyances magiques. La pratique du moyäl – razzia entre les peuples – lui est révélée, comme la croyance en un esprit protecteur, le rab. Paradoxalement, Michel Adanson utilisera ensuite ses connaissances pour rédiger une notice destinée au Bureau des colonies sur les avantages du commerce des esclaves pour la concession du Sénégal à Gorée. Qu’il regrettera, trop tard.

Deux femmes modernes

La porte du voyage sans retour met en lumière deux personnages de femmes puissantes. Elles se « font écho pour mieux relier deux époques, la jeunesse de Michel Adanson et sa maturité, ainsi que deux géographies, la France et le Sénégal. »

Le personnage de Maram donne corps et âme au récit. « Maram est un personnage opprimé à deux titres : d’abord, elle est femme au XVIIIème siècle, ensuite elle est noire puis esclave. Pourtant, elle ne se soumet pas, bien au contraire, elle s’élève au-dessus de sa condition. Elle refuse d’être l’objet de la convoitise des hommes, qu’ils soient noirs ou blancs. » Dans un autre registre, Aglae, la fille de Michel Adanson est une femme libre pour son époque. Botaniste, on lui doit l’arboretum du château de Balaine. Esprit libre, elle s’affranchit en partie des conventions sociales de son temps en divorçant deux fois et en ayant un fils hors mariage.

Le talent de conteur de David Diop est conforté par ce roman. Son écriture flirte subtilement avec les entrelacs classiques du XVIIIème siècle tout en restant moderne. Le récit envoûtant oscille entre écrit structuré et oralité. La porte du voyage sans retour est un roman captivant et lumineux.

Note : 5 sur 5.

La porte du voyage sans retour
David Diop
Seuil, 2021, 256 pages.

ATMOSPHERE, atmosphère! Ironie mordante sur fond de crise planétaire

Atmosphère raconte par le menu la vie ordinaire d’une quadragénaire de Brooklyn qui prend conscience des effets du changement climatique et dresse par là même un portrait réaliste de nos vies urbaines contemporaines. Entre humour grinçant et désespoir poli, Jenny Offill interroge le sens de nos vies.

Atmosphère de Jenny Offill, éditions Dalva, 2021

Ni journal intime, ni chronique, Atmosphère est composé de fragments où Lizzie Benson livre son quotidien, ses réflexions et ses questionnements. Lizzie est une femme de la classe moyenne, soucieuse du bien-être de son entourage et de son indépendance. Elle élève son fils de huit ans avec son mari, un ancien étudiant en lettres devenu développeur informatique après deux années de chômage. Bibliothécaire, elle arrondit ses fins de mois en répondant au courrier d’une experte en changement climatique qui anime un podcast.

Fine observatrice, elle décrit les personnages qui composent sa vie. Et il y en a ! À commencer par sa famille.  Son frère est un dépressif chronique qu’elle soutient moralement et elle s’inquiète de la diminution des revenus déjà modestes de sa mère. Il y a aussi ceux qui fréquentent la bibliothèque où elle travaille : une femme « qui a presque atteint l’illumination », un vacataire « maudit », un homme « en costume minable »; et ce chauffeur de taxi new-yorkais auquel elle fait appel quand elle est trop fatiguée pour prendre le métro. Et il y a Sylvia, l’experte en crise climatique pour qui elle traite le courrier. Le panel qu’elle a à disposition fournit des situations dont Lizzie relève avec finesse l’absurdité et l’ironie.

À l’instant de la prise de conscience du changement

Même si elle connaît les conséquences désastreuses de la crise climatique sur le monde, Lizzie n’est pas décidée à s’investir plus que ça pour en ralentir les effets. Elle prend conscience de la crise au fil du roman par ses rencontres et ses recherches pour répondre aux questions existentielles des individus inquiets des conséquences du changement climatique qui écrivent à Sylvia. « D’une certaine manière, écrire Atmosphère a été pour moi une tentative de passer de la réflexion au ressenti : je voulais saisir l’immensité et la tristesse de cette situation. »

Par le style allusif, le ton tantôt sérieux, tantôt ironique, tantôt terrifié, et les paragraphes courts, Jenny Offill montre la simultanéité entre l’ordinaire de la vie quotidienne de Lizzie et sa prise de conscience. Un passage est particulièrement représentatif de cette tentative de saisir l’instant et son effet sur notre vie. Alors qu’elle écoute le podcast de Sylvia intitulé « Le centre n’est pas une position tenable », Lizzie constate que « la voix de Sylvia a vraiment franchi un cap dans la terreur ». En arrivant chez elle, son fils, Eli, se jette sur elle lui demandant de l’aider à retirer la colle qu’il a sur les mains afin de pouvoir continuer à jouer à son jeu vidéo.

Les femmes et le « care »

Les questionnements de Lizzie sur l’avenir du monde se doublent d’une prise de conscience de son rôle en tant que femme quadragénaire. Comme beaucoup de femmes de cet âge, ses responsabilités envers sa famille s’accroissent. Elle s’occupe, en plus de son fils et de son mari, de son frère dépressif chronique et de sa mère en voie d’appauvrissement. Sans être payée. Sans recevoir une quelconque reconnaissance pour le temps donné et le travail effectué. Le burn out pointe. Pour Jenny Offill, « Lizzie canalise cet épuisement. »

Est-ce qu’on doit se procurer une arme ? demande Ben. Mais c’est l’Amérique. Quelqu’un qui tue moins de trois personnes ne passe même pas aux informations. Ce que je veux dire, c’est que c’est le dernier droit qui disparaîtra, non ? Il me regarde. Le nom de son grand-père était deux fois plus long. Il a été raccourci à Ellis Island. 

L’Amérique trumpienne fait irruption et saisit les consciences. Même si l’apparente légèreté des fragments est trompeuse, l’espoir est bien présent à travers une naissance et le refus de la haine, notamment. « La compassion est tout ce que nous avons. Le cynisme n’est qu’une forme douce de déni.»

Avec Atmosphère, Jenny Offill saisit l’air du temps. Les fragments peuvent paraître désordonnés, mais la vie quotidienne est-elle ordonnée ? Avec un humour grinçant et une ironie mordante, elle capte les fragilités de notre monde. Et ses espoirs. C’est brillant. Un livre qui se dévore.

Note : 4.5 sur 5.

Atmosphère
Jenny Offill
Laëtitia Devaux (traduction)
Editions Dalva, 2021, 206 pages