Entre tradition et modernité, la vie d’une femme en Croatie (selon Jurica Pavičić)

Dans La femme du deuxième étage, le Croate Jurica Pavičić décortique par le menu la vie d’une jeune femme meurtrière dans une Croatie en pleine mutation. Un roman sur les rouages d’une famille méditerranéenne.

Tout aurait été différent si elle n’était pas allée à cette fête avec son amie Suzana. Ces mots, Bruna se les répète depuis sa cellule de la prison de Posera où elle purge une longue peine pour le meurtre de sa belle-mère. Mais qu’est-il passé par la tête de cette jeune femme moderne et travailleuse ? Comment en est-elle arrivée à commettre ce geste fatal ? C’est ce que s’emploie à comprendre Jurica Pavičić dans ce roman.

Par le menu, il décortique la vie de Bruna. Jeune femme discrète et moderne, elle vit dans le Split d’aujourd’hui où elle occupe un emploi dans un cabinet comptable dont le revenu lui assure une indépendance. Elle est libre de ses choix et de ses sorties; c’est d’ailleurs au cours d’une soirée qu’elle rencontre Frane Saric, un marin, qui la séduit et qu’elle épouse rapidement. Un peu trop rapidement. Elle n’écoute pas ce pressentiment qui l’avertit pourtant du danger à venir et qui la taraude une nuit durant. « S’ils se mariaient ils emménageraient à l’étage au-dessus d’Anka Saric [ndlr : la mère de Frane]. Cet étage chez les Saric, ça ne lui plaisait pas. »

Une prise de conscience

Le piège se referme sur Bruna après qu’elle a emménagé au deuxième étage de la maison familiale. Elle s’y sent sous surveillance, perd son indépendance, se soumet au rythme de vie de sa belle-mère Anka et à ses exigences. « Cette relation entre belle-mère et belle-fille est névralgique, explique Jurica Pavičić. Deux femmes luttent pour le même prince. C’est très fort dans les familles méditerranéennes où les gens vivent ensemble. Sur le littoral croate, on voit souvent des immeubles où la famille habite. Il y a un étage par enfant. C’est assez totalitaire. » Ce n’est que progressivement que Bruna prend conscience qu’elle ne mène pas la vie qu’elle souhaiterait.

Bruna fut prise d’un sentiment nouveau, d’une sale méchante humeur. Elle se voyait tout à coup sous la lumière crue d’un projecteur. Elle était assise dans la cuisine d’une autre […] Cette maison était en vérité celle d’Anka. […] Le sentiment d’être chez elle avait disparu, balayé d’un revers de main. Elle trempait son couteau dans la confiture et se disait : ça va être dur. 

Démunie face à cette relation de domination-soumission qu’exerce Anka sur elle, Bruna se sent seule. Personne dans son entourage n’est prêt à entendre que sa vie de femme mariée ne lui convient pas.

La Croatie d’aujourd’hui

Car même aujourd’hui, une femme se doit d’être mariée. « Le chemin vers l’émancipation n’est pas simple en Europe de l’Est. La liberté des femmes était inscrite dans le projet socialiste, mais la chute du régime a provoqué le retour en force des conservateurs catholiques », explique l’auteur, également journaliste. La femme du deuxième étage reprend d’ailleurs des thèmes qu’il connaît bien : les mutations économiques et sociales de la Croatie.

Ce sujet, Jurica Pavičić l’avait magnifiquement traité dans L’eau rouge, à la fois enquête et drame intime qui croisait les destins personnels à l’évolution historique de la Croatie de la chute du communisme à l’essor actuel de l’industrie touristique, en passant par la terrible crise économique des années 90 et la guerre. Si l’auteur reste fidèle à ces thèmes qui agitent la société croate actuelle, il les fait se heurter, dans La femme du deuxième étage, à la persistance de certaines traditions incarnées par le personnage d’Anka. « Je suis fasciné par le fait que l’histoire des personnages soit affectée par des événements historiques plus grands, plus larges qu’eux », explique-t-il.

Malgré un sujet intéressant, des personnages attachants et une construction travaillée, le roman peine à convaincre. On regrette que la traduction laisse traîner quelques coquilles…

Note : 2.5 sur 5.

Jurica Pavičić
La femme du deuxième étage
Olivier Lannuzel (traduction)
Éditions Agullo, 2022, 224 pages.

Au nom du père (Carnet de mémoires coloniales)

Dans un livre adressé à son père, l’auteure portugaise Isabela Figueiredo raconte son enfance au Mozambique, avant l’indépendance. Un témoignage sans fard où elle règle ses comptes avec l’idéologie coloniale.

Il a fallu plusieurs décennies à Isabela Figueiredo pour parvenir à traduire en mots les premières années de son existence au Mozambique, une enfance enfouie au plus profond de sa mémoire. Car lorsqu’elle arrive au Portugal en 1975 à l’âge de treize ans, personne n’a envie d’entendre le récit de ces retornados, ces Portugais revenus des colonies après les guerres d’indépendance.

La mort de son père, survenue en 2001, agit comme un détonateur : après des années de silence, Isabela Figueiredo s’autorise à faire surgir les mots, à donner vie à ce récit qu’elle dédie à son père, elle cette « petite Noire blonde » née sur une terre d’emprunt, le Mozambique auquel elle reste viscéralement attachée. Elle y raconte le colonialisme, le racisme et la violence des Portugais à l’égard de la population africaine, mais aussi l’amour infini pour ce père à l’idéologie nauséabonde, incarnation du colon blanc.

Les mots qui jaillissent de la plume d’Isabela Figueiredo ne sont pas de ceux qu’on utilise comme décor, pour embellir une phrase ou séduire le lecteur. Pour traduire le comportement des Blancs et leur violence à l’égard des Noirs, l’auteure choisit un vocabulaire emprunté à l’idéologie coloniale. Une façon peut-être d’exorciser le mal dont elle a été témoin et dont elle se sent coupable encore aujourd’hui.

La langue d’Isabela Figueiredo est crue, directe, saturée par une terminologie raciale qui mène au bord de la suffocation.[…] L’auteur doit dire ce monde d’autrefois dans les termes en vigueur à l’époque. Il lui faut retrouver l’atmosphère et les comportements du passé. Briser le silence n’est possible qu’à cette condition.

Léonora Miano, Préface

Durant ses années mozambicaines, Isabela Figueiredo est déchirée entre son appartenance au peuple colonisateur et son attachement à cette terre qui l’a vue naître. « Je pensais que mon âme était noire », confesse celle qui aurait voulu s’asseoir sur les genoux du vieux Manjacaze pour s’enivrer de ses récits d’Afrique.

Car même si le colonialisme impose une séparation entre les Blancs et les Noirs, Isabela se sent attirée par ce peuple noir, fascinée par ces femmes dont elle imite la démarche, séduite par la beauté de leurs corps qui ondulent. Elle ne se lasse pas d’observer leurs pieds nus qui foulent le sol, alors que ses pieds de petite fille blanche sont contraints dans des chaussures étroites, l’empêchant de fouler la terre africaine.

Je pouvais, en chemin, me déchausser en cachette dans les buissons et marcher clandestinement, sans souliers, pour vérifier si mes pieds pouvaient être comme les pieds des Noirs, aux orteils écartés et à la plante endurcie, fendillée.

Le questionnement identitaire se fait plus insistant lorsque l’auteure raconte son départ pour le Portugal à treize ans, un éloignement vécu comme un déracinement. À l’heure où le Mozambique gagne son indépendance, les parents d’Isabela l’envoient vivre chez sa grand-mère au Portugal, leur pays de naissance. Un autre chapitre de sa vie commence alors, loin de sa terre natale à elle, dans un pays qu’elle ne connaît pas et qui ne veut rien savoir de ces colons revenus en métropole.

Carnet de mémoires coloniales est un récit nécessaire qui vaut mieux que tous les livres d’histoire sur le sujet: un récit intime raconté à hauteur d’enfant, un point de vue inédit sur le colonialisme et un chant d’amour au père et à la terre africaine.

Note : 4 sur 5.

Carnet de mémoires coloniales
Isabela Figueiredo
Myriam Benarroch et Nathalie Meyroune (traduction)
Léonora Miano (préface)
Éditions Chandeigne, 2021, 240 pages.


« Le Tiroir à cheveux » d’Emmanuelle Salasc

D’une écriture épurée, Emmanuelle Salasc raconte le quotidien d’une jeune mère de deux enfants, dont l’un lourdement handicapé. Un récit doux-amer, délicat et sensuel.

On entre dans ce roman par les sensations. Une jeune femme d’à peine 18 ans rafraîchit le corps de Titouan, son petit enfant qui transpire. Elle « met de l’air sur son torse », caresse ses cheveux dont « la frange en désordre a la couleur des mains gourmandes noircies par les châtaignes ». Les cheveux de son fils aîné de cinq ans, Pierre ont des nuances plus claires, et « les blonds dorés se faufilent sur et sous les blonds nacrés ». Les cheveux la fascinent, ceux de ses fils comme ceux des garçons qu’elle fréquente et des gens qu’elle côtoie. Ce n’est pas un hasard si elle travaille dans un salon de coiffure et shampouine les têtes, masse, démêle et embellit les cheveux : elle cultive avec soin ce lien sensuel et sincère qu’elle tisse avec les autres.

J’aime les cheveux, même gras, rêches, épais. Mats, soyeux, souples au toucher, moites. J’aime toucher les cheveux. Regarder de près leurs formes, leurs couleurs, leurs textures. Et m’approcher des têtes, par derrière, par côté. J’aime surprendre les mouvements des mèches. Les renifler en douce.

Candide et peu instruite, elle a quitté l’école à 15 ans pour s’occuper de son fils Pierre, son « bout de lune », un enfant vivant mais absent au monde, atteint d’un lourd handicap de naissance. Les premiers temps, elle vit à la gendarmerie avec ses parents, puis occupe ensuite un minuscule appartement qu’elle loue grâce à son salaire de coiffeuse. Les garçons de son âge abusent de sa candeur, les femmes de la gendarmerie la jugent sévèrement, mais elle mène sa vie comme elle peut, au jour le jour, tentant de fonder avec ses fils un semblant de famille, la sienne propre, aussi fragile et bancale soit elle.

Le handicap de Pierre, omniprésent, n’est jamais réellement nommé. Il est là, c’est ainsi. La jeune mère l’éprouve au quotidien, à travers le regard des autres et la difficulté qu’elle éprouve à communiquer avec cet enfant aveugle et sourd. Ce corps « lourd et encombrant l’embarrasse », elle le (sup)porte comme elle peut, au propre comme au figuré, et c’est déjà bien.

Le portrait de cette jeune femme est délicatement dessiné par Emmanuelle Salasc, d’une écriture à la fois simple et sensible. Les phrases sont courtes, les mots traduisent le réel, sans fioritures, sans travestissement. Les corps, les gestes et les regards évoquent les sentiments et comblent les silences, plus habilement que les mots.

Note : 4 sur 5.

Le tiroir à cheveux
Emmanuelle Salasc
Éditions P.O.L, 2022, 160 pages.

Le goûter du lion (l’hymne à la vie)

Dans un roman qui vient de paraître, l’auteure japonaise Ito Ogawa évoque la fin de vie paisible et apaisée d’une jeune femme atteinte d’un cancer. Un récit délicat et poétique.

Âgée de trente-trois ans, Shizuku est sur le point de perdre son combat contre le cancer. Se sachant condamnée, elle choisit de quitter son appartement du centre-ville et prend le bateau pour l’île aux citrons, dans la mer intérieure du Japon. Là-bas, elle est accueillie dans une maison destinée aux personnes en fin de vie, la Maison du Lion, un havre de paix tenu par une gérante empathique et douce, Madonna.

Je n’avais plus qu’une envie : me reposer en contemplant la mer. Je voulais dormir d’un sommeil paisible, sans avoir les bras hérissés de tuyaux. C’était ce qui m’avait poussée à choisir la Maison du Lion. Car c’était le seul endroit d’où l’on pouvait voir la mer à chaque minute de la journée.

Même si La Maison du Lion est un lieu où l’on se rend pour mourir, Shizuku quitte progressivement ses habits de tristesse et son abattement pour se reconnecter à l’essentiel. Progressivement, au contact d’une nature qui apaise l’âme et les tourments du corps, Shizuku se sent plus vivante que jamais. Son horizon se dégage, elle s’apaise, savoure le temps qui s’offre encore à elle, envisage la mort avec sérénité.

Dans la Maison du Lion, les petits bonheurs qui illuminent son quotidien sont nombreux, à commencer par les goûters du dimanche où chaque pensionnaire peut, à tour de rôle, commander son goûter préféré aux cuisinières, un plaisir gustatif dont tous les convives se délectent. Chaque bouchée est l’occasion d’accueillir des émotions réconfortantes, le souvenir d’un être aimé, un événement agréable. Une manière de faire le bilan de la vie écoulée, de boucler la valise des souvenirs heureux avant d’effectuer la grande traversée.

Une fois encore avec ce roman, Ito Ogawa nous transporte dans un récit poétique d’une extrême délicatesse. La contemplation de la mer, le bruit que font les feuilles de citronniers dansant dans le vent, la musique que Shizuku écoute au réveil, le goût sucré d’un dessert ou la saveur d’un thé vert… L’auteure japonaise évoque des sensations simples, des émotions pures, et parvient à toucher par sa profonde sensibilité.

En évoquant la fin de vie, Ito Ogawa n’écrit pas un roman sur la fin, mais un roman sur la vie. Elle nous propose de repenser notre rapport à l’existence, au temps qui s’écoule et au monde qui nous entoure. Avec Le goûter du lion, elle adresse au lecteur une invitation à ralentir, à savourer les instants précieux de la vie, à se connecter à ses sensations et, en un sens, à apprendre à vivre pour mieux savoir mourir.

Note : 4.5 sur 5.

Le goûter du lion
Ito Ogawa
Déborah Pierret-Watanabe (traduction)
Éditions Picquier, 2022, 272 pages.

Les corps solides : la DIGNITE selon Joseph Incardona

Avec Les corps solides, l’écrivain italo-suisse Joseph Incardona signe une satire de la société de consommation sur fond de drame social. Un roman sur la dignité humaine à l’ironie mordante.

Anna, la quarantaine, vit dans le sud du Médoc, au bord de l’océan avec son fils adolescent, Léo. Anna est une femme libre et indépendante. Elle s’est établie là, entre les forêts de pins au parfum mentholé, l’océan au goût salé et le soleil chaud d’été, par choix. Surfeuse, elle pratique régulièrement sa passion, qu’elle transmet à son fils.

Elle vit de la vente de poulets rôtis sur les marchés locaux. Un vie de peu, certes, mais au contact de la nature avec la possibilité de faire du surf sur cet océan houleux à l’horizon sans limite. Ainsi s’écoule sa vie au rythme des marées, dans l’attente de la vague et le plaisir de la glisse.

Jusqu’à l’accident de la route qui lui fait perdre son camion-rôtisserie. Et comme elle est en tort, l’assurance ne l’aidera pas. Sa vie bascule. Les dettes s’accumulent. Son fils, paniqué, fait de mauvais choix et semble tomber dans la délinquance. De modeste, sa vie semble tirer inéluctablement vers la pauvreté. Que faire ? Elle entrevoit une solution lorsque son fils l’inscrit à un jeu télévisé au concept aussi simple que simpliste : toucher une voiture d’une valeur de 50 000 euros le plus longtemps possible. Acculée, Anna tente sa chance.

Un roman sur la dignité

Jusqu’où peut-on aller pour survivre en reniant ses valeurs, interroge Joseph Incardona. « Anna qui a toujours lutté pour son indépendance, montrant l’exemple à son fils, devient son propre paradoxe. Le compromis vous fait baisser la garde. » Entre honte, lassitude et désespoir, Anna va traverser ce jeu cynique, symbole de la société de consommation, en lutte contre elle-même. De personnage ordinaire au début, elle se révèle être une formidable battante dont la force de caractère impressionne.

Les jeux du cirque

La réussite de ce roman réside dans sa description du cynisme de la classe dirigeante et de la collusion entre les mondes politique et économique. « On veut nous faire croire que le politique tient les rênes de la société. En réalité, je crois qu’aujourd’hui c’est la finance, l’économie, qui détient le vrai pouvoir », explique Joseph Incardona. D’ailleurs, la présidente de la république du roman accède à la requête d’une grande entreprise de l’automobile qui souhaite bénéficier de la large audience d’une chaîne de télévision publique pour promouvoir son dernier produit, pensant pouvoir ainsi remonter le moral du peuple qui l’a élue. Un peu naïf, pensez-vous ? Pourtant, elle ne perd pas vraiment à la fin…

Le portrait de la conceptrice du jeu, l’ordinaire Mylène Labarque est un régal. Depuis son jardin de banlieue où elle cultive ses fruits et légumes bio, Mylène Labarque invente tranquillement un jeu avilissant où l’élimination de l’autre est la règle, où l’esprit de compétition écrase le plaisir de jouer (inexistant). À travers ce personnage, l’auteur fustige allègrement ce « bon sens de terroir » quand il est mis « au service de l’exploitation mercantile » … Jubilatoire.

Il a fallu un peu plus d'un an et six personnes pour en arriver là, à ce simple postulat énoncé par Mylène Labarque de son timbre de souris. Deux doctorats HEC, trois masters en Sciences économiques et un diplôme du Conservatoire européen d'écriture audiovisuelle. Quelque chose approchant quarante années d'études mises bout à bout. Mais si on étend le nombre réel des équipes et des collaborateurs, des avocats et des juristes, on arrive à près d'un siècle de paperasse universitaire et de hautes écoles. C'est l'humanité qui finirait dans un alambic duquel ressortirait l'essence de ce que nous sommes devenus : le jus incolore d'un grand jeu télévisé.

Une chute salvatrice

« On en est arrivé là », écrit un Incardona désabusé qui demande « à partir de quand le monde s’est-il complexifié au détriment des individus ? » Le capitalisme a gagné, et c’est brutal. En résonance, l’auteur choisit de s’adresser à ses personnages, de manière brève, avec de courtes phrases cinglantes, qui tombent comme des chutes, fatales et abruptes. L’effet est marquant. « Peau contre tôle. Règne animal et minéral réunis. La soumission consentie de l’homme à l’objet. » Car qu’est-ce qu’on touche le plus aujourd’hui ? Notre smartphone… Comme Anna touche cette voiture… 

La libération viendra du jeune Léo, au caractère fondamentalement bon dans une scène finale très visuelle. Ce qui apparaît comme une faiblesse voire une fragilité dans ce monde de brutes est aussi ce qui sauve. On est rassuré.

Dans ce récit à la construction maîtrisée, Joseph Incardona dessine un touchant portrait de femme et questionne notre rapport à nos valeurs. Même si Les corps solides est moins irrévérencieux que ses précédents romans, Joseph Incardona nous rappelle que la dignité se trouve dans les choses qui n’ont pas de prix. Et ça, ça n’a pas de prix.

Note : 5 sur 5.

Les corps solides
Joseph Incardona
Éditions Finitude, 2022, 272 pages.

La poésie de Laura Kasischke

Avec Où sont-ils maintenant, anthologie personnelle, l’auteure américaine nous emmène à la découverte de son univers poétique, source de toute son œuvre. Vivifiant.

Surtout connue en France pour ses romans publiés chez Christian Bourgois, Laura Kasischke est entrée en écriture par la voie poétique, un art auquel elle se consacre depuis 1991 et qu’elle ne cesse d’explorer depuis lors, tout en continuant à publier des œuvres romanesques.

Je me considère avant tout comme une poétesse.

Laura Kasischke

Pour constituer ce recueil intitulé Où sont-ils maintenant (Where Now), l’auteure originaire du Michigan a choisi dix poèmes extraits de chacun de ses recueils passés, accompagnés de vingt nouveaux poèmes. Présentés antéchronologiquement, les poèmes rassemblés dans cette Anthologie personnelle permettent au lecteur de parcourir l’œuvre de Laura Kasischke et d’en percevoir l’évolution.

Les poèmes proposés sont construits par association d’idées et de sensations (une influence du mouvement surréaliste), un flux de pensée qu’elle saisit sur de petits carnets, au fil de la journée. Onirisme et méditation se mêlent à des images et des scènes dont elle est témoin à la maison ou au supermarché où elle fait ses courses, ces instants du quotidien dans lesquels elle puise son inspiration poétique. « Je travaille avec la seule matière que j’ai à disposition, celle de l’univers domestique, et des gens que je rencontre. Énormément de drames se jouent dans une cuisine. Je trouve intéressant de donner une véritable valeur à cette vie quotidienne et domestique. On peut trouver du mélodrame jusque dans son propre foyer. » déclarait-elle à la Maison de la Poésie en novembre dernier. 

Je commence toujours un poème en écrivant simplement – dans un cahier, avec un stylo – et je ne le considère pas comme un « poème » (c’est trop intimidant), donc je commence par une image ou quelques mots peut-être, que je pense pouvoir placer dans le bon ordre. Puis ces mots (ou cette image) suggèrent les mots suivants, et les suivants, et les suivants.

Où sont-ils maintenant demande Laura Kasischke, et où irons-nous après ? La poétesse interroge le passé qui l’a construite, celui-là même qui a englouti les êtres chers, désormais disparus. En trente ans de vie, elle a observé ses contemporains, vu partir ses parents, grandir son fils et avec lui son inquiétude de mère. D’ailleurs, l’évocation de l’enfance et l’adolescence est fréquente dans ce recueil, la sienne et celle de son fils, maintenant adulte. Et c’est cela, au fond, le thème que parcourt cette Anthologie personnelle : où est donc passé le passé ? Une interrogation qui, selon elle, permet de mieux comprendre le présent et appréhender le futur.

Ces souliers dans la paume de ma main ?
Tu les as mis à tes pieds, un temps.

Cette couverture de la taille d’un essuie-mains ?
Je la drapais autour de toi endormi

dans mes bras comme cela. Tu vois ? Le monde
un temps a été petit comme cela quand

tout le reste au monde était moi.

Poème Deux hommes & un camion

Les poèmes de Laura Kasischke sautillent d’une image à l’autre, opèrent des glissements entre les choses et les êtres, franchissent les barrières temporelles. La lecture de ce recueil peut dérouter parfois, mais surgit alors une image qui surprend et sublime le texte. À mesure que le style de l’auteure s’affirme, les poèmes semblent moins narratifs, plus libres, de forme plus courte.

Une chose ne change pas cependant, c’est l’importance que la poétesse accorde à la sonorité de ses poèmes, une musique que Sylvie Doizelet a su préserver lors de la traduction du recueil en français. « L’essentiel d’un poème est la musicalité bien davantage que l’histoire ou son aspect sur la page, sa musicalité et les images qui s’en dégagent » affirme Laura Kasischke. 

Une œuvre poétique surprenante et vivifiante.

Note : 4 sur 5.

Où sont ils maintenant. Anthologie personnelle.
Laura Kasischke
Sylvie Doizelet (traduction)
Gallimard, 2021, 384 pages.

Le roman d’une ville (par Santiago Gamboa)

Dans Une maison à Bogota, le romancier Santiago Gamboa livre un récit sur une maison et la vie de ses deux habitants. Et un peu plus : il dresse un portrait de la capitale de la Colombie. Un roman superbement écrit à la narration très maîtrisée. À lire absolument !

L’histoire. Grâce à l’argent que lui rapporte un prix littéraire, un philologue colombien peut se permettre d’acheter une maison dans le quartier de Chapinero, à Bogota, qu’il convoite depuis plusieurs années. « Depuis tout petit j’étais intrigué par la maison que je viens d’acheter […] et je crois que j’ai toujours eu envie d’y habiter. » Donnant sur le parc Portugal situé sur les hauteurs de la ville, la maison est l’une des plus belles du quartier et offre une vue d’où il peut apprécier les « montagnes vert foncé de Bogota […], une des rares beautés de la ville ». L’homme de lettres, également narrateur, habite cette maison avec la tante qui l’a élevé après la mort de ses parents dans l’incendie tragique de leur maison.

Une fois passée l’agitation du déménagement, le narrateur s’y installe et les souvenirs affluent. La maison représente le besoin de revenir à l’endroit où il a forgé son identité, et ce d’autant plus qu’il a passé sa vie hors de Colombie, avec sa tante diplomate pour l’ONU, entre les lycées français de Varsovie ou de Bruxelles, entre l’Inde, l’Espagne et Djarkarta… « Tous les romans construisent une sorte de demeure, explique l’auteur. La maison est un symbole esthétique, philosophique, c’est la maison de famille où l’on a été aimé. La maison est l’opposée de la ville où vivent des gens qui me sont inconnus, alors que la maison c’est [mon] univers. »

Le roman de Bogota

Santiago Gamboa fait de la ville de Bogota un véritable personnage de son roman. Le narrateur en décrit l’oppression, la violence, la pauvreté, les inégalités sociales. « Ici, par comparaison, Les Misérables de Victor Hugo pourrait passer pour un portrait de la bourgeoisie française », raconte-t-il. La ville est le théâtre de ses explorations extrêmes, et mêmes franchement sordides. Cet homme, pourtant un peu ennuyeux et solitaire, a éprouvé dans son adolescence un besoin d’aventure. Sous la bienveillante protection de son chauffeur Abundio qui l’accompagne toujours, il découvre les bas-fonds, les soirées nazies et sadiques, les lieux de perdition, la drogue et la misère. Comme dans un tableau de Jérôme Bosch, Bogota est décrite comme l’enfer – un enfer froid, vu le climat-  où les rapports entre les classes sociales sont violents et où beaucoup d’habitants ont peine à survivre.

Une maison à Bogota raconte l’hostilité et l’âpreté de la ville et ce contraste flagrant avec la vie confortable et la culture cosmopolite du narrateur, parfaitement conscient de sa chance. Celui-ci – comme l’auteur d’ailleurs, parce qu’ils ont tous les deux vécu dans d’autres parties du monde -, ont pu observer d’autres cultures, d’autres manières de vivre. Ils en reviennent changés. « Le voyage donne la possibilité de relire l’endroit d’où on vient. J’ai l’impression que plus on s’éloigne, plus on se connaît. »

Se voir, regarder sa propre vie depuis la fenêtre d’en face : c’est peut-être à cela que servent les livres, à cela que sert l’art. Pour nous regarder depuis un endroit éloigné.

Les mémoires d’un homme de lettres

Alors, ces mémoires sont l’occasion de se questionner : qui est l’observateur ? Qui est l’observé ? Dans une scène évocatrice, un jeune garçon observe le narrateur depuis sa fenêtre alors que ce dernier est confronté à la mort, rappelant un épisode de son enfance. Pour Santiago Gamboa, « la littérature est un espace dans le monde. Un espace imaginaire, certes, mais dans le monde. La littérature est la seule possibilité que l’on a de se voir depuis la fenêtre d’en face ». Ce n’est pas un hasard si elle tient une place de choix dans ce roman, si la bibliothèque est située à l’étage, un peu en hauteur donc. Ce n’est pas un hasard non plus si c’est à travers elle que Santiago Gamboa choisit de faire un formidable portrait de son propriétaire.

Un exercice de style très maîtrisé

Construit autour des différents espaces de la maison que le narrateur explore un à un, le rez-de-chaussée, les appartements de sa tante, la chambre des infirmières, la bibliothèque, la mansarde, le récit convoque des souvenirs et dessine, petit à petit, les portraits de ses deux occupants, le narrateur et sa tante, militante de gauche, un temps proche des FARC. « J’ai voulu faire un pari littéraire, explique l’auteur. Il y a un auteur de j’admire, George Perec, qui faisait ce genre de jeu. Je me suis toujours dit que c’était merveilleux de raconter une histoire en partant de quelque chose de différent, de l’argument. »

Le pari est réussi. Une maison à Bogota, par la maîtrise du récit et la beauté de l’écriture, contribue à donner à la capitale colombienne une dimension littéraire et à affirmer Santiago Gamboa comme l’une des voix les plus originales de la littérature colombienne.

Note : 4.5 sur 5.

Une maison à Bogota
Santiago Gamboa
François Gaudry (traduction)
Editions Métailié, 2022, 190 pages.

Ce genre de PETITES CHOSES de Claire Keegan

À travers le personnage de Bill Furlong, l’Irlandaise Claire Keegan éprouve la conscience de son pays, complice d’avoir passé sous silence le sort réservé à de nombreuses jeunes filles enfermées dans des couvents, employées comme blanchisseuses. Un livre lumineux qui nous éclaire sur l’une des plus terribles tragédies de l’histoire d’Irlande.

Claire Keegan est un de ces écrivains qui, par la beauté de leur écriture, sont capables de diffuser de la chaleur et de la lumière en plein coeur de l’hiver.

Nous sommes quelques jours avant Noël, dans la ville de New Ross, au sud-est de l’Irlande. Le froid et la pluie s’abattent sur la ville et ses habitants, ce qui arrange les affaires de Bill Furlong, propriétaire d’un commerce de charbon et de bois de chauffage. Les commandes affluent, l’obligeant à effectuer les livraisons lui-même. Lors d’une de ses tournées, Bill est appelé au couvent des religieuses du Bon Pasteur, un lieu réputé pour son école professionnelle et sa blanchisserie, mais aussi objet de rumeurs sur les jeunes filles employées pour ce travail.

Certains disaient que les filles de l’école professionnelle, comme on les appelait, n’étudiaient rien, mais étaient des filles de moralité douteuse qui passaient leurs journées à s’amender, à faire pénitence en nettoyant les taches sur le linge sale, qu’elles consacraient chaque jour sans exception, de l’aube à la nuit, au travail.

Là-bas, derrière les hauts murs, dans ce couvent qui « ressemblait presque à une carte de voeux, avec les ifs et les pins saupoudrés de givre », Bill va croiser des jeunes filles dans un état de santé et de propreté préoccupant. Une d’elle l’implore même de la faire sortir de là, ce qu’il ne peut accepter. Mais le souvenir de cette jeune pensionnaire le hante et ravive celui de sa propre mère, une femme qui lui a donné naissance lorsqu’elle avait à peine seize ans et qui eut la chance d’être recueillie par la femme qui l’employait, ce qui leur a sauvé la vie.

Le personnage de Bill Furlong permet à Claire Keegan de s’interroger sur le silence de la population et de l’État irlandais face aux agissements des couvents de la Madeleine : pendant plus de 70 ans, dans l’indifférence générale, plus de 10 000 jeunes filles ont été enfermées et exploitées dans ces institutions religieuses, travaillant gratuitement comme blanchisseuses pour des établissements publics, des prêtres et de riches familles.

Rejetées par leurs parents, lorsqu’elles n’étaient pas orphelines, les pensionnaires y étaient conduites pour laver leurs péchés à l’image de Marie-Madeleine, en lavant le linge sale des autres et en menant une vie de labeur et de prière.

Parmi elles, de jeunes femmes jugées perdues, car tombées enceintes avant leur mariage. On estime à plus de 2000 le nombre de bébés nés dans ces couvents, puis vendus à de riches familles américaines, tandis que certains nourrissons et leurs mères connaissaient une fin tragique : en 1993, sur le terrain d’un de ces couvents, les tombes anonymes de plus de 100 pensionnaires furent déterrées.

Cette histoire est dédiée aux femmes et aux enfants qui ont subi la claustration dans les blanchisseries de Magdalen en Irlande.

Le roman de Claire Keegan aborde cet épisode douloureux avec une grande délicatesse, donnant à son personnage principal la conscience et le courage qui manquaient aux témoins de cette tragédie, à commencer par l’État irlandais qui a longtemps nié sa responsabilité, rejetant la faute sur les institutions religieuses. Le dernier couvent a fermé en 1996 et il faudra en effet attendre 2013 pour que l’État reconnaisse sa culpabilité et dédommage les nombreuses victimes auxquelles ce livre rend hommage.

Pour approfondir le sujet évoqué par ce livre, nous vous recommandons deux films : The Magdalene Sisters, de Peter Mullan (2002) et Philomena, de Stephen Frears (2013).

Note : 4 sur 5.

Ce genre de petites choses
Claire Keegan
Jacqueline Odin (traduction)
Le Livre de Poche, 2022, 128 pages.

Balade de nuit dans Tôkyô en toute simplicité (avec Yoshida Atsuhiro)

Dans ce sympathique roman du prolifique écrivain japonais Yoshida Atsuhiro, une galerie de personnages se croisent au coeur de la nuit tokyoïte. Des moments de vie simples et une écriture tout en douceur donnent de la légèreté à ce récit malgré tout subtil.

À bord de son taxi bleu nuit, Matsui sillonne la ville tentaculaire de Tokyo. Chauffeur aguerri, il a l’habitude des clients hauts en couleur qui peuplent les nuits tokyoïtes. Qu’ils soient discrets ou bavards, depuis son siège avant et en quelques regards dans le rétroviseur, Matsui les cerne assez rapidement et discrètement alors qu’il les conduit à destination. À une heure du matin, il reçoit un appel de Mitsuki, fournisseur pour une société de production : cette nuit, elle recherche des nèfles à la demande d’un grand réalisateur. La tournée nocturne de Matsui commence.

Les histoires des clients de Matsui sont de celles que permet la nuit, décalées et parfois loufoques. Kanako, écoutante à Tokyo 03 Assistance est chargée d’accompagner la mise au rebut d’un téléphone ayant servi à recevoir des appels de détresse, en respectant un protocole de deuil; un homme qui se fait appeler Shuro, comme le célèbre détective d’une série télévisée, a passé la journée à marcher dans Tokyo pour revenir sur les lieux des dix-huit logements qu’il a occupés au cours de sa vie; Ayano, cheffe cuisinière dans le petit restaurant Les Quatre Coins ne peut oublier un homme qu’elle aime encore et qui a subitement disparu. Tous les personnages de Bonne nuit Tôkyô sont en quête de quelque chose ou de quelqu’un.

S’imaginer qu’on aurait été plus heureux en empruntant une autre direction, c’est une illusion.

Yoshida Atsuhiro décrit avec délicatesse ces hommes et ces femmes de la classe moyenne qui travaillent la nuit et questionne le poids du hasard ou du destin dans la vie des gens ordinaires. Les liens entre les personnages, les rencontres, mêmes si elles semblent improbables, que l’auteur tisse au fil de la narration, rappellent que la relation constitue le coeur de l’humanité.

Avec une écriture toute en retenue, une langue simple, le récit s’écoule à un rythme paisible. Si les nombreux personnages perdent parfois le lecteur, la construction de l’histoire comme un puzzle qui prend forme au fur et à mesure de l’avancée du récit est intéressante. 

Note : 2.5 sur 5.

Bonne nuit Tôkyô
Yoshida Atsuhiro
Catherine Ancelot (traduction)
Éditions Picquier, 2021, 227 pages.

L’Aveuglement (par José Saramago)

Prix Nobel de littérature en 1998, l’écrivain portugais José Saramago imagine dans L’Aveuglement (1997) une épidémie qui frappe la population de cécité. Un conte métaphorique qui parle de notre société et des maux qui l’affectent.

Certains livres viennent parfois entrer en résonance avec l’actualité et sont à nouveau présentés sur les tables des librairies, des années après leur publication. Paris est une fête d’Ernest Hemingway est ainsi réapparu après les attentats du 13 novembre 2015, le roman Les abeilles grises d’Andreï Kourkov a fait l’objet de nombreuses réimpressions depuis le début de la guerre en Ukraine.

Durant le confinement et la pandémie de covid, La Peste de Camus a pris place sur la table de chevet de nombreux lecteurs, sort réservé également à L’Aveuglement de José Saramago, paru en 1997.

L’Aveuglement parle d’une société malade. Tout commence le jour où un homme devient aveugle au volant de sa voiture. Sans raison, sans signe avant-coureur, soudainement. « Il se trouvait plongé dans une blancheur si lumineuse et si totale qu’elle dévorait plutôt qu’elle absorbait les couleurs et aussi les objets et les êtres, les rendant ainsi doublement invisibles. » La maladie qu’on surnomme « mal blanc » est contagieuse et se répand dans tout le pays. Tentant de juguler l’épidémie, les pouvoirs publics parquent les personnes contaminées dans un asile d’aliénés désaffecté, à l’abri des regards, gardés par des soldats.

À l’intérieur, les aveugles sont livrés à eux-mêmes. On ne les approche pas, personne ne vient les soigner. La nourriture est déposée quotidiennement à leur intention, mais les rations sont insuffisantes. L’emprisonnement, la promiscuité, la saleté et la faim ont raison de ces humains séquestrés comme des bêtes. Sont-ils d’ailleurs encore des êtres humains ?

Dans des circonstances différentes, ce spectacle grotesque eût pu faire rire aux éclats l’observateur le plus grave, c’était à mourir de rire, certains aveugles avançaient à quatre pattes, le visage au ras du sol comme les porcs, bras devant eux pourfendant l’air, pendant que d’autres, craignant peut-être d’être engloutis par l’espace blanc loin de l’abri du toit, se cramponnaient désespérément à la corde en tendant l’oreille dans l’attente des premières exclamations qui ponctueraient l’arrivée des caisses.

Les instincts primitifs de certains prennent le dessus, exacerbés par la volonté de survivre, tandis que d’autres s’efforcent de ne pas sombrer dans la bestialité et la violence, à l’image de ce groupe mené par une femme qui n’a miraculeusement pas perdu la vue. Elle devient leurs yeux, leur guide et le bras de leur vengeance.

Lorsque les prisonniers parviennent à sortir à la faveur de l’incendie qui se déclare dans un bâtiment, la femme les aide à survivre et à conserver un semblant d’humanité dans une ville où les hommes se conduisent comme des hordes sauvages.

L’épidémie qui touche les individus dans L’Aveuglement est le prétexte invoqué par Saramago pour réfléchir à la nature profonde de l’homme, aux rapports entre êtres humains et, plus globalement, d’amorcer une réflexion politique sur l’organisation et le fondement de notre société.

En plus de son propos, le style utilisé par José Saramago constitue une des clés de son succès : les phrases sont riches, aucun retour à la ligne n’est fait pour marquer les dialogues. Les paragraphes sont rares. Les personnages n’ont pas de nom. De cette façon, l’auteur immerge le lecteur dans l’angoisse et la terreur, décrivant avec force détails la plongée de cette société dans le chaos. Un livre fort, difficile à oublier.

Note : 4.5 sur 5.

L’Aveuglement
José Saramago
Geneviève Leibrich (traduction)
Le Seuil, 1997, 303 pages.

Un juif pour l’exemple (par Jacques Chessex)

Publié en 2009, ce roman raconte un sordide fait divers survenu en Suisse en 1942, dans la ville de l’écrivain, alors âgé de huit ans. Un récit sec et glaçant. 

Payerne, Suisse, 1942. L’Europe est en guerre, la crise économique frappe de plein fouet la région. Les banques font faillite et les usines ferment, laissant de nombreux ouvriers au chômage. Mécontentements, rancœurs et frustrations poussent à chercher un coupable au malheur. « Le mal rôde. Un lourd poison s’insinue ».

Philippe Lugrin, pasteur hitlérien sans paroisse, s’infiltre « parmi les chômeurs, les petits paysans ruinés et les ouvriers menacés de perdre leur emploi. » Chaussé de « ses petites lunettes à la Goebbels », il anime des meetings antisémites dans les arrière-salles des cafés de Payerne, sur fond d’hymne nazi. « Chaque réunion du pasteur Lugrin se termine par le claquement des talons et le salut au bras tendu. » Ce pasteur est proche de la Légation d’Allemagne à Berne qui le soutient financièrement et logistiquement. « Lugrin aiguise, dénonce, caricature, et appelle un exemple fort. » Il est temps d’agir : « L’assistance comprend qu’il faut faire place nette et se débarrasser sans plus tarder d’une engeance responsable de ses humiliations. »

Membre du Mouvement national suisse, organisation d’extrême droite pilotée par l’Allemagne, le garagiste Fernand Ischi est fasciné par l’Allemagne, Hitler et le nazisme. « Dévoré de haine, de volonté de revanche et de puissance », il se voit déjà à la tête d’un petit Reich local et comprend parfaitement le message du pasteur. La victime expiatoire est vite choisie : ce sera Arthur Bloch, marchand de bétail, une personnalité connue dans la région.

« Je raconte une histoire immonde et j’ai honte d’en écrire le moindre mot. J’ai honte de rapporter un discours, des mots, un ton, des actes qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l’écriture. » 

Toute sa vie, Jacques Chessex n’a cessé d’être hanté par cette histoire. Il connaissait tous les protagonistes de cette sordide affaire, à l’exception du pasteur Lugrin. Son père avait acheté sa première voiture au garage de Fernand Ischi et lui-même était assis en classe à côté de sa fille aînée. Pourquoi donc avoir attendu soixante ans avant de publier son livre ? Chessex s’en explique ainsi : « J’avais besoin de temps, j’avais besoin de me le représenter de la manière la plus nette, la plus concentrée, la plus élaborée, pour que ce livre soit une espèce de pierre, une espèce de perfection formelle où tout soit juste, tout soit vrai, parce que j’ai attendu pour le faire que ce soit vraiment l’instant où il fallait le sortir. »

Ce livre, Jacques Chessex le choisi bref, d’une simplicité efficace, resserré sur l’horreur. En 103 pages seulement, tout est dit. Les phrases se succèdent, sans moire ni velours, coups de poing que le lecteur est incapable d’esquiver. Comme l’écrit Jérôme Garcin dans Le Nouvel Obs à la sortie du livre : « Chessex n’a pas son pareil pour décrire sans trembler des abominations, pour hurler à voix basse, pour fouiller la culpabilité dans une prose de confessionnal. » 

En 2009, la publication d’Un juif pour l’exemple déclenche un tonnerre de réaction, à commencer par celles du maire et de l’archiviste de Payerne, qui préfèrent laisser l’histoire dormir en paix. C’est justement cela qui dérange : que l’auteur déterre cette histoire et ose affirmer que tout le monde savait, à l’époque, ce qui se tramait. « On se couperait la langue, on se crèverait les yeux et les oreilles plutôt que de reconnaître que l’on sait ce qui se trame au garage. Et dans les arrière-salles de certains cafés. Et dans les bois. Et chez le pasteur Lugrin. »

Jacques Chessex va plus loin. Il propose à la ville de Payerne de rendre hommage à Arthur Bloch en rebaptisant la place de la Foire en place Arthur-Bloch, et en scellant une plaque dans la Rue-à-Thomas, où a eu lieu le crime. Sa proposition est rejetée. L’auteur reçoit même des menaces de mort. Pour faire suite à l’affaire, les autorités communales décident de nommer une commission extraparlementaire chargée de rédiger une résolution qui paraît quelques mois plus tard. Elle insiste sur la nécessité d’un travail de mémoire. « Même s’il peut être douloureux, ce rappel du passé doit conduire aujourd’hui à un travail de prévention et d’engagement contre toute forme de racisme et de discrimination. » Un sujet plus que jamais d’actualité.

Pour aller plus loin : Archive INA Un livre, un jour : « Jacques Chessex – Un juif pour l’exemple »(France 3, 13 janvier 2009).

Un Juif pour l’exemple
Jacques Chessex
Grasset, 2009, 103 pages

BLEU NUIT de Dima Abdallah

Le deuxième roman de Dima Abdallah, Bleu nuit dresse le portrait bouleversant d’un homme en proie à ses fantômes. Un récit dense et poétique sur la mémoire et l’impossibilité d’oublier.

Le narrateur, un journaliste en télétravail, vit cloîtré chez lui jusqu’au jour où il apprend la mort d’Alma. Il change alors radicalement de vie, décide de tout quitter et de vivre dans la rue. « Il se jette dans la rue comme on se jette d’un pont. » Il s’établit alors autour du cimetière du Père-Lachaise. Parce qu’il erre dans le quartier, il croise des femmes à qui il ne parle pas. Emma, Martha, Carla… Chaque rencontre rappelle un souvenir.

Si la guerre du Liban, celle-là même que Dima Adballah a fui à l’adolescence, est présente, c’est pour évoquer la difficulté à trouver sa place. Bleu nuit est le monologue d’un homme qui n’a pas réussi à trouver sa place dans un monde trop violent et qui est en guerre avec sa mémoire : il cherche à vivre pour oublier. Mais « Oublier est un acte involontaire. On ne peut pas vouloir oublier », rappelle l’auteure.

Sans domicile, dans cette situation de solitude poussée à l’extrême, le narrateur converse avec des auteurs et leurs romans sur des sujets qui font écho à sa vie. Il cite Proust et ses madeleines auxquelles il trouve « un goût amer », Baudelaire, Sartre, Aragon, … Pour finalement, dans le dernier quart du livre, écrire sur des carnets. « Pour un homme qui veut oublier, c’est un mauvais choix », s’amuse Dima Abdallah.

Au contact du monde, le narrateur va créer sa propre mémoire. Une mémoire sensorielle avant tout.

« Je crois que cette mémoire poétique est la plus puissante de toutes. Elle est invincible. Elle est faite de tout ce qu’on a senti et ressenti. Ce qu’on a vécu et ce qu’on a senti ne peuvent être séparés. Je dirais même plus : ce qu’on a vécu est avant tout ce qu’on a senti. » 

Dima Abdallah explore la mémoire comme une archéologue : en fouillant, révélant une strate après l’autre. Dans ce récit rythmé, elle donne voix à un personnage angoissé, hypersensible dont les hallucinations se muent en visions poétiques. Superbe. 

Note : 4 sur 5.

Bleu nuit
Dima Abdallah
Sabine Wespieser éditeur, 2022, 226 pages.

La barque silencieuse (Pascal Quignard)

La barque silencieuse constitue le sixième tome du Dernier royaume, un projet littéraire plus vaste de Pascal Quignard amorcé avec Les ombres errantes (Prix Goncourt 2002). Retour sur cette œuvre hors du commun publiée en 2009.

Référence à la barque de Charon navigant sur le fleuve des Enfers, La barque silencieuse est une oeuvre dont la mort occupe la place d’honneur, sans pour autant être une oeuvre crépusculaire. Domestiquer la mort, la remettre à sa place, au centre de la vie, afin d’« apprivoiser l’abîme et s’en faire un compagnon », voila la démarche littéraire de Pascal Quignard.

Pour ce compagnonnage, l’auteur relate des événements liés au trépas de personnages célèbres, comme la mort de Mazarin, de Madame de La Fayette ou de Bossuet, celle d’anonymes ou même sa propre mort qu’il frôle en 1997 suite à une violente hémorragie. Sont ainsi évoqués les différents atours que revêt la fin ultime, qu’elle soit ordinaire ou surnaturelle, subie ou ardemment souhaitée, l’auteur redonnant au suicide sa valeur d’ultime liberté.

Un style bondissant

Composé de quatre-vingt-six chapitres, La barque silencieuse revêt une forme littéraire bondissante et sautillante, et c’est sans doute en cela qu’elle nous emporte et nous séduit. Convoquant tour à tour le conte, l’aphorisme, l’essai, le journal intime, l’anecdote historique, l’étymologie et la mythologie, Pascal Quignard invente « un genre où la biographie, le mensonge, la vérité […], la lecture, tout puisse se trouver mêlé, indémêlable, et dans lequel je n’ai pas à contrôler quoi que ce soit, dit-il. La seule règle que je dois respecter est l’imprévisibilité du chapitre qui suit. Il faut qu’à chaque fois il y ait un contraste. » Un style qui témoigne de la richesse des lectures de Pascal Quignard, l’auteur trouvant ça et là le terreau de son inspiration.

Un goût pour les mots

Dans ce voyage étymologique, littéraire et historique par-delà le temps et l’espace, Pascal Quignard rend hommage aux mots, ces mots qui lui ont autrefois fait défaut, comme ils se dérobent aux morts, désormais seuls et silencieux.

J’aurai passé ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens.

La barque silencieuse témoigne de cet amour des mots qu’éprouve Pascal Quignard, comme celui pour le mot « corbillard », un coche d’eau qui transportait jadis les nourrissons sur la Seine. Ce goût pour la langue, l’auteur l’éprouve dans ses recherches et ses lectures, des moments qui font sens. Se retirer du monde, faire silence, éprouver la solitude du lecteur dans l’acte de lecture. Le langage s’accorde à le dire : « En chinois, Lire et Seul sont des homophones. Seul avec le Seul », dans une solitude heureuse.

Finalement, La barque silencieuse est une invitation à s’extraire du brouhaha du monde et à s’en détacher, une oeuvre magistrale qui invite le lecteur à se ressourcer et à s’assouvir de lectures nouvelles. Passeur de mots, passeur de textes, Pascal Quignard traverse le temps et l’espace et offre à la littérature l’un de ses joyaux.

Note : 5 sur 5.

La barque silencieuse
Pascal Quignard
Folio, 2011, 256 pages.

Le Temps des grêlons

Lauréat de nombreux prix pour Le Dit du Mistral, Olivier Mak-Bouchard confirme son talent de conteur avec ce deuxième roman. Coup de coeur pour cette fable originale et engagée.

Il y a des romans dont on ne souhaite pas parler de peur de dévoiler l’intrigue, des romans qu’on préfère garder jalousement pour soi, puisqu’on a passé plusieurs heures en sa compagnie, les yeux dans les yeux, et qu’on a savouré chacune de ses pages. Le Temps des grêlons est de ceux-là.

Alors oui, on peut vous dire que cette histoire est racontée par un adolescent candide, un garçon qui porte un regard enfantin sur le monde.
On peut vous dire aussi que tout commence « le jour où les appareils photo n’ont plus marché du tout », le jour où les êtres humains disparaissent des selfies, des photographies et des écrans. Plus inquiétant, ces disparitions étranges s’accompagnent de l’apparition soudaine de phénomènes assez troublants…
Les gens s’interrogent, les spécialistes émettent des théories, les politiques s’en mêlent. Les autorités se saisissent du problème, les gouvernements s’organisent. On entend au loin des bruits de bottes. La machine implacable est en marche.

Vous n’en saurez pas plus.

Olivier Mak-Bouchard nous emporte dans une histoire originale qui nous ravit et nous fait réfléchir sur notre dépendance aux écrans et à l’image. Servi par une écriture très créative, Le Temps des grêlons porte un regard critique, éthique et philosophique sur notre société et ses dérives. Un livre qu’on ne peut plus lâcher. Un véritable coup de coeur.

Note : 5 sur 5.

Le Temps des Grêlons
Olivier Mak-Bouchard
Editions Le Tripode, 2022, 352 pages.

Celle qui est revenue: l’adolescence entre deux mondes

Initialement publié sous le titre La revenue aux éditions du Seuil, le roman de Donatella Di Pietrantonio sort en format poche. L’occasion de (re)découvrir ce lumineux roman sur la famille qui a rencontré un immense succès public et critique en Italie.

La narratrice se souvient qu’à l’âge de treize ans, dans les années 70, elle a été rendue à sa famille biologique. Elle avait jusqu’alors été élevée par un couple sans enfant, plutôt aisé, vivant dans une villa de bord de mer. Enfant unique, choyée, sa vie se déroulait tranquillement entre ses études, son goût pour la danse et ses amies. Soudain, sans qu’on lui en explique clairement les raisons, elle est envoyée dans un village isolé des Abruzzes où tout lui est étranger : les membres de cette famille qu’elle ne connaît pas, le dialecte qu’ils parlent et qu’elle ne comprend pas, la brutalité de leurs relations auxquelles elle n’est pas habituée, leur mode de vie et les tâches ménagères qu’elle doit accomplir pour la première fois.

Se sentant abandonnée dans ce milieu dont elle ignore tout, elle n’aura de cesse de prendre le bus pour parcourir la cinquantaine de kilomètres qui séparent le village de la ville où elle a grandi, à la recherche de sa mère adoptive. Et d’une explication sur cette séparation brutale.

Celle qui est revenue aborde subtilement la complexité des relations mère-fille dans une société traditionnelle laissant peu de place aux libertés individuelles. Si la jeune narratrice se sent « orpheline de deux mères vivantes », l’amour maternel est pourtant bien présent. C’est lui qui l’encouragera d’une certaine manière dans sa quête de sens et qui lui donnera la force de faire ses choix.

Une belle et inattendue complicité va se développer avec sa sœur cadette, Adriana, « une fleur improbable qui avait poussé sur un petit amas de terre accroché au rocher ». Dégourdie et gaie, sans véritable éducation, elle est un véritable soutien pour la narratrice. Le lien qui s’établit entre elles lui permettra d’apaiser sa colère et de dépasser ses angoisses. En toile de fond, le contraste entre deux Italie, celle de la côte urbanisée et développée et celle du village reculé au quotidien archaïque est saisissant.

L’écriture ramassée de Donatella Di Pietrantonio rythme le récit. En quelques lignes, avec économie, elle place une situation. Attentive aux bruits, aux odeurs, aux sensations, elle capte les émotions en quelques mots, avec sobriété. Un texte rare. Un roman qui se dévore.

Note : 4.5 sur 5.

Celle qui est revenue
Donatella Di Pietrantonio
Nathalie Bauer (traduction)
Le Livre de poche, 2022, 223 pages.

Le Signal : l’océan a gagné (par Sophie Poirier)

Avec Le Signal, Sophie Poirier signe un récit poétique sur sa relation à un immeuble emblématique du littoral aquitain. Entre documentaire et fiction, entre passé et présent, entre performance artistique et contemplation, l’auteure raconte la vie. Un récit sobre et élégant sur la beauté et l’amour.

Depuis cette journée de novembre 2014 où elle entre par effraction dans Le Signal, Sophie Poirier n’est plus tout à fait la même. Dorénavant, cet immeuble que d’aucuns à Soulac-sur-Mer surnomment « la verrue », cette barre de béton de quatre étages en front de mer qui rappelle les HLM de nos banlieues urbaines fait partie de sa vie. De ce lieu de vacances à l’esthétique des années 70, Sophie Poirier en a fait un objet de poésie et de création artistique.

Avec le photographe et vidéaste Oliviez Crouzel, qui signe de belles photographies reproduites en noir et blanc à la fin du livre, elle a conçu plusieurs performances dès 2015. Mêlant une vidéo-projection et la lecture du texte 46 fois l’été qu’elle a écrit, La marée du siècle a marqué les esprits. « La verrue » devenait un objet d’art et de poésie. Cette performance a été suivie de plusieurs autres, Le Signal/Souvenir en 2020, Dix-huit rideaux et Appartement témoin. Il manquait un écrit littéraire. C’est chose faite.

Le témoin du changement d’époque

L’immeuble Le Signal a été construit en 1970 à une époque où l’homme se posait en spectateur contemplatif de la nature. Sa position sur le littoral est volontairement dominante et à l’écart de Soulac-sur-Mer où s’alignent encore de belles villas art déco qui font le charme de cette station balnéaire. Depuis les appartements, la beauté de la vue sur la dune et l’océan est à couper le souffle, toujours la même et pourtant différente. La nature semblait alors immuable.

Lors de sa construction, on vantait le progrès que l’on pensait plus fort que tout, les dalles en amiante dans les salles de bain, la construction de digue pour contrecarrer l’ensablement et les assauts de l’océan. « Aujourd’hui, Le Signal ne nous donne pas ce message : l’environnement n’est pas une bataille. Il faut penser les choses autrement. »

L’histoire du Signal est de dire que la responsabilité est collective 

Sophie Poirier transcrit avec justesse dans ce récit le sentiment de fragilité qui domine aujourd’hui. Les appartements sont vidés de leurs meubles, de la vie, comme « abandonnés ». En même temps que notre rapport à la nature évoluait de la contemplation passive à une forme liant la nature et l’action de l’homme, Le Signal est devenu le symbole de l’érosion littorale et ses habitants les premiers réfugiés climatiques de France.

L’histoire d’un amour

« Ici on a été heureux » raconte un tag sur un mur de l’immeuble. Expulsés en juin 2014 par arrêté préfectoral, les propriétaires laissent derrière eux des appartements plus ou moins vides, régulièrement visités par des inconnus attirés par la friche. Et des poètes… Sophie Poirier est de ceux-là. Si elle s’intéresse au sort des habitants, c’est surtout pour en tirer une matière poétique. Lors de sa première visite, elle entre dans un appartement où deux chaises sont posées face à une fenêtre donnant sur la mer. « Avec Olivier [Crouzel, ndlr], on est entrés et on s’est assis. Il se passait quelque chose. Une émotion, de l’ordre de l’esthétique. Et cet abandon que l’on percevait déjà sans trop savoir où cela allait aller. »

À force d’y entrer en passant sous les grillages et de s’y promener, Sophie Poirier est « tombée en amour de cet immeuble » au point qu’elle en fasse une possession. Pour témoin, les quelques chapardages de chaises et autres objet qu’elle ramasse en fétichiste. Et cette jalousie qu’elle ressent lorsque Le Signal, son immeuble, fait la une de Libération

La beauté des lieux

Malgré les destructions et le désamiantage qui ne laisse apparaître que le béton nu, la beauté de la construction lui saute aux yeux, toujours. Repeint en gris pour éviter aux poussières d’amiante de s’envoler, sans cloisons, « on voyait la mer à travers l’immeuble. Il est devenu très élégant, sur pilotis. » Le soleil couchant dorant la façade nue semble lui redonner une apparence au point que l’auteur ait la sensation de voir vibrer ce rectangle. « Il fabriquait quelque chose en lien direct avec le paysage. Cette beauté m’a à nouveau saisie. »

Il aura fallu plusieurs années avant que Sophie Poirier puisse écrire Le Signal et faire de son obsession pour cet immeuble une fiction poétique. Avec une narration plutôt documentaire dans un premier temps qui s’oriente vers la fiction dans la deuxième moitié du livre, l’imaginaire s’installe en cours de récit. Et l’écriture se fait plus intime au fil des pages.

Le Signal un récit sensible, poétique, de la relation de l’auteure avec cet immeuble témoin d’une époque et d’une conception des loisirs. Histoire d’un échec immobilier, d’une aberration écologique, d’un mode de vie qui n’est plus, symbole du changement climatique, histoire d’amour esthétique, Le Signal est tout ça. Il offre une poésie folle dont Sophie Poirier s’est saisie avec élégance.

Note : 3.5 sur 5.

Le Signal
Sophie Poirier
Editions Inculte, 2022, 120 pages

Iris Wolff : Le flou du monde

La romancière de langue allemande Iris Wolff retrace l’histoire d’une famille germanophone originaire d’un village de Roumanie. Des vies racontées sur fond d’histoire européenne, avec pudeur et une infinie délicatesse.

Avant d’émigrer en Allemagne avec sa famille en 1985, Iris Wolff a vécu les premières années de sa vie en Transylvanie. C’est dans cette région du centre ouest de la Roumanie qu’elle choisit d’ancrer l’histoire de son quatrième roman, Le flou du monde, le premier traduit en français. Quatre générations d’une famille appartenant à la minorité germanophone s’y succèdent, d’une période allant du règne de Michel Ier à la chute de Ceausescu et à l’effondrement du bloc de l’Est.

Le flou du monde commence comme un conte : une femme part en traîneau sous la neige pour donner naissance à un petit garçon, Samuel. Cette femme, c’est Florentine, la femme calme et taciturne de Hannes, le pasteur en charge de la communauté allemande d’un petit village du Banat. Cette trinité constitue le socle de l’histoire familiale imaginée par Iris Wolff. Une famille unie et heureuse, comme il est possible de l’être sous la dictature de Ceausescu qui menace Hannes jusque dans les prêches prononcées devant ses fidèles. Le climat politique se fait de plus en plus pesant.

Après la bénédiction finale, le pasteur dit au revoir aux fidèles près de la porte. Stana remarqua que seule sa mère lui serra la main. Les soirées de bridge s’interrompraient encore quelque temps. Dans l’intervalle, sans aller jusqu’à éviter son père, les gens garderaient leurs distances, et pendant des jours et des semaines.

Lorsque Oz, l’ami de Samuel, est contraint de fuir la Roumanie afin d’éviter la prison, Samuel n’hésite pas une seconde. À l’aide d’un petit avion, ils s’envolent pour l’Allemagne, laissant derrière eux leurs familles et la Roumanie. Pris dans le flux d’une Europe en pleine mutation, les personnages décrits par Iris Wolff partent et reviennent, quittent et retrouvent les leurs. La question des racines et des liens qui unissent les membres d’une même famille, de coeur ou biologique, constitue le socle du roman Le flou du monde dont Samuel incarne la figure tutélaire.

Cependant, Iris Wolff construit son récit en glissant d’un personnage à l’autre : chaque chapitre a pour acteur principal un membre de cette lignée familiale et constitue un embryon d’histoire. L’auteure esquisse les portraits de différents personnages qui se révèlent par petites touches successives, ce qui peut agacer le lecteur impatient. C’est à lui en effet que revient la tâche de reconstituer le puzzle de ces vies, d’achever la fresque, de combler les silences. Un peu de patience est nécessaire pour définir les contours du roman Le flou du monde où infuse une douce nostalgie contemplative.

Note : 3 sur 5.

Le flou du monde
Iris Wolff
Claire de Oliveira (traduction)
Grasset, 2022, 240 pages.

Niviaq Korneliussen écrit le Groenland d’aujourd’hui

Avec La vallée des fleurs, son second roman, la jeune écrivaine Niviaq Korneliussen aborde la douloureuse question du suicide chez les Groenlandais. Dans une langue crue, sans compromis, elle s’empare de ce sujet de société encore tabou.

Le taux de suicide au Groenland est l’un des plus élevé du monde bien que les chiffres exacts ne soient pas publiés par les autorités pour une raison qui laisse interdit – « les Statistiques du Groenland ne peuvent pas officialiser le nombre de suicides parce que la police et le médecin local n’ont pas les mêmes chiffres ». Le suicide serait même devenu « une culture » selon un journal danois. Silence du côté des autorités groenlandaises et tentative de le faire passer pour un geste culturel de la part des Danois : peut-on faire mieux pour mettre sous le tapis un sujet aussi grave ?

Niviaq Korneliussen, écrivaine tout juste trentenaire, a délibérément choisi de le mettre sur la table en en faisant le sujet de son dernier roman, La vallée des fleurs. Sa narratrice, une jeune femme homosexuelle groenlandaise revient en urgence du Danemark où elle était partie étudier quelques mois plus tôt, pour assister à l’enterrement de la cousine de son amie qui vient de se suicider. Très sensible, déstabilisée par les préjugés des Danois sur les Groenlandais qu’elle a pris de plein fouet pendant son séjour universitaire et fragilisée par une quête de soi dans laquelle elle se perd parfois, son monde bascule au fur et à mesure que le passé resurgit. Prise dans un flot de pensées bouleversantes qui convoquent le mythe du Qivittoq et sa propre tentative de suicide quelques années plus tôt, elle s’attache néanmoins à essayer de comprendre les raisons de ce geste.

Ce qu’elle va découvrir est assez terrifiant : les Groenlandais souffrant de dépression sont livrés à eux-mêmes, au mieux peuvent-ils bénéficier d’un soutien téléphonique (à condition de respecter les horaires de permanence du service d’aide psychologique).

Avec La vallée des fleurs, Niviaq Korneliussen poursuit son récit du Groenland et de son peuple, récit qu’elle avait commencé avec le formidable Homo Sapienne, premier roman inuit queer de l’histoire. Dans une langue crue et contemporaine qui contribue à ancrer le récit dans son époque – elle manie l’anglais comme les SMS –, elle écrit ces sentiments que les Groenlandais préfèrent taire. Le regard franc qu’elle pose sur la société, sans cligner des yeux, contribue à affirmer l’importance de littérature pour dire, raconter, la société et ses maux.

Si La vallée des fleurs n’a pas la puissance d’Homo Sapienne et que la narration manque de précision malgré un audacieux chapitrage à rebours, il n’en est pas moins un très beau roman sur l’amitié et l’amour. Avec ce deuxième roman, Niviaq Korneliussen confirme son statut d’auteur sans compromis.

Note : 3.5 sur 5.

La vallée des fleurs
Niviaq Korneliussen
Inès Jorgensen (traduction)
La Peuplade, 2022, 384 pages.

Élise sur les chemins

Quittant l’Arctique de son dernier roman De pierre et d’os, Bérengère Cournut marche sur les pas d’Élise, la petite sœur imaginaire d’Élisée Reclus. Un hommage à l’oeuvre du géographe et à la nature.

Élise a onze ans et sept frères et sœurs. Tous élevés dans la montagne, à l’abri du monde, ils suivent l’enseignement de leur mère qui les emmène chaque matin étudier au cœur de la nature, là où chantent les ruisseaux et bruissent les feuilles des arbres.

Nous partons le matin dans les bois
Notre mère marche en tête sur le sentier étroit
Une chanson aux lèvres, un bâton à la main

Voilà déjà un an que leurs frères aînés Onésime et Élisée, le futur géographe, sont partis étudier dans une école d’horticulture. Un jour, sur le chemin d’une ferme, Élise rencontre une vouivre qui jaillit d’un ruisseau. La femme-serpent l’avertit qu’un grand danger menace son frère Élisée. Dans le plus grand secret, la fratrie délègue à Élise une périlleuse mission : celle de retrouver leurs frères.

Un sentiment de légèreté et de totale liberté parcourt ce récit écrit en vers… libres. Les mots dansent sur les pages, l’histoire coule, tel un ruisseau. Comme dans son précédent roman, De pierre et d’os, Bérengère Cournut décrit avec poésie un monde où la réalité se mêle avec d’autres dimensions : celle des rêves, des légendes et des sortilèges.

La seule maladresse de ce récit et de laisser penser qu’il se déroule au 19ème siècle, une supposition légitime puisque l’auteure s’inspire de la famille d’Élisée Reclus (1830-1905). L’histoire semble même atemporelle puisqu’elle se déroule au coeur de la nature.

Cependant, il arrive un moment où la modernité (le mot « mobylette ») et les problématiques qui agitent notre monde actuel surgissent dans le récit et le propulsent à notre époque, ce que l’on a du mal à admettre. Le lecteur est un peu déboussolé par cette bascule qui enlève un peu de poésie à l’ensemble. L’intention de l’auteure est d’avoir voulu rendre hommage à l’étonnante modernité des questions soulevées au 19ème siècle par Élisée Reclus, mais cela ne fonctionne pas bien. Ce n’est donc pas cet hommage que nous retiendrons, mais l’incroyable souffle de liberté qui parcourt les pages de ce livre.

Note : 3 sur 5.

Élise sur les chemins
Bérengère Cournut
Le Tripode, 2021, 176 pages.

FRACTURE d’Andrés Neuman (ou l’art du kintsugi)

Dans son quatrième roman paru en français, l’auteur argentin dresse le portrait fragmenté d’un Japonais survivant des deux bombes atomiques qui ont frappé son pays en 1945.

Yoshie Watanabe n’est qu’un enfant lorsque les bombes atomiques sont larguées, tuant son père à Hiroshima et le reste de sa famille à Nagasaki. Cette histoire, il choisit de la taire, préférant toute sa vie le silence à la parole : « Yoshie m’a expliqué qu’il ne voulait surtout pas réduire son identité à cette tragédie. […] Il refusait de vivre, mais aussi d’aimer en qualité de victime aux yeux des autres. »

Employé d’une multinationale, Yoshie Watanabe fait toute sa carrière à l’étranger, dans différents pays d’exil, aux côtés de Violette à Paris, de Lorrie à New York, de Mariela à Buenos Aires puis de Carmen à Madrid. À sa retraite, il revient s’installer à Tokyo, la ville où il a grandi après la catastrophe.

Lorsque commence Fracture, un important séisme frappe le Japon. Nous sommes le 11 mars 2011. Le tremblement de terre, le tsunami et la catastrophe de Fukushima réveillent en Yoshie le traumatisme nucléaire qu’il s’était efforcé de refouler jusqu’alors.

Ce roman est une anthologie de failles et de brisures en recherche de réparation.

Fracture tire sa force du choix narratif fait par l’auteur : ce sont surtout les femmes que Yoshie a côtoyées qui évoquent la vie de celui qui refuse de se considérer comme un authentique hibakusha, le nom donné aux victimes des bombardements atomiques d’août 1945. Violette, Lorrie, Mariela et Carmen, chacune avec sa fêlure intime écrit un chapitre de leur histoire commune et raconte l’homme qu’elles ont connu. Autant de fragments qui, rassemblés, habillent le silence et redonnent sens à l’existence lézardée de cet homme qui a vécu aux quatre coins du globe, dans différentes langues d’exil.

Plus qu’une personne parlant plusieurs langues, il avait l’impression d’être autant d’individus que de langues qu’il parlait.

Passionné par le Japon qui constitue l’épicentre de Fracture, Andrés Neuman évoque la philosophie du kintsugi, un art omniprésent dans son roman : « Lorsqu’une céramique se casse, les maîtres de cet art saupoudrent d’or chaque fissure, la soulignent. Au lieu d’être gommées, les brisures et les réparations sont mises en évidence, elles prennent une place centrale dans l’histoire de l’objet. Mettre cette mémoire en exergue est l’embellir. Ce qui a survécu aux dommages subis gagne en valeur, en beauté. »

Dans ce récit de reconstruction, Andrés Neuman réussit à dessiner, page après page, une fresque universelle d’une rare intensité qui rend hommage aux victimes, comblant de mots le silence qui, souvent, recouvre leur traumatisme.

Note : 4.5 sur 5.

Fracture
Andrés Neuman
Alexandra Carrasco-Rahal (traduction)
Buchet Chastel, 528 pages, 2021.