Guerre et vie (par Kim Thúy)

Avec Em, Kim Thúy déroule le destin de Vietnamiens d’abord asservis par la colonisation française puis foudroyés par la guerre américaine. Un grand roman concis et bouleversant.

Le Vietnam en 1975 est à feu et à sang. Les Américains sont enlisés dans cette guerre qu’ils ne font plus que par orgueil, pour ne pas afficher ouvertement qu’ils l’ont perdue depuis longtemps. « La guerre, encore », écrit Kim Thúy en ouverture de ce magnifique roman, construit autour de courts tableaux.

Ce pays et cette guerre, elle les connaît bien, elle qui les a fuis dans un boat people en 1975 et qui ne cesse de les raconter dans ses romans. Dans Ru, son premier roman, plusieurs fois récompensé, Kim Thúy évoque le Vietnam à travers les souvenirs d’une femme qui a fui son pays pour le Québec. Dans Em, elle délie les fils des histoires bouleversées des enfants métis nés de la violence de la guerre.

Avec réserve. Le premier chapitre de Em s’intitule « Un début de vérité ». Kim Thúy prévient : «  Je vais vous raconter la vérité, ou du moins des histoires vraies, mais seulement partiellement, incomplètement, à peu de chose près ». Em et Louis sont deux enfants nés de la guerre, de la violence des hommes, de l’irresponsabilité des soldats. On connaît leur mère, pas leur père. Cette triste réalité doit être replacée dans un contexte plus ancien. Déjà leur mère avait subi la colonisation et ses ravages quand les propriétaires d’hévéas exploitaient les Vietnamiens, les coolies, et s’assuraient un droit de cuissage sur les femmes.

Mais la résistance s’organise et la solidarité se fait réelle. Les enfants vivent dans la rue, nourris par des mères de fortune. Les vies se font et se défont. Et Kim Thúy les résume en quelques mots, avec une concision extrême qui n’en altère pas la brutalité.

Louis n’a pas été le premier bébé à apparaître au pied des tamariniers, comme un fruit mûr tombé de l’arbre ou une plantule poussée du sol. Alors personne ne s’était étonné. Quelques-uns s’occupent de lui, lui offrant une boîte en carton, de l’eau de riz, un vêtement. Dans la rue, les plus vieux adoptent les plus jeunes au hasard des jours, faisant des familles volantes 

L’écriture raffinée de Kim Thúy rend d’autant plus intense l’horreur des chiffres de cette guerre abjecte, la brutalité des faits dont le roman fait un état glaçant. Le nombre de morts, le nombre d’évacués par hélicoptère, les litres d’herbicides et de défoliants déversés sur le Vietnam, le nombre d’êtres humains empoisonnés, le nombre de malformations congénitales, …  Ces chiffres que des opérations militaires aux noms suggérant la bienveillance – fausse évidemment – ont longtemps masqués : Opération babylift, Ranch Hand, etc.

Qu’est-il advenu de ces enfants métis et orphelins, nés au Vietnam puis évacués en urgence ? Comment ont-il vécu dans leur pays d’accueil ? Em raconte aussi l’histoire des vies éparpillées et des familles recomposées de la diaspora vietnamienne, ses salons de manucures et le Phỏ. Car finalement, nous dit Kim Thúy, les « réfugiés devenus immigrants se sont bien intégrés dans leur nouvelle vie ».

Kim Thúy ne démêle pas les fils de toutes ces vies meurtries. Mais la puissance avec laquelle elle rappelle cette guerre abjecte pour la mettre en face des vies humaines bouleverse. Em est un roman puissant.

Note : 5 sur 5.

Em, Kim Thúy
Liana Levi, 2020, 156 pages.

Que la lumière soit !

À travers une lignée de sages-femmes, appelées « mères de lumière », l’auteure islandaise Auður Ava Ólafsdóttir interroge le sens de l’existence, entre lumière et ténèbres. Un roman teinté d’humour mêlant poésie, tempête, chant des baleines et aurores boréales.

En 2013, les Islandais sont appelés à élire le plus beau mot de leur langue. Ils choisissent « ljósmóðir », qui signifie sage-femme, littéralement « mère de la lumière ». C’est le métier qu’exerce la narratrice de La vérité sur la lumière, Dýja, héritière d’une lignée de sages-femmes dont elle incarne la quatrième génération, tandis que sa mère a choisi les pompes funèbres et sa soeur la météorologie. Lorsque l’histoire commence, Dýja travaille à la maternité et s’apprête à aider son 1922ème bébé à voir le jour, peu avant Noël, en pleine nuit polaire.

J’accueille l’enfant à sa naissance, je le soulève de terre et le présente au monde. Je suis la mère de la lumière. De tous les mots de notre langue, je suis le plus beau – ljósmóðir.

Dans cette maternité, sa grande-tante Fifa a exercé le métier de sage-femme pendant plus de cinquante ans. Son âme plane toujours sur ce lieu et ses « soeurs de lumière », les collègues qui l’ont connue, se souviennent de son tempérament et de sa personnalité, à commencer par sa façon d’accompagner les nouveaux-nés dans les premières heures de leur vie. Elle leur tricotait des habits et avait l’habitude de leur adresser des paroles d’encouragement, avant que leur mère ne quitte la maternité pour rentrer chez elle. « Puisses-tu connaître bien des aubes et bien des crépuscules », glissait-elle à l’oreille de ces nourrissons, leur souhaitant « soleil, lumière et chaleur ».

Très proche de Fifa, Dýja a hérité à sa mort de son appartement, de ses meubles et de ses affaires personnelles. Dans un carton au fond d’un placard, elle retrouve le journal intime de son arrière-grand-mère, la mère de Fifa, sage-femme dans la première moitié du 20ème siècle. Ces pages racontent les conditions dans lesquelles les accoucheuses de l’époque travaillaient, comment elles arpentaient la lande, parfois en pleine tempête, pour aider des femmes à donner la vie, au péril de la leur.

Dýja découvre aussi les lettres et les manuscrits de Fifa qui témoignent de ses préoccupations écologiques et de l’inquiétude qu’elle ressentait pour l’avenir des espèces animales, à une époque où personne ne s’en souciait. Elle aimait comparer l’homme à l’animal, trouvant notre espèce fragile et, d’une certaine façon, assez vaine. Les manuscrits dévoilent aussi sa fascination pour la lumière, celle qui éblouit l’être humain lorsqu’il ouvre les yeux pour la première fois et qui s’éteint lorsqu’il meurt.

On dit que l’homme ne se remet jamais d’être né. Que l’expérience la plus difficile de la vie, c’est de venir au monde. Et que le plus difficile ensuite, c’est de s’habituer à la lumière.

Car c’est bien une histoire de lumière que nous raconte Auður Ava Ólafsdóttir. Une histoire de lumière et de ténèbres que les personnages côtoient tous, de près ou de loin : les « soeurs de lumière », le jeune père électricien ou Veka qui mène les touristes voir les aurores boréales,… il en va ainsi de tous les habitants d’Islande, familiers du soleil de minuit et de la nuit polaire.

En plus de nous proposer de très belles pages sur la maternité et les coutumes qui l’accompagnent, et sans oublier l’humour qui la caractérise, Auður Ava Ólafsdóttir interroge le sens de nos vies et affirme sa préoccupation pour l’avenir de notre planète et des espèces qui l’habitent. Comme souvent dans ses livres, elle laisse une large place à la poésie et au langage, tout en richesse et en nuance. Des thèmes qu’elle avait déjà abordés dans le passé, mais qu’elle traite ici avec davantage de profondeur et, peut-être, d’inquiétude.

Note : 4 sur 5.

La vérité sur la lumière
Auður Ava Ólafsdóttir
Eric Boury (traduction)
Zulma, 2021, 224 pages.

« Rien à déclarer », selon Richard Ford

Dans le recueil de nouvelles Rien à déclarer, l’écrivain américain Richard Ford raconte magistralement dix histoires d’hommes et de femmes qui dressent le bilan de leur vie. Le ton est mélancolique et juste. Du grand art.

Un homme croise par hasard une femme qu’il a aimée des années auparavant et tente de se remémorer ce qui l’avait attiré en elle. Une femme dont le mari vient de mourir se souvient de leur vie et des moments qu’ils ont passés avec leurs amis. Un adolescent de seize ans emménage avec sa mère dans un nouveau quartier après la mort de son père et est intrigué par les occupants d’une maison voisine. Un homme dont l’épouse est décédée décide de louer une maison proche de celle qu’ils avaient l’habitude de louer l’été. Avant tout, Richard Ford s’attache aux vies ordinaires qu’il décrit dans toute leur complexité et interroge : qu’a-t-on compris de ce qu’on a vécu ? Quelle place tient-on dans la vie des autres ?

Les personnages, des hommes principalement, tous d’âge mûr, évoluent dans un même milieu social éduqué et aisé. Ils sont avocats ou écrivains et voient la vie avec calme. Peut-être peut-on déceler une ressemblance avec leur auteur à qui il arrive d’utiliser sa vie personnelle comme matériau de fiction en ce qu’elle contribue à sa recherche d’authenticité. Mais la ressemblance s’arrête là. Les nouvelles de Rien à déclarer n’ont rien d’autobiographique. Richard Ford fait montre d’une maîtrise de la fiction qui le place au niveau de ces écrivains qu’il admire, Alice Munro et James Salter. Avec tranquillité, il se saisit de l’instant présent pour dérouler l’histoire. Une rencontre, une conversation sont l’occasion pour un personnage de se retourner sur un passé d’où surgissent les regrets et les remords. Pour d’autres, elles permettront de se saisir d’une part d’eux même.

En quelques mots, en quelques pages, Richard Ford retrace avec justesse une vie et ses regrets, ses bonheurs aussi. Tout arrive sans bruit et à un rythme apaisé. Aucune histoire n’est simpliste, rien n’est su d’avance. « Quand j’ai l’impression que mes héros commencent à suivre un chemin tout tracé, qu’ils dialoguent comme ils devraient dialoguer, et que le récit tend vers le cliché ou la sagesse populaire, je pars dans une autre direction », a déclaré Richard Ford dans une interview donnée à L’Obs. Son ironie détachée vient piquer la nostalgie et la profondeur du texte et lui donne un équilibre.

La vie – du jour au lendemain ou presque – se ramenait désormais à ça. Guère plus.  Ses projets adoptaient une échelle plus modeste, ou bien se réduisaient à rien. Des voyages étaient envisagés puis remis à plus tard. Des amis étaient invités à Watch Hill, mais l’invitation était reportée d’une manière ou d’une autre. […] En un mot, Mick avait tout simplement pris un coup de vieux […] Il jouait au Speed Scrabble avec le premier venu […], buvait des martinis et regardait les chaînes de la BBC à la télé.

Richard Ford raconte l’Amérique en clair-obscur. Lui qui a vécu à la Nouvelle-Orléans, dans le Maine, et le Michigan raconte les hommes et les femmes de ces États-là. Et à travers eux, il décrit le cynisme de son pays, le fossé entre les Blancs et les Noirs, entre les grandes villes et le monde rural.

Les dix nouvelles de Rien à déclarer sont magistrales. L’écriture de Richard Ford est d’une justesse impressionnante, mélancolique aussi. Assurément, c’est du grand art.

Note : 5 sur 5.

Rien à déclarer
Richard Ford
Josée Kamoun (traduction)
Éditions de l’Olivier, 2021, 375 pages.

Tu seras un homme, mon fils (par Patrice Gain)

À mi-chemin entre le polar, le thriller et le récit de nature writing, Denali met en scène un adolescent maltraité par l’existence qui cherche à comprendre le passé de son père et de ses parents. Un roman initiatique et puissant.

Denali raconte le naufrage et la dislocation d’une famille suite à la disparition prématurée du père dans l’ascension du mont Denali, en Alaska. Le fils cadet Matt Weldon est le seul survivant de ce désastre : sa mère bascule dans la folie, sa grand-mère meurt subitement et son frère Jack sombre dans l’alcool et la meth, nouant des relations douteuses avec les malfrats du coin. Au péril de sa vie, l’adolescent tente de comprendre ce qui est arrivé à son père, déployant toutes ses forces pour réparer ce qu’il reste de sa famille et préserver la relation qui le lie encore à son grand frère, ultime héritage qu’il tente de sauver.

Roman noir par la rudesse de son propos, Denali nous réserve de magnifiques pages sur la nature du Montana, cadre sauvage qui offre à Matt des instants de répit, de réflexion et même de bonheur. Le personnage de Matt lui-même est une lueur à laquelle on s’accroche et on s’attache, même s’il paraît agaçant parfois, par son angélisme et sa naïveté. Mais son courage et sa persévérance font de lui un personnage crédible et touchant par lequel tout est possible.

Denali a reçu le Prix du polar Sud Ouest/Lire en Poche 2021.

Note : 3 sur 5.

Denali
Patrice Gain
Livre de Poche, 2021, 288 pages.

La « folk ballad » de Jackson C. Frank

Dans cette biographie romancée, Thomas Giraud raconte la vie de Jackson C. Frank, auteur compositeur interprète américain révélé par un album prometteur, Blues Run the Game (1965), puis effacé de la mémoire collective. Un hommage poétique et musical.

La vie de Jackson aurait pu se terminer l’année de ses onze ans. Le matin du 31 mars 1954, dans la petite ville de Cheektowaga (New York) où il vit, sa salle de classe est la proie des flammes, suite à l’explosion accidentelle d’une chaudière. Quinze personnes meurent et parmi eux Donald, son meilleur ami. Jackson en échappe de justesse mais son visage et son torse sont gravement brûlés.

Pendant son séjour à l’hôpital, il reçoit une vieille guitare de son oncle. C’est le début de sa carrière de musicien, le début de cette « ballade » musicale à tonalité tragique qu’est sa vie. D’abord le succès avec Elvis, Paul Simon, l’exil à Londres, les belles voitures, puis l’errance et la rue. Ainsi se déploie cette « folk ballad » dont Jackson est le héros, une de ces vies qu’auraient pu chanter Johnny Cash ou Bob Dylan.

« Jackson avait dit en 1960 après avoir vu Dylan sur scène, pourtant médusé par tant de talent, je pourrais faire aussi bien, je ferai mieux.
C’est raté. Il est en retard. Il a 22 ans en 1965. À 22 ans, Dylan avait déjà au moins 30 ans. »

Il a manqué à Jackson ce brin de chance, cette opportunité saisie, ce rendez-vous avec la gloire. Une histoire de tempo, de temporalité peut-être. Il aurait pu avoir une carrière, car il avait du talent, mais l’inspiration s’était envolée et le public le boudait. Il a fini dans la plus grande misère. 

En racontant l’histoire de Jackson C. Frank, Thomas Giraud ressuscite sa voix et nous invite à redécouvrir sa musique. Son phrasé se déploie par petites touches, musical et fluide. Récit du narrateur et paroles des personnages s’entremêlent et se répondent pour donner une unité à l’ensemble, comme dans une partition musicale. Un bel hommage à poursuivre en écoutant Blues Run the Game.

Note : 4 sur 5.

La ballade silencieuse de Jackson C. Frank
Thomas Giraud
Editions La Contre allée, 2018, 176 pages.

L’Amérique d’Alain Mabanckou

Le poète et romancier Alain Mabanckou sera à Lire en Poche les 9 et 10 octobre pour présenter Rumeurs d’Amérique. Dans ce journal, l’écrivain-monde, sapeur reconnu, raconte son Amérique, celle où il vit depuis quinze ans. Mais aussi, l’Afrique, la francophonie, James Baldwin, le racisme. Vagabondage humaniste.

Après avoir vécu quelques années à Ann Arbor dans le Michigan où il enseignait la littérature, Alain Mabanckou a déménagé à Los Angeles. S’il reconnaît avoir été attiré par le climat, c’est en fait l’esprit californien qui lui convient mieux. Rumeurs d’Amérique parcourt Los Angeles. De Biddy Mason Memorial Park à Little Ethiopia, avec un arrêt à the last Bookstore, l’écrivain évoque le supermarché bio et la salle de sport, l’élection de Donald Trump (dans un chapitre intitulé Les Américains se sont trompés), le rap et Mohamed Ali. Il est question de société multiraciale, de littérature, de francophonie, de politique et d’humanisme. Abrégé.

Cosmopolitisme. Lorsqu’il arrive dans cette ville tentaculaire qu’est Los Angeles, Alain Mabanckou emménage d’abord à Santa Monica, une ville de la côte calme et rangée, une ville riche très majoritairement peuplée de Blancs aisés, qui préfèrent tenir les pauvres à l’écart. Fondée par des Amérindiens, colonisée par les Espagnols, elle tiendrait son nom de Monique d’Hippone, une Berbère. « Santa Monica est une petite Afrique sans Noirs » écrit Alain Mabanckou. Le professeur de littérature et romancier reconnu se sent devenir un « alibi », un « argument gagnant à balancer à la figure de ceux qui reprocheraient à Santa Monica de n’être pas une ville racialement diversifiée. » La vraie barrière est économique. Celui qui dénonce régulièrement le communautarisme et le racisme s’explique : « Nous nous trompons en allant vers la lutte des races. » (France Inter)

Peu à peu j’appris à comprendre l’univers de Tayrin. Elle m’avait fait rencontrer ses parents, et je crois que les choses ne s’étaient pas trop mal passées, bien que le père voie d’un mauvais œil les Africains et n’ait pas caché ses sentiments. Feignant de plaisanter au moment où Tayrin me présentait, il avait dit :

– Non seulement ils nous ont vendus, mais en plus ils veulent épouser nos filles.

Rumeurs d’Amérique

James Baldwin. Punaisée au-dessus de son bureau, il y avait, quand il habitait dans le Michigan, une photo de James Baldwin. À cette figure tutélaire, il a consacré un essai, Lettres à Jimmy. « Baldwin a modifié la conception que j’avais jusqu’alors de la création. Car en m’inscrivant dans son sillage j’ai su que le désespoir, l’agonie intérieure habitent toutes les races. L’écrivain doit inventer un univers où l’homme n’a que l’amour du prochain pour unique salut. » Écrivain emblématique du mouvement afro-américain, James Baldwin refuse de faire de la littérature noire. Il est d’ailleurs le premier écrivain noir à avoir écrit un roman avec des personnages uniquement blancs.

La trilogie des contes africains. Alain Mabanckou a connu un succès littéraire avec Verre Cassé, premier roman de la trilogie des contes africains. Verre cassé qui fréquente le bar Le Crédit a Voyagé se voit remettre un cahier par son patron afin de recueillir les histoires de ses habitués hauts en couleur. L’écriture est une longue narration sans point, juste des virgules en rappel à l’oralité. Mémoires de porc-épic, second volet de la trilogie, est le long monologue d’un porc-épic de quarante-deux ans contraint de satisfaire les dérives et fantasmes de son double humain, qui reprend les codes de la fable. Petit piment, orphelin « qui symbolise la jeunesse africaine qui cherche à tout prix à exister » conclue la trilogie. Humour et dérision se mêlent.

L’Afrique. Alain Mabanckou est né à Pointe-noire en République du Congo. Comme beaucoup, il est choqué par le discours de Dakar de Sarkozy, en 2007, où ce dernier déclare que l’homme noir n’est pas entré dans l’histoire. En 2011, il publie Les cigognes sont immortelles où il présente une tranche de l’histoire de l’Afrique, la décolonisation. « Depuis que j’ai commencé à écrire, je ressens de plus en plus le besoin de dire ce qu’est mon continent et de montrer pourquoi ce continent est à la dérive. »

Francophonie. En 2018, il refuse de participer à un groupe de réflexion sur la francophonie et s’en explique dans une lettre ouverte à Emmanuel Macron. « Ma conception de la francophonie va au-delà de la sphère géographique et exclut le critère de la colonisation pour décréter sa validité dès lors que la langue française est utilisée comme mode principal d’expression. »

Rassurez-vous, la langue française est incessible, elle se passe de ces querelles nourries par la haine de l’Amérique et ce qu’elle véhiculerait comme culture hégémonique. La langue française ne sera jamais bradée pendant un Black Friday

La vie d’un sapeur. Comprenez, un fervent de la SAPE, Société des Ambianceurs et des Personnes Elégantes. Il a fait le récit, avec humour, de la vie d’un sapeur parisien qui découvre sa vocation d’écrivain dans Black Bazar. Dans Rumeurs d’Amérique, Alain Mabanckou raconte son goût pour la Sape et donne même le nom de son tailleur ! La Sape « dépasse le cadre d’une extravagance gratuite pour s’affirmer comme une esthétique corporelle, une vision du monde et la revendication sociale d’une jeunesse africaine en quête de repère ».

Un ENFANT de « salaud » à la recherche de la VÉRITÉ…

Avec Enfant de salaud, Sorj Chalandon lève le voile sur le passé trouble de son père. Le récit qui met en parallèle l’Histoire à travers le procès de Klaus Barbie et les tribulations de ce père pendant la Seconde Guerre mondiale complète l’œuvre de l’auteur. Entre mémoire et désespoir. Remarquable.

Le père occupe une place centrale dans l’œuvre de Sorj Chalandon. Dans Profession du père, il dresse le portrait d’un homme mythomane et violent qui racontait des histoires invraisemblables à son fils et lui faisait subir ses humeurs déchaînées. Dans La légende de nos pères, il fait le récit d’une fille qui découvre que les exploits de résistants que lui racontait son père sont faux.

Sorj Chalandon, Enfant de salaud, Grasset, 2021

Le mensonge et la trahison du père sont au coeur d’Enfant de salaud qui se situe dans la lignée de Profession du père, tout en apportant un éclairage nouveau : le père est confronté à son passé judiciaire.

 « Tu es un enfant de salaud. » Ces mots ont été prononcés par le grand-père de l’auteur à son endroit alors qu’il n’était encore qu’un enfant. Il lui faudra des années pour les comprendre et tisser les fils de l’histoire familiale. Les faits, il les découvre en mai 2020, six ans après la mort de son père, quand il entre en possession de son casier judiciaire. Établi à Loos-les-Lille alors qu’il est lyonnais, ce dernier fait état d’une condamnation en 1945 pour atteinte à la sûreté extérieure de l’État et collaboration. Effarement de l’auteur sur cet épisode tu toute sa vie par son père, qui se sent une fois de plus trahi par cet homme insaisissable. Traversé par des sentiments de colère et de honte, il décide de remonter aux origines des faits.

La vérité sur le père

Enfant de salaud fait le récit de ce père à travers des faits extraits des archives de la police, loin des histoires abracadabrantes que l’homme a coutume d’inventer. Avec pudeur, l’auteur décrit un enfant qui quitte très tôt le système scolaire et s’avère incapable de garder un emploi. Un épisode éclaire bien cette faiblesse lorsqu’il obtient une place de postier aux alentours de Lyon. « Au bout d’une semaine, les premiers habitants se sont plaints […] Un matin de juillet, le laitier a aperçu mon père dormant dans un vallon, son vélo couché sur le bas-côté. Depuis neuf jours, plus aucun courrier n’avait été délivré dans les boîtes […] ».

Un peu plus tard, pendant la Seconde Guerre mondiale, il tente d’intégrer plusieurs corps militaires et para-militaires, qu’il déserte tous. Systématiquement. Ce qui rend son parcours rocambolesque fait aussi ressortir son caractère manipulateur et menteur. Sorj Chalandon a fait le calcul : son père a endossé cinq uniformes entre 1942 et 1945 avant de se faire arrêter. Pour les policiers et les juges qui l’interrogent à la Libération, il « aime se faire valoir ». La phrase inscrite en marge de son dossier judiciaire tombe comme un couperet.

Le salaud, c’est l’homme qui toute sa vie ment à son fils et le laisse dans l’ignorance.

La confrontation

Que faire quand on est dépositaire d’une telle histoire ? Écrire. Écrire pour le confronter quand toutes les tentatives ont été vaines de son vivant. « J’avais peur de sa réaction et peur de briser ses rêves ». Car l’homme se replie vite sur lui-même lorsque certains faits sont évoqués, la confrontation directe virant rapidement au naufrage. Alors, Sorj Chalandon organise une confrontation fictionnelle en mettant en parallèle l’histoire du père avec le procès de Klaus Barbie, procès qu’il connaît pour l’avoir couvert en 1987 alors qu’il était journaliste à Libération. A l’époque, son père lui avait demandé une accréditation pour qu’il puisse lui aussi assister au premier procès intenté par la justice française pour crime contre l’humanité, qu’il avait accepté de lui obtenir dans l’espoir de provoquer « une collision entre le passé et le présent ». Sorj Chalandon décide donc d’antidater la découverte du dossier judiciaire de son père -en mai 2020- pour rapporter l’histoire en 1987 et superposer le procès de Klaus Barbie à celui de son père. Par ce procédé, il fait surgir la vérité en utilisant la même rigueur que la justice : les faits et les preuves avant tout.

Le procès de Klaus Barbie est un procès pour l’Histoire et Sorj Chalandon en fait un récit mémorable. Les témoignages poignants et dignes des survivants, la rafle des enfants d’Izieu et de la rue Sainte-Catherine. La froideur et le silence de Klaus Barbie. Les tortures, les déportations. La souffrance. Les réactions et soubresauts de la salle d’audience, les commentaires sur les marches du Palais. La gravité, les horreurs. Et l’on comprend que le père mythomane et fanfaron, un brin inconscient aussi, était à des lieues de saisir l’importance historique de l’époque.

L’écriture limpide donne force à ce récit poignant où le narrateur oscille entre tristesse, honte et désarroi face à ce père perdu dans ses histoires imaginaires. Plusieurs fois, il questionne : « Mais qu’as-tu fait, papa ? » ; et de poursuivre : « Dire la vérité à son enfant, c’est l’aimer ». Enfant de salaud résonne comme un cri d’amour désespéré d’un fils pour un père.

Note : 5 sur 5.

Enfant de salaud
Sorj Chalandon
Éditions Grasset, 2021, 335 pages.

Thor, le grand GRIZZLY (par James Oliver Curwood)

Porté à l’écran en 1988 par Jean-Jacques Annaud, Grizzly est publié aux éditions Gallmeister dans une nouvelle traduction. Un classique de la littérature du Grand Nord à redécouvrir.

Né en 1978 dans le Michigan, l’écrivain américain James Oliver Curwood est considéré par certains comme le père du nature writing, par d’autre comme un sous-Jack London. D’abord journaliste, il se consacre à l’écriture de romans et part explorer le Grand Nord pour le compte du gouvernement canadien. Il meurt accidentellement à 49 ans d’une piqûre (peut-être d’une araignée), lors d’une partie de pêche.

James Oliver Curwood, Grizzly,

Toute son oeuvre est nourrie de ses expéditions et de ses séjours au coeur du monde sauvage, cette wilderness dont il salue la beauté avec sensibilité et déférence. Sa description des grands espaces revêt un caractère mystique et contemplatif et son respect pour le règne animal et son intelligence se reflète dans plusieurs de ses romans mettant en scène des animaux.

Le roman Grizzly, retraduit et dépoussiéré par François Happe, met en scène Thor, un grizzly des montagnes du Grand Nord. Blessé par un groupe de chasseurs, il recueille dans sa fuite Muskwa, un ourson abandonné par sa mère.

Se plaçant tantôt du point de vue du grizzly, tantôt de celui des chasseurs qui le traquent, James Oliver Curwood raconte la confrontation entre l’homme et l’animal, chacun guidé par son instinct, des êtres qui s’observent et se défient.

Ceci est mon deuxième roman sur la nature, et je le livre au public assorti d’une confession et d’un espoir : la confession d’un homme qui a chassé et tué pendant des années avant de se rendre compte que le monde sauvage nous offre un plaisir bien plus grand que celui de massacrer – et l’espoir qu’après m’avoir lu, d’autres comprendront que ce qu’il y a de plus passionnant dans la chasse, ce n’est pas de tuer, mais de laisser vivre.

James Oliver Curwood, Posface à Grizzly

Un bel hommage au règne animal, à la vie sauvage et à la nature.

Note : 3.5 sur 5.

Grizzly
James Oliver Curwood
François Happe (traduction)
Gallmeister, 2021, 208 pages.

David DIOP : un peuple avant tout, le Sénégal au coeur

David Diop signe avec La porte du voyage sans retour un roman d’aventure sensible qui nous entraîne dans les terres du Sénégal pré-colonial à la rencontre d’un peuple et d’une culture. Une fiction moderne passionnante. Interview.

France, 1806. Michel Adanson, naturaliste français, est sur le point de mourir. Il se souvient par bribes du voyage qu’il a effectué une cinquantaine d’années plus tôt, au Sénégal, alors qu’il était un jeune naturaliste ambitieux.

Parce qu’il n’a jamais été très présent pour sa fille, il décide de lui léguer des carnets dans lesquels il raconte cette période de sa vie. « S’aimer, c’est aussi partager le souvenir d’une histoire commune », lui écrit-il pour la convaincre de les lire.

Sénégal, 1749. Michel Adanson a vingt-trois ans quand il arrive dans la concession du Sénégal. Il a pour mission de recenser la flore et la faune locales et pour ambition de rédiger un Orbe universal, son chef d’œuvre encyclopédique. Orgueilleux, il est prêt pour cette « chasse à la gloire » qui le tiendra toute sa vie.

« J’ai été fasciné par le regard original et surtout la méthode de ce jeune aspirant académicien français au mitan du XVIIIème siècle, nous confie David Diop. Michel Adanson a fait de son corps un outil de découverte de l’altérité puisqu’il a expérimenté les vertus des plantes qu’il venait découvrir. Conscient que des hommes et des femmes africains détenaient une science de la faune et de la flore locales, il a appris le wolof afin de converser avec eux le plus directement possible, sans besoin de truchement. »

Aux origines de l’esclavage

Le milieu du XVIIIème siècle, quand se déroule l’action du roman, est une période pré-coloniale. David Diop s’explique : « Aller aux origines de l’esclavage, ce n’est pas seulement pour moi me transposer par l’écriture dans une époque et un lieu lointains. Il s’agit surtout de comprendre les relations complexes qui lient les Européens aux autorités locales à ce moment-là de la traite. »

Les Français sont alors établis sur les côtes où ils pratiquent des activités commerciales. Quand Michel Adanson entend raconter le récit selon lequel une jeune femme noire du village de Sor serait revenue d’un lointain pays où elle aurait séjourné trois ans comme esclave, il envisage de partir à sa recherche, intrigué. Mais comment pénétrer les terres intérieures ? Les royaumes qui y sont établis sont libres et un Blanc ne peut s’y déplacer seul. Il s’entoure alors du fils d’un dignitaire wolof, Ndiak, son fidèle passeport, et quatre guerriers.

La langue est la clé qui m’a permis de comprendre que les Nègres ont cultivé d’autres richesses que celles que nous poursuivons juchés sur nos bateaux

La porte du voyage sans retour

L’expédition le transforme en ce qu’elle l’initie à l’amitié et à l’amour et parce qu’elle fait s’entremêler les grandes idées de son siècle, la science et la raison, et les croyances magiques. La pratique du moyäl – razzia entre les peuples – lui est révélée, comme la croyance en un esprit protecteur, le rab. Paradoxalement, Michel Adanson utilisera ensuite ses connaissances pour rédiger une notice destinée au Bureau des colonies sur les avantages du commerce des esclaves pour la concession du Sénégal à Gorée. Qu’il regrettera, trop tard.

Deux femmes modernes

La porte du voyage sans retour met en lumière deux personnages de femmes puissantes. Elles se « font écho pour mieux relier deux époques, la jeunesse de Michel Adanson et sa maturité, ainsi que deux géographies, la France et le Sénégal. »

Le personnage de Maram donne corps et âme au récit. « Maram est un personnage opprimé à deux titres : d’abord, elle est femme au XVIIIème siècle, ensuite elle est noire puis esclave. Pourtant, elle ne se soumet pas, bien au contraire, elle s’élève au-dessus de sa condition. Elle refuse d’être l’objet de la convoitise des hommes, qu’ils soient noirs ou blancs. » Dans un autre registre, Aglae, la fille de Michel Adanson est une femme libre pour son époque. Botaniste, on lui doit l’arboretum du château de Balaine. Esprit libre, elle s’affranchit en partie des conventions sociales de son temps en divorçant deux fois et en ayant un fils hors mariage.

Le talent de conteur de David Diop est conforté par ce roman. Son écriture flirte subtilement avec les entrelacs classiques du XVIIIème siècle tout en restant moderne. Le récit envoûtant oscille entre écrit structuré et oralité. La porte du voyage sans retour est un roman captivant et lumineux.

Note : 5 sur 5.

La porte du voyage sans retour
David Diop
Seuil, 2021, 256 pages.

Un privé à Babylone de Richard BRAUTIGAN

En mettant en scène un détective privé minable dans Dreaming of Babylon (1977), Richard Brautigan s’amuse à détourner les codes du roman noir. Décapant.

San Francisco, 1942. Un détective du nom de C. Card a rendez-vous avec un client pour une affaire.
La consigne : il doit s’y rendre avec un pistolet chargé.
Le problème ? Il n’a plus de balles à mettre dans son chargeur.
D’ailleurs, il n’a plus de vraiment de bureau non plus. Ni de secrétaire, car elle est partie. Il n’arrive plus à payer le loyer de son appartement crasseux. Il est complètement fauché et accumule les dettes aux quatre coins de la ville. Il parcourt San Francisco à la recherche de balles.

« À mon avis, une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais fait un très bon privé, c’est que je passe trop de temps à rêver à Babylone. »

Comment en est-il arrivé là ? Il aurait pu être flic s’il avait réussi le concours d’entrée de l’école de police. Si seulement il n’avait pas, une fois encore, rêvé de Babylone, ce qui lui arrive régulièrement depuis un fâcheux accident, en 1934. Lorsque ses rêveries l’emmènent à Babylone, il accède à une autre vie où tout est possible.

À Babylone, il incarne tous les héros de l’Amérique à la fois : champion de base-ball accompagné d’une femme sculpturale, détective privé à la carrure d’un Sam Spade, patron d’une petite équipe d’enquêteurs, assisté d’une charmante et dévouée secrétaire. Il est aussi cow-boy, justicier, et bien davantage. On fait même des films de ses aventures.

Dans cette parodie de roman noir, Richard Brautigan joue avec les mythes et les conventions du genre. La succession de scènes qui constituent cette histoire et les dialogues sont absolument extraordinaires. Son personnage de détective de bas étage, perdu dans ses rêveries et ses digressions est un imposteur, un anti-héros, un loser magnifique.

Après ça, je pourrais donner quelques dollars à ma propriétaire et lui dire que le fourgon blindé dans lequel on m’envoyait mon million de dollars s’était perdu dans un brouillard de cactus près de Phoenix, dans l’Arizona, mais qu’il ne fallait pas qu’elle s’inquiète : il était maintenant certain que le brouillard allait se lever d’un jour à l’autre et l’argent arriver.
Si elle me demandait ce que c’était un brouillard de cactus, je lui dirais que c’était le genre de brouillard le plus terrible parce qu’il était plein de piquants. Qu’une fois pris dedans, il était extrêmement risqué de se déplacer. Que le mieux c’était de rester sur place et d’attendre qu’il s’en aille.

L’écrivain de la contre-culture nous emmène dans un récit rocambolesque qui nous surprend et nous séduit. On déguste les dialogues, on savoure les scènes, on rit de cette audace, comme d’une bonne blague que nous aurait fait Brautigan, accoudé au comptoir, une bière à la main.

Note : 4.5 sur 5.

Un privé à Babylone
Richard Brautigan
Marc Chénetier (traduction)
Christian Bourgois, 2003, 244 pages.

Les choses de la vie (par Karl Ove Knausgaard)

Prix Médicis pour Fin de combat en 2020, Karl Ove Knausgaard revient avec En automne, un journal adressé à sa fille Anne, son enfant à naître.

« Au moment où j’écris ces lignes, tu ne sais rien de rien, ni de ce qui t’attend, ni du monde dans lequel tu vas naître. » Sur ces paroles s’ouvre En automne, premier tome du Quatuor des saisons, une tétralogie que l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard commence à écrire lorsque sa fille est encore en devenir, à l’abri dans le ventre de sa mère. À celle qui va voir le jour, il raconte son quotidien, ce qu’il vit, ce qu’il ressent, ce qu’il pense du monde dans lequel il s’apprête à l’accueillir.

Le caractère fantastique de ce qui nous entoure, que bientôt tu découvriras toi aussi, nous le perdons tous de vue chacun à sa façon. C’est pourquoi je t’écris ce livre. Je veux te montrer le monde tel qu’il est, autour de nous, à chaque instant. 

En automne de Karl Ove Knausgaard, Editions Denoël

Porté par l’espoir que représente cet enfant, Knausgaard retrouve l’émerveillement originel qui l’animait enfant, lorsqu’il partait découvrir le monde, avant que son attention d’adulte ne se détourne des petites choses du quotidien et que son regard glisse sur elles, les renvoyant à leur insignifiance. Les grenouilles croisées sur une route, les feuilles d’un châtaignier, les couleurs d’une tache d’essence sur l’asphalte, le brouillard qui se forme sur les champs, l’arrivée des dents de lait, mais aussi le sang et l’urine, tout était alors sujet d’émerveillement ou de dégoût, tout était nouveau, donc fascinant. « L’eau, l’air, la pluie, les nuages sont là depuis toujours, eux aussi, mais ils font tellement partie de notre vie que leur caractère immémorial ne nous effleure pas l’esprit ni ne nous émeut.« 

Comme il l’avait fait dans le long récit que constituait Mon combat, l’écrivain norvégien porte attention à toute chose, même insignifiante, même repoussante, l’élevant au rang d’objet littéraire, la rendant digne d’être contemplée et commentée. « Ce n’est qu’en procédant ainsi que je pourrai moi-même voir [le monde] » écrit-il. En mêlant les souvenirs d’enfance aux réflexions de l’homme mûr qu’il est devenu, Knausgaard nous invite à un travail d’introspection, nous interrogeant à la fois sur le sens de nos vies et sur notre rapport au monde, à la nature et aux êtres vivants.

Ce livre en agacera certains, d’autres l’encenseront. Knausgaard est un auteur clivant, mais il s’impose livre après livre comme un observateur éclairé des petits riens, un écrivain du réel.

Note : 3 sur 5.

En automne
Karl Ove Knausgaard
Loup-Maëlle Besançon (traduction)
Vanessa Baird (Illustrations)
Editions Denoël, 2021, 272 pages.

« Qu’est-ce que tu fais quand tu traduis ? » (par Nicolas Richard)

Dans ses carnets intitulés Par instants, le sol penche bizarrement, Nicolas Richard nous fait entrer dans les coulisses de son travail de traducteur de l’anglais, partageant anecdotes et conseils de lecture. Un inventaire pédagogique et une réflexion passionnante sur trente ans de traduction.

Nicolas Richard n’est pas traducteur par vocation, mais par passion. Comme celle qui le pousse à lire toute l’œuvre de Richard Brautigan, dans les années 80. Toute l’œuvre ? Pas vraiment. Lors d’un voyage en Californie, il découvre à sa grande surprise d’autres livres de cet auteur, des recueils de poésie dont il ignore l’existence. Normal, ceux-ci n’ont pas encore été traduits en français à cette époque. Il décide de les traduire. C’est donc par Richard Brautigan que tout commence. Un traducteur est né.

Nicolas Richard, Par instants, le sol penche bizarrement

Dans ses Carnets ponctué d’humour et d’une bonne dose d’autodérision, Nicolas Richard raconte trente ans de traduction, et c’est passionnant : Harry Crews, Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Hunter S. Thompson, Richard Powers, Stewart O’Nan, Thomas Pynchon, … les romans noirs, la BD, la musique, le cinéma, et même… Barack Obama. « Une fois qu’il a changé de langue, un roman est devenu quelqu’un d’autre ».

À chaque fois, la nécessité de débusquer les références à la culture populaire, repérer les citations empruntées à d’autres, percevoir les niveaux de langue, faire appel à des spécialistes lorsque le vocabulaire manque, s’imprégner de l’histoire et de l’époque. « Chaque auteur nécessite une stratégie de traduction qui lui est propre ». Autant de rébus à déchiffrer, d’univers littéraires différents, de voix singulières à rendre audibles en français. Et pour nous, lecteurs, autant d’œuvres que l’on s’impatiente de découvrir.

Illustré par de nombreuses anecdotes, ponctué d’exemples concrets, Par instants, le sol penche bizarrement fait état de la délicatesse dont doit faire preuve le traducteur pour passer d’une langue à l’autre : s’effacer derrière l’œuvre, trouver le bon positionnement, ne pas sur-traduire, ne pas sous-traduire, « soupeser, errer, faire un pas de côté, ou deux, revenir en arrière et, pour finir, devoir décider une fois pour toute » . Un vrai travail d’artisanat, sans cesse perfectible, comme il ne cesse de le dire dans ses Carnets.

Ce que je préfère dans la traduction, c’est la relecture : voir le texte qui a déjà commencé à naître en français, le considérer comme une pâte encore malléable en phase de solidification.

Même trente ans plus tard, Nicolas Richard déclare, à propos de poèmes de Brautigan qu’il a traduits en 2016 pour le Castor Astral, et qui figurent dans l’unique édition intégrale des poèmes de l’écrivain américain, C’est tout ce que j’ai à déclarer : « Si d’aventure une nouvelle édition en français de ces poèmes devait être lancée, j’aimerais les reprendre une fois encore. Il y a des astuces à trouver, des lourdeurs à gommer et dégommer. Brautigan n’aimait pas les choses froides gravées dans le marbre. Il leur préférait la fluidité ondoyante des truites. »

Note : 4 sur 5.

Par instants, le sol penche bizarrement – Carnets d’un traducteur
Nicolas Richard
Robert Laffont, 2021, 486 pages.

ATMOSPHERE, atmosphère! Ironie mordante sur fond de crise planétaire

Atmosphère raconte par le menu la vie ordinaire d’une quadragénaire de Brooklyn qui prend conscience des effets du changement climatique et dresse par là même un portrait réaliste de nos vies urbaines contemporaines. Entre humour grinçant et désespoir poli, Jenny Offill interroge le sens de nos vies.

Atmosphère de Jenny Offill, éditions Dalva, 2021

Ni journal intime, ni chronique, Atmosphère est composé de fragments où Lizzie Benson livre son quotidien, ses réflexions et ses questionnements. Lizzie est une femme de la classe moyenne, soucieuse du bien-être de son entourage et de son indépendance. Elle élève son fils de huit ans avec son mari, un ancien étudiant en lettres devenu développeur informatique après deux années de chômage. Bibliothécaire, elle arrondit ses fins de mois en répondant au courrier d’une experte en changement climatique qui anime un podcast.

Fine observatrice, elle décrit les personnages qui composent sa vie. Et il y en a ! À commencer par sa famille.  Son frère est un dépressif chronique qu’elle soutient moralement et elle s’inquiète de la diminution des revenus déjà modestes de sa mère. Il y a aussi ceux qui fréquentent la bibliothèque où elle travaille : une femme « qui a presque atteint l’illumination », un vacataire « maudit », un homme « en costume minable »; et ce chauffeur de taxi new-yorkais auquel elle fait appel quand elle est trop fatiguée pour prendre le métro. Et il y a Sylvia, l’experte en crise climatique pour qui elle traite le courrier. Le panel qu’elle a à disposition fournit des situations dont Lizzie relève avec finesse l’absurdité et l’ironie.

À l’instant de la prise de conscience du changement

Même si elle connaît les conséquences désastreuses de la crise climatique sur le monde, Lizzie n’est pas décidée à s’investir plus que ça pour en ralentir les effets. Elle prend conscience de la crise au fil du roman par ses rencontres et ses recherches pour répondre aux questions existentielles des individus inquiets des conséquences du changement climatique qui écrivent à Sylvia. « D’une certaine manière, écrire Atmosphère a été pour moi une tentative de passer de la réflexion au ressenti : je voulais saisir l’immensité et la tristesse de cette situation. »

Par le style allusif, le ton tantôt sérieux, tantôt ironique, tantôt terrifié, et les paragraphes courts, Jenny Offill montre la simultanéité entre l’ordinaire de la vie quotidienne de Lizzie et sa prise de conscience. Un passage est particulièrement représentatif de cette tentative de saisir l’instant et son effet sur notre vie. Alors qu’elle écoute le podcast de Sylvia intitulé « Le centre n’est pas une position tenable », Lizzie constate que « la voix de Sylvia a vraiment franchi un cap dans la terreur ». En arrivant chez elle, son fils, Eli, se jette sur elle lui demandant de l’aider à retirer la colle qu’il a sur les mains afin de pouvoir continuer à jouer à son jeu vidéo.

Les femmes et le « care »

Les questionnements de Lizzie sur l’avenir du monde se doublent d’une prise de conscience de son rôle en tant que femme quadragénaire. Comme beaucoup de femmes de cet âge, ses responsabilités envers sa famille s’accroissent. Elle s’occupe, en plus de son fils et de son mari, de son frère dépressif chronique et de sa mère en voie d’appauvrissement. Sans être payée. Sans recevoir une quelconque reconnaissance pour le temps donné et le travail effectué. Le burn out pointe. Pour Jenny Offill, « Lizzie canalise cet épuisement. »

Est-ce qu’on doit se procurer une arme ? demande Ben. Mais c’est l’Amérique. Quelqu’un qui tue moins de trois personnes ne passe même pas aux informations. Ce que je veux dire, c’est que c’est le dernier droit qui disparaîtra, non ? Il me regarde. Le nom de son grand-père était deux fois plus long. Il a été raccourci à Ellis Island. 

L’Amérique trumpienne fait irruption et saisit les consciences. Même si l’apparente légèreté des fragments est trompeuse, l’espoir est bien présent à travers une naissance et le refus de la haine, notamment. « La compassion est tout ce que nous avons. Le cynisme n’est qu’une forme douce de déni.»

Avec Atmosphère, Jenny Offill saisit l’air du temps. Les fragments peuvent paraître désordonnés, mais la vie quotidienne est-elle ordonnée ? Avec un humour grinçant et une ironie mordante, elle capte les fragilités de notre monde. Et ses espoirs. C’est brillant. Un livre qui se dévore.

Note : 4.5 sur 5.

Atmosphère
Jenny Offill
Laëtitia Devaux (traduction)
Editions Dalva, 2021, 206 pages

Anne Brécart : « Ailleurs cela ne pouvait être que mieux. » (La Patience du serpent)

Accompagnés de ses deux enfants en bas âge, un couple de trentenaires décide de tout quitter pour mener une vie nomade. Voilà le point de départ du nouveau livre d’Anne Brécart, La Patience du serpent, paru aux éditions Zoé. Un roman initiatique, intrigant et sensuel, qui touche à l’intime. Entretien avec l’auteure.

Avachis sur le canapé d’un squat de Genève, Christelle et Greg mûrissent le projet de partir. Quitter la ville grise, les difficultés administratives, l’ennui d’un emploi régulier et d’une vie bien rangée. Les dernières formalités accomplies, ils se mettent en route avec leurs deux fils. Après une année de voyage, ils décident de faire halte à San Tiburcio, un village mexicain au bord de l’océan Pacifique. Ils mènent une existence paisible, entourés des villageois et des touristes de passage, jusqu’au jour où Christelle rencontre une mystérieuse femme…

Même si un souffle de liberté parcourt ce roman, La Patience du serpent est bien plus qu’une invitation à prendre le large. Il évoque l’exil, la terre natale qu’on laisse derrière soi, et aussi le regard neuf que l’on porte sur la nature, lorsqu’on se confronte à elle pour la première fois.
Entretien avec Anne Brécart.

Anne Brécart, La patience du serpent, Editions Zoe, 2021

Comment a germé l’idée de ce roman ? 

Anne Brécart : Ma fille est partie pour un voyage autour du monde il y a quelques années. Pour elle cela semblait une évidence : ailleurs cela ne pouvait être que mieux. Cette foi, cette confiance m’ont beaucoup surprise. 
En même temps, je faisais l’interview au long cours d’un réfugié kurde, je voulais écrire sa biographie. Il souffrait beaucoup de son exil. J’ai eu envie de confronter ces deux idées de l’ailleurs. L’ailleurs désiré, l’ailleurs imposé.
Au Mexique vivent des familles dont les ancêtres ont fui le nazisme. Comme mon roman devait se passer au Mexique j’ai échangé le Kurde contre la famille de juifs praguois ainsi Christelle pouvait croiser le chemin de la famille Engel.

L’histoire est centrée sur le personnage de la mère, Christelle. Qu’attend-elle de cette nouvelle vie ?

Je pense qu’elle imagine pouvoir échapper à une certaine routine induite par le fait d’avoir des enfants. Et aussi qu’elle pense pouvoir éviter la confrontation à la vie d’adulte qu’elle suppose toute tracée. Elle poursuit un paradoxe. Entrer dans la vie adulte sans jamais y entrer. Rester mobile peut donner l’illusion de ne pas vieillir, comme si les changements de la route nous permettaient de rester éternellement jeunes. 

La nature est omniprésente dans votre roman. Quel rapport les personnages entretiennent-ils avec elle ?

Ils sont tous plus ou moins fascinés par elle. Quoique « fascinés » ne soit pas le bon mot. Ils sont façonnés, pris à bras le corps par elle, elle leur entre par les yeux, les pores, elle les prend, les secoue, les berce, elle les modifie profondément. Ceci est dû à la puissance de la nature mais aussi au mode de vie en contact permanent avec elle. Beaucoup des néo nomades que j’ai rencontrés sont à la recherche de la nature sauvage; ils cherchent un contact proche et mystique avec elle, en attendent une vraie réassurance. 

Le refus est ce qu’ils ont en commun. Ils n’ont plus l’intention de remplir le programme, de faire ce qu’on attend d’eux. Ils ont décidé un jour, une nuit, dans le secret de leur coeur, qu’ils ne voulaient pas continuer à vivre une existence qui leur paraissait dénuée de sens. Et ils sont partis sans autre projet que de changer de vie.

Ce voyage géographique est également un voyage à l’intérieur de soi. Était-il nécessaire de partir pour en faire l’expérience ? 

Dans mon idée oui. Je n’imagine pas que cette initiation, cette connaissance de soi ait pu se faire autrement et ailleurs que dans le voyage. Ou du moins en sortant totalement de la vie occidentale urbaine où l’expérience du danger physique, de la fatigue physique, de la confrontation avec la nature a si peu de place. Je crois que le corps nous apprend autant sur notre intimité, notre intériorité que les grandes cogitations immobiles ou les émotions intériorisées.

Note : 4 sur 5.

La Patience du serpent
Anne Brécart
Editions Zoé, 2021, 192 pages.

Sa Majesté des MOUCHES

L’auteure équatorienne Natalia García Freire signe un premier roman gothique, Mortepeau, hymne à la terre, aux insectes et aux fantômes. Envoûtant et poétique.

Une voix chargée de reproches s’élève dans la pénombre de la nuit. Lucas s’adresse à son père, enterré à la hâte dans le jardin de la maison familiale. Le garçon revient sur les événements qui ont provoqué la chute des siens et amené à la perte de cette magnifique demeure, autrefois entourée d’un jardin qu’entretenait sa mère.

Je ne crois pas que mon défunt père m’observe. Mais son corps est enterré dans ce jardin, ce qui reste du jardin de ma mère, entouré de limaces, d’araignées-chameaux, de lombrics, de fourmis, de coléoptères et de cloportes.

À travers ce monologue, l’auteure nous emmène dans l’imaginaire de Lucas, passionné d’entomologie, d’herboristerie et de botanique. Cette obsession, il la partageait avec sa mère, avant qu’on la déclare folle, jugeant peu orthodoxe son intérêt pour l’infiniment petit, et sa passion pour les plantes non conforme aux préceptes de l’Église. Le père de Lucas et le Père Hetz ont tranché : le monde n’est pas là pour attiser la curiosité, mais il faut le contempler avec modération. La mère sera donc mise « au calme », isolée dans une pièce sombre, puis envoyée dans une institution.

Après le départ de la mère, la maison sombre dans la décrépitude et le jardin est laissé à l’abandon. C’est désormais Lucas qu’on tient à l’écart. Haïssant son père, haï par lui, il quitte la maison, fait son lit sur la terre humide, se nourrit d’herbes et de racines et constitue sa propre famille, une fratrie de mouches, de lombrics, d’araignées et de scorpions. Il épie les siens, se cache, attend son heure. Jusqu’au jour où il décide de changer le cours des choses…

Plus qu’une histoire de famille, Natalia García Freire invente une atmosphère extrêmement particulière, obscure et poisseuse, peuplée de fantômes et de personnages étranges, grouillant d’insectes, suintant d’humidité. Le fantastique côtoie la pratique religieuse, la mort grignote le vivant, le répugnant devient fascinant. Il y a de l’onirique et du cauchemardesque dans ce récit, et de la poésie également, un hommage à l’infiniment petit, à l’univers du minuscule et du fourmillant. Une façon gothique de saluer la beauté de la nature.

Note : 3 sur 5.

Mortepeau
Natalia García Freire
Isabelle Gugnon (traduction)
Christian Bourgois, 2021, 160 pages.

Visions du Mississippi

Delta blues est le quatrième roman de Julien Delmaire. Cette fresque musicale foisonnante nous entraîne à la source du blues dans la ville de Greenville, Mississippi. Une multitude de personnages se croisent entre racisme, souffrance et magie vaudoue.

Dans un bras mort du fleuve Mississippi se trouve la ville de Greenville. C’est dans cette zone située dans ce qu’on appelle communément le Delta, bien que ce ne soit pas à proprement parler le delta du fleuve Mississippi, que le blues trouve historiquement son origine. Il y est d’ailleurs aujourd’hui considéré comme un élément du patrimoine local. Julien Delmaire lui donne une place centrale dans ce roman à la langue poétique qui évolue entre réalité et fiction.

Le pays où le blues est né

Julien Delmaire, Delta Blues, Grasset, 2021

Greenville, 1932. Cinq ans après les terribles inondations qui ont ravagé la région, alors que la crise économique qui a débuté en 1929 sévit encore durement, une sécheresse frappe le Sud. Beaucoup de Noirs sont partis tenter leur chance dans les grandes villes du nord du pays. La misère accable des travailleurs usés. Le Sud est exsangue.

La société est dirigée par des Blancs qui dominent les pauvres, surtout des Noirs, par la soumission. L’injustice qui sévit le jour est plus dangereuse que les aléas climatiques. Quand des lavandières noires se révoltent et qu’un mulâtre prétend briguer la mairie, les Blancs se rassemblent sous la bannière du Klu Klux Klan et organisent un raid punitif sanglant. La terreur règne.

Dans ce contexte oppressant, les Noirs ont inventé le blues pour exprimer leur tristesse et partager leur souffrance. Julien Delmaire le rend omniprésent, distillant dans chaque page de Delta blues des paroles, une musique, une plainte.

Le grand peuple du blues

Le roman débute avec une légende, celle de Bobby alias Robert Johnson qui aurait confié sa guitare au diable, lequel l’aurait accordée selon une gamme harmonique inhabituelle, faisant de lui une légende du blues. Le diable en question est un dieu vaudou, Legba, qui suit à distance les nombreux personnages qui sont tout à la fois à l’origine du blues et son auditeur.

Delta blues est le roman du grand peuple du blues. Une multitude de personnages l’habitent et il est bien trop risqué de tenter de les citer tous. Il y a Steve et Betty qui pensent que leur amour est plus fort, Sapphira la sorcière qui insuffle du vaudou dans la touffeur du Mississippi, Andrew Wallace le mulâtre qui veut devenir maire, Dora la prostituée qui chérit son fils Joshua, Elias, le sergent qui a servi dans l’armée, Abe, le prisonnier, Edward Longhorn, le propriétaire terrien, Richard Thompson, le maire, les enfants, Buck, Mooky,… Les Honky Tongs, ces bars où l’on joue du blues se remplissent le soir des musiciens Bobby Johnson, Son House, Willy Brown, Chester Burnett et font résonner les voix de Ma Rainer et de Bessy Smith.

L’écriture de Julien Delmaire oscille entre oralité et poésie pour approcher au plus près le désespoir de ces hommes et de ces femmes exploités et maltraités. Delta blues leur rend un hommage musical dans une langue inspirée.

Note : 3.5 sur 5.

Delta blues
Julien Delmaire
Grasset, 2021, 493 pages.

AU-DELÀ de la mer, le soleil sombre

L’auteur irlandais Paul Lynch signe Au-delà de la mer, un tête-à-tête entre deux êtres dérivant sur un bateau, seuls en plein milieu de l’océan Pacifique. Une métaphore poétique et cruelle de la condition humaine.

Ce matin-là, Bolivar, pêcheur aguerri, ne souhaitait pas partir en mer avec Hector. Les sorties de pêche, il ne les faisait qu’avec Angel, mais ce dernier est introuvable. Contraint et forcé, Bolivar prend le large avec Hector, un adolescent dégingandé et inexpérimenté que lui présente son patron.

Tu l’as compris dès l’instant où tu l’as vu, se dit Bolivar. C’était clair à sa démarche et à sa posture, à sa petite mâchoire trop courte.

Aveugle aux signes qui devraient l’alerter, Bolivar les précipite dans une tempête dévastatrice qui les contraint à errer en plein milieu de l’océan, dans un isolement total, avec comme unique refuge leur panga. Commence alors la lutte pour la survie et l’attente, terrible mais porteuse d’espoir, que quelqu’un vienne les secourir.

En mettant ainsi les corps à l’épreuve, rongés par le sel et desséchés par le soleil, Paul Lynch met à nu l’âme des deux pêcheurs. Des femmes hantent leur mémoire et des actes peu avouables surgissent des replis de leur conscience. Passées les premières méfiances, chacun se confie à l’autre, peut-être pour s’alléger d’un poids à l’heure où sa vie menace de s’éteindre.

Progressivement, la frontière entre le réel et l’imaginé s’estompe. La vie et la mort semblent également se confondre à mesure que les jours s’écoulent au rythme des vagues, altérant le comportement, brouillant la lucidité. Les périodes de délire sont de plus en plus fréquentes sous le soleil de plomb qui terrasse Hector et Bolivar.

On est morts pendant la première tempête, poursuit Hector. pour moi ça s’est passé quand je suis tombé à la mer. Je ne me suis même pas aperçu que je mourais. La frontière qui sépare la vie et la mort, elle est tellement mince. Tellement bizarre. Ce n’est pas quelque chose dont on fait l’expérience. Juste un passage d’un état à un autre. On jaillit hors de l’eau en reprenant son souffle, sans savoir qu’on est déjà mort.

En choisissant deux personnages d’âge, de condition et de caractère diamétralement opposés, Paul Lynch accentue davantage la solitude de chacun. L’impossibilité de communiquer contraint Bolivar et Hector à trouver refuge à l’intérieur d’eux-mêmes, dans les tréfonds de leur âme, là où personne d’autre ne peut les atteindre. L’âme humaine et l’océan présentent bien des similitudes. Et le risque est grand de s’y plonger.

Note : 3.5 sur 5.

Au-delà de la mer
Paul Lynch
Marina Boraso (traduction)
Albin Michel, 2021, 240 pages.

Métaphysique de la chute : Avec Bas Jan Ader

Dans son nouveau roman, Thomas Giraud retrace avec élégance le destin atypique d’un artiste néerlandais passionné par la chute des corps qui décida de traverser l’Atlantique sur un bateau minuscule. Une ultime performance qui va lui coûter la vie.

Thomas Giraud, Avec Bas Jan Ader, Editions La Contre-Allée

Thomas Giraud aime les personnages singuliers et les aventures humaines extraordinaires. Dans son précédent roman, Le Bruit des tuiles, il s’intéressait à une poignée d’hommes et de femmes partis d’Europe au 19ème siècle pour s’établir au Texas, dans le but de fonder une communauté idéale, inspirée des phalanstères de Charles Fourier. Adoptant le point de vue de différents personnages, Thomas Giraud nous racontait cette utopie vouée à l’échec, cinq ans seulement après sa fondation.

Il est aussi question d’échec dans Avec Bas Jan Ader, d’échec et de chute. Car la chute, l’artiste néerlandais l’a reçue en héritage ; le corps de son père est tombé sous les balles des Allemands en 44. Dans ses performances spectaculaires, Bas se plaît à souligner le déséquilibre des corps malmenés par la pesanteur. Il aime que l’on capture sur la pellicule l’instant où son corps bascule et chute, laissant le hasard décider du moment, choisissant le lieu : depuis les branches d’un arbre, d’une chaise posée sur un toit, ou d’un vélo précipité dans le canal.

La chute finale t’intéresse moins que le moment où l’on perd pied, le processus, le passage du haut vers le bas… Ce qui compte c’est de montrer comment quelqu’un tombe, la manière dont on passe du déséquilibre au basculement, ces quelques grammes qui équilibraient tout le corps sur la ligne très fine et entraînent, t’entraînent à présent vers le sol.

Mais il existe une façon plus radicale de se soumettre au hasard. Lorsque Bas Jan Ader prend la mer à bord d’une minuscule embarcation rafistolée, dans le but de traverser l’Atlantique en deux mois, on comprend que les chances d’accomplir cette performance sont bien minces. Une entreprise utopique, orgueilleuse, presque suicidaire, pour la beauté du geste. L’art de la chute, en somme.

Et puisque tu n’étais pas toujours optimiste, tu avais lu que se noyer n’était pas aussi impressionnant que ça. Une légère angoisse pendant quelques secondes, ensuite, c’est comme si on tombait de haut, de très haut, sur du duvet. Et puis, plus rien, absolument rien.

Thomas Giraud choisit de mettre en scène un personnage singulier, approchant son sujet de façon plus intime, comme un compagnon de voyage. Son écriture est belle, poétique et la structure du roman est parfaitement maîtrisée. Avec Bas Jan Ader est sans conteste l’un des plus beaux romans de la rentrée.

Note : 4.5 sur 5.

Avec Bas Jan Ader
Thomas Giraud
La Contre Allée, 2021, 192 pages.



Le souvenir des Grandes Plaines

Après Des jours sans fin, Sebastian Barry continue son exploration de la période mouvementée qui suivit la guerre de Sécession et nous emmène avec Des milliers de lune dans une ferme du Tennessee, au sein d’une famille atypique frappée par la pauvreté. Pour ce nouveau roman, il donne la parole à Winona, la petite Indienne adoptée et élevée par John Cole et Thomas McNulty, deux anciens soldats.

Des milliers de lunes, de Sebastian Barry, Joelle Losfeld Editions

Sebastian Barry est un homme de lettres irlandais, auteur de pièces de théâtre, de poèmes et de romans. Il a remporté à deux reprises le prestigieux prix Costa, l’une des plus importantes distinctions anglaises, pour ses romans Le testament caché et Des jours sans fin.

Dans Des jours sans fin publié en 2018, Sebastian Barry raconte la rencontre entre Thomas McNulty, un jeune immigré irlandais, et John Cole, originaire de la Nouvelle-Angleterre, aux environs de 1860. Devenus inséparables, tous deux se travestissent dans des saloons, s’engagent aux côtés des forces de l’Union et combattent les Indiens des Grandes Plaines, pour finalement recueillir une orpheline rescapée, la jeune Winona, l’héroïne du livre Des milliers de lunes.

Une Indienne dans le Tennessee

Du massacre qui l’a rendue orpheline, Winona n’a que très peu de souvenirs. D’ailleurs, elle comprend très jeune qu’il vaut mieux oublier ses origines indiennes si elle veut rester en vie. Car dans ce comté du Tennessee, esclaves affranchis et Indiens n’ont aucune existence légale.

C’était déjà assez dur comme ça d’être indienne, inutile de parler comme un corbeau. […] En tant qu’Indienne, je me sentais le devoir de m’exprimer comme une impératrice. […] Sinon, j’aurais été battue chaque fois que je me rendais en ville. C’était mon anglais qui me sauvait. […] Ce n’était pas un crime de s’attaquer à un Indien, voilà tout.

Auprès de Thomas et de John, sa famille adoptive, et grâce à l’esprit protecteur de sa mère, guerrière lakota victime de la cruauté des Blancs, Winona se sent en sécurité, entourée de l’affection des siens. Jusqu’à ce que Jas Jonski, qui travaille à l’épicerie, s’intéresse à elle d’un peu trop près.

Le témoignage d’une victime

Le talent de Sebastian Barry tient à sa capacité à mettre en lumière une période trouble de l’histoire des États-Unis, comme il l’avait fait dans Des jours sans fin. Cette fois-ci, le narrateur n’est plus Thomas McNulty, mais Winona, une jeune fille qui met tout en oeuvre pour échapper à son destin de victime. Avec elle, nous évoluons dans ce comté de Henry, un lieu en proie aux violences et aux injustices, où les cavaliers de la nuit terrorisent les plus faibles, les esclaves affranchis et les Indiens, ces êtres jugés indignes des lois civiles.

Une lecture moins enthousiaste

Nous n’avons pas éprouvé pour ce roman le même engouement que pour le précédent, Des jours sans fin. Peut-être avons-nous été gênés par quelques clichés ou par le manque de profondeur de certains personnages un peu caricaturaux. En revanche, les passages où la jeune Indienne évoque l’existence paisible et insouciante qu’elle menait avec sa tribu sont de toute beauté, marqués par la nostalgie, très poétiques.

La tête de ma mère regorgeait de bonnes histoires, qu’on écoutait blottis entre ses jambes pour avoir chaud. Nous parlions notre langue à l’époque et je sens encore sa voix murmurer, son souffle comme une petite tempête sur mon visage lorsque je le tournais vers elle.

Ce qu’il faut retenir, c’est l’histoire et les conséquences du massacre des tribus indiennes des Grandes Plaines, une tragédie racontée à travers le destin de Winona et les siens. Et sans doute aussi la cruauté avec laquelle on traitait les esclaves affranchis. Un rappel nécessaire.

Note : 2 sur 5.

Des milliers de lune
Sebastien Barry
Laetitia Devaux (traduction)
Editions Joëlle Losfeld, 2021, 240 pages.

L’heure des choix (selon Helene Bukowski)

Premier roman de l’Allemande Helene Bukowski, Les dents de lait est une dystopie autant qu’un conte cruel. Sur fond de changement climatique, la jeune Skalde affronte des adultes en proie à la peur et choisit ce que sera sa vie. Un roman prometteur dans lequel transparaissent les idéaux écologiques et pacifiques de l’autrice.

À vingt-six ans, Helene Bukowski est partie vivre plusieurs mois en Basse-Saxe, un Land du nord-est de l’Allemagne, seule avec son chien. De cette période d’immersion totale, elle revient avec ce roman marquant à l’atmosphère oppressante. Dans la veine du nature writing, Les dents de lait transposent, avec succès, en Allemagne, ce genre né aux Etats-Unis qui a fait la renommée des éditions Gallmeister.

Un univers onirique

Helene Bukowski, Les dents de lait

Le brouillard grise tout, les couleurs comme les âmes. Le monde a commencé à basculer lorsqu’il s’est installé sur les forêts et la prairie. Les animaux ont perdu leur couleur. Les hommes vivent dans des maisons isolées, sortant essentiellement pour aller chercher ce que la terre veut bien encore leur donner : des oignons, des mirabelles, quelques lapins dont ils se font des manteaux. Les réflexes de survie ont pris le dessus sur la pensée et chacun défend bec et ongles son petit lopin de terre. La peur s’est installée durablement depuis que des animaux ont été soupçonnés de transmettre des maladies aux hommes. En réaction le village se coupe du monde en détruisant le pont, dernière infrastructure qui le reliait au reste de l’humanité. Il vit dorénavant en autarcie. Et dans la peur.

Lorsque Skalde, une adolescente en pleine crise, découvre par hasard une enfant qui erre seule dans la forêt et décide de la ramener chez elle, les villageois s’inquiètent. Car l’enfant n’est pas du village et ça se voit : elle est rousse. Cette différence sera dès lors l’objet du rejet. Skalde devra affirmer ses choix face à des hommes hostiles et s’aventurer en terrain inconnu pour la protéger.

Un roman d’apprentissage

Dans ce roman sur ce moment tendu qu’est le passage de l’adolescence à l’âge adulte, le récit est porté par Skalde. On voit ce qu’elle voit. On voit ce qu’elle ne comprend pas (mais finit par comprendre). C’est ainsi que, par ce procédé habilement maîtrisé, Helene Bukowski donne corps et âme à Edith, la mère de Skalde. En opposition permanente avec elle, elle la repousse ou la méprise, c’est selon son humeur, et sa vision très « premier degré » d’adolescente mal lunée agace. Car la femme qui est donnée à voir à travers ses yeux est puissante. Edith est une femme indépendante et libre qui a choisi sa vie malgré un contexte hostile. Cultivée, elle puise sa sagesse dans les livres et les poèmes.

Intelligente, elle sait accompagner sa fille vers l’âge adulte. C’est elle qui lui fait comprendre qu’attendre en espérant que tout s’arrangera tout seul est une illusion et qu’il faut agir. Grandir, c’est savoir se séparer. Les dents de lait deviennent alors un conte cruel.

Les idéaux d’une jeune autrice

Helene Bukowski questionne l’influence de la dégradation de l’environnement sur les changements sociaux. Le dérèglement climatique fait resurgir la peur et les réflexes qui l’accompagnent souvent : le rejet des autres et le repli sur soi. Le roman décrit la difficulté de s’intégrer dans une communauté. Dans cette société archaïque, le monde extérieur est vu comme dangereux. Mais le monde intérieur peut l’être tout autant. Skalde l’apprendra à ses dépens.

Même si Les dents de lait ne sont pas vraiment un roman original, elles ne sont pas moins un bon roman. Par son écriture concise et percutante, Helene Bukowski nous entraîne dans ce monde oppressant où une adolescente devient adulte.

Note : 3.5 sur 5.

Les dents de lait
Helene Bukowski
Sarah Raquillet et Elisa Crabeil (traduction)
Gallmeister, 2021, 261 pages.