L’intégrale des nouvelles de Melville vient de paraître aux éditions Finitude dans une nouvelle traduction proposée par Christian Garcin et Thierry Gillyboeuf, qui signent également les notes et la préface. Entretien avec les traducteurs.
En 1853, Herman Melville commence à écrire des nouvelles pour la presse et écrira la plupart d’entre elles en l’espace de trois ans. Dans L’intégrale des nouvelles, à côté de nouvelles dont certaines sont disponibles dans d’autres traductions figurent quelques inédits : des textes de jeunesses, des articles humoristiques écrits pour le magazine satirique Yankee Doodle, et aussi Baby Budd, une version courte du dernier roman de l’auteur, Billy Budd, marin. On y trouvera également des textes plus tardifs retrouvés à l’état de manuscrit dans les papiers de Melville, après sa mort.
Comment est née l’idée de traduire l’intégralité des nouvelles de Melville ?
Il y a eu d’une part le très grand intérêt que nous portons l’un et l’autre à l’œuvre de Melville, et d’autre part le fait que ses nouvelles, partie non négligeable de l’œuvre en question, étaient disséminées chez plusieurs éditeurs, sans unité, sans mise en perspective, et dans diverses traductions, isolées les unes des autres. Nous avons donc pensé à les assembler dans une traduction unifiée, en un seul volume, chronologique, allant de Bartleby à Baby Budd (version jamais publiée de Billy Budd) et en y ajoutant un ensemble constitué de textes inédits : deux nouvelles de jeunesse (1839), des articles du magazine satirique Yankee Doodle (1847) et ses derniers textes, dits « du Burgundy Club » (1875-77). C’est la première fois qu’un lecteur français aura l’intégrale des nouvelles de Melville, dont certaines sont de petits chefs d’œuvre, à disposition en un seul livre, chez un même éditeur.
Comment travaille-t-on lorsqu’on est deux à traduire ?

Ce n’est pas notre première collaboration : nous avons déjà traduit l’intégrale des nouvelles d’Edgar Poe (trois volumes chez Phébus, 2018-2019), ses deux romans (à paraître), et sommes en train de traduire ensemble un recueil de nouvelles de Nathaniel Hawthorne. Pour les traductions de nouvelles, chacun commence par indiquer à l’autre s’il y en a, dans l’ensemble à traduire, dont il aimerait particulièrement s’occuper. Ensuite, et en fonction de ce choix initial, nous nous répartissons équitablement le nombre de signes, afin que chacun traduise plus ou moins la même quantité de texte. Enfin, chacun relit bien entendu les traductions de l’autre, fait des remarques, des suggestions, des corrections parfois, qui sont en général toutes acceptées et consignées – et dans le cas contraire, une argumentation vient justifier tel ou tel point que l’autre aurait contesté. C’est donc un travail de symbiose et de confiance totales.
« En regroupant dans une seule et même traduction toutes les nouvelles de Melville, on accède à cette ampleur, qui se traduit par une forme d’unité réflexive, une plongée dans les abîmes de la psyché humaine confrontée à soi et au destin, avant Dostoïevski ou Kafka. »
Que peuvent apporter les nouvelles de Melville à un lecteur d’aujourd’hui ?
Italo Calvino disait qu’un classique est un livre dont tout le monde parle mais que personne n’a lu. Sans aller jusqu’à cet excès, il est évident que l’œuvre de Melville est souvent ramenée à ces deux chefs-d’œuvre que sont Moby Dick et Bartleby, chacun d’eux ayant la particularité, de surcroît, d’abriter deux des phrases les plus célèbres de la littérature mondiale : Call me Ishmael et I would prefer not to. Or, l’œuvre de Melville est beaucoup plus vaste et éclectique. Elle s’articule en trois blocs, pour faire simple, que sont les romans, les nouvelles et les poèmes. En regroupant dans une seule et même traduction toutes les nouvelles de Melville, on accède à cette ampleur, qui se traduit par une forme d’unité réflexive, une plongée dans les abîmes de la psyché humaine confrontée à soi et au destin, avant Dostoïevski ou Kafka. C’est ce qui fait de Melville notre contemporain. Ces nouvelles constituent un accès privilégié à une œuvre vertigineuse, qui sonde l’âme humaine avec une méticulosité chirurgicale et un souffle océanique. Le lecteur d’aujourd’hui y trouvera également cet humour qui hante les œuvres de Kafka, et offre une respiration dans la noirceur.
L’intégrale des nouvelles
Herman Melville
Traduit, présenté et annoté par Christian Garcin & Thierry Gillybœuf
Éditions Finitude, 2021, 832 pages.