Entre tradition et modernité, la vie d’une femme en Croatie (selon Jurica Pavičić)

Dans La femme du deuxième étage, le Croate Jurica Pavičić décortique par le menu la vie d’une jeune femme meurtrière dans une Croatie en pleine mutation. Un roman sur les rouages d’une famille méditerranéenne.

Tout aurait été différent si elle n’était pas allée à cette fête avec son amie Suzana. Ces mots, Bruna se les répète depuis sa cellule de la prison de Posera où elle purge une longue peine pour le meurtre de sa belle-mère. Mais qu’est-il passé par la tête de cette jeune femme moderne et travailleuse ? Comment en est-elle arrivée à commettre ce geste fatal ? C’est ce que s’emploie à comprendre Jurica Pavičić dans ce roman.

Par le menu, il décortique la vie de Bruna. Jeune femme discrète et moderne, elle vit dans le Split d’aujourd’hui où elle occupe un emploi dans un cabinet comptable dont le revenu lui assure une indépendance. Elle est libre de ses choix et de ses sorties; c’est d’ailleurs au cours d’une soirée qu’elle rencontre Frane Saric, un marin, qui la séduit et qu’elle épouse rapidement. Un peu trop rapidement. Elle n’écoute pas ce pressentiment qui l’avertit pourtant du danger à venir et qui la taraude une nuit durant. « S’ils se mariaient ils emménageraient à l’étage au-dessus d’Anka Saric [ndlr : la mère de Frane]. Cet étage chez les Saric, ça ne lui plaisait pas. »

Une prise de conscience

Le piège se referme sur Bruna après qu’elle a emménagé au deuxième étage de la maison familiale. Elle s’y sent sous surveillance, perd son indépendance, se soumet au rythme de vie de sa belle-mère Anka et à ses exigences. « Cette relation entre belle-mère et belle-fille est névralgique, explique Jurica Pavičić. Deux femmes luttent pour le même prince. C’est très fort dans les familles méditerranéennes où les gens vivent ensemble. Sur le littoral croate, on voit souvent des immeubles où la famille habite. Il y a un étage par enfant. C’est assez totalitaire. » Ce n’est que progressivement que Bruna prend conscience qu’elle ne mène pas la vie qu’elle souhaiterait.

Bruna fut prise d’un sentiment nouveau, d’une sale méchante humeur. Elle se voyait tout à coup sous la lumière crue d’un projecteur. Elle était assise dans la cuisine d’une autre […] Cette maison était en vérité celle d’Anka. […] Le sentiment d’être chez elle avait disparu, balayé d’un revers de main. Elle trempait son couteau dans la confiture et se disait : ça va être dur. 

Démunie face à cette relation de domination-soumission qu’exerce Anka sur elle, Bruna se sent seule. Personne dans son entourage n’est prêt à entendre que sa vie de femme mariée ne lui convient pas.

La Croatie d’aujourd’hui

Car même aujourd’hui, une femme se doit d’être mariée. « Le chemin vers l’émancipation n’est pas simple en Europe de l’Est. La liberté des femmes était inscrite dans le projet socialiste, mais la chute du régime a provoqué le retour en force des conservateurs catholiques », explique l’auteur, également journaliste. La femme du deuxième étage reprend d’ailleurs des thèmes qu’il connaît bien : les mutations économiques et sociales de la Croatie.

Ce sujet, Jurica Pavičić l’avait magnifiquement traité dans L’eau rouge, à la fois enquête et drame intime qui croisait les destins personnels à l’évolution historique de la Croatie de la chute du communisme à l’essor actuel de l’industrie touristique, en passant par la terrible crise économique des années 90 et la guerre. Si l’auteur reste fidèle à ces thèmes qui agitent la société croate actuelle, il les fait se heurter, dans La femme du deuxième étage, à la persistance de certaines traditions incarnées par le personnage d’Anka. « Je suis fasciné par le fait que l’histoire des personnages soit affectée par des événements historiques plus grands, plus larges qu’eux », explique-t-il.

Malgré un sujet intéressant, des personnages attachants et une construction travaillée, le roman peine à convaincre. On regrette que la traduction laisse traîner quelques coquilles…

Note : 2.5 sur 5.

Jurica Pavičić
La femme du deuxième étage
Olivier Lannuzel (traduction)
Éditions Agullo, 2022, 224 pages.