La poésie de Laura Kasischke

Avec Où sont-ils maintenant, anthologie personnelle, l’auteure américaine nous emmène à la découverte de son univers poétique, source de toute son œuvre. Vivifiant.

Surtout connue en France pour ses romans publiés chez Christian Bourgois, Laura Kasischke est entrée en écriture par la voie poétique, un art auquel elle se consacre depuis 1991 et qu’elle ne cesse d’explorer depuis lors, tout en continuant à publier des œuvres romanesques.

Je me considère avant tout comme une poétesse.

Laura Kasischke

Pour constituer ce recueil intitulé Où sont-ils maintenant (Where Now), l’auteure originaire du Michigan a choisi dix poèmes extraits de chacun de ses recueils passés, accompagnés de vingt nouveaux poèmes. Présentés antéchronologiquement, les poèmes rassemblés dans cette Anthologie personnelle permettent au lecteur de parcourir l’œuvre de Laura Kasischke et d’en percevoir l’évolution.

Les poèmes proposés sont construits par association d’idées et de sensations (une influence du mouvement surréaliste), un flux de pensée qu’elle saisit sur de petits carnets, au fil de la journée. Onirisme et méditation se mêlent à des images et des scènes dont elle est témoin à la maison ou au supermarché où elle fait ses courses, ces instants du quotidien dans lesquels elle puise son inspiration poétique. « Je travaille avec la seule matière que j’ai à disposition, celle de l’univers domestique, et des gens que je rencontre. Énormément de drames se jouent dans une cuisine. Je trouve intéressant de donner une véritable valeur à cette vie quotidienne et domestique. On peut trouver du mélodrame jusque dans son propre foyer. » déclarait-elle à la Maison de la Poésie en novembre dernier. 

Je commence toujours un poème en écrivant simplement – dans un cahier, avec un stylo – et je ne le considère pas comme un « poème » (c’est trop intimidant), donc je commence par une image ou quelques mots peut-être, que je pense pouvoir placer dans le bon ordre. Puis ces mots (ou cette image) suggèrent les mots suivants, et les suivants, et les suivants.

Où sont-ils maintenant demande Laura Kasischke, et où irons-nous après ? La poétesse interroge le passé qui l’a construite, celui-là même qui a englouti les êtres chers, désormais disparus. En trente ans de vie, elle a observé ses contemporains, vu partir ses parents, grandir son fils et avec lui son inquiétude de mère. D’ailleurs, l’évocation de l’enfance et l’adolescence est fréquente dans ce recueil, la sienne et celle de son fils, maintenant adulte. Et c’est cela, au fond, le thème que parcourt cette Anthologie personnelle : où est donc passé le passé ? Une interrogation qui, selon elle, permet de mieux comprendre le présent et appréhender le futur.

Ces souliers dans la paume de ma main ?
Tu les as mis à tes pieds, un temps.

Cette couverture de la taille d’un essuie-mains ?
Je la drapais autour de toi endormi

dans mes bras comme cela. Tu vois ? Le monde
un temps a été petit comme cela quand

tout le reste au monde était moi.

Poème Deux hommes & un camion

Les poèmes de Laura Kasischke sautillent d’une image à l’autre, opèrent des glissements entre les choses et les êtres, franchissent les barrières temporelles. La lecture de ce recueil peut dérouter parfois, mais surgit alors une image qui surprend et sublime le texte. À mesure que le style de l’auteure s’affirme, les poèmes semblent moins narratifs, plus libres, de forme plus courte.

Une chose ne change pas cependant, c’est l’importance que la poétesse accorde à la sonorité de ses poèmes, une musique que Sylvie Doizelet a su préserver lors de la traduction du recueil en français. « L’essentiel d’un poème est la musicalité bien davantage que l’histoire ou son aspect sur la page, sa musicalité et les images qui s’en dégagent » affirme Laura Kasischke. 

Une œuvre poétique surprenante et vivifiante.

Note : 4 sur 5.

Où sont ils maintenant. Anthologie personnelle.
Laura Kasischke
Sylvie Doizelet (traduction)
Gallimard, 2021, 384 pages.

Seule la terre est éternelle (selon Jim Harrison)

Plus qu’un portrait d’écrivain, le film de François Busnel et Adrien Soland qui sort en salle le 23 mars se présente comme une fable écologique racontée par un Jim Harrison au crépuscule de sa vie. Un testament joyeux et inspirant.

Tout commence un soir de 2011, lors du tournage d’un Carnet de route consacré à Jim Harrison. Le journaliste François Busnel et le réalisateur Adrien Soland sont dans le Montana, dans la maison de l’écrivain américain. L’amitié qui unit François à Jim remonte à quelques années et le projet de faire un film sur lui est évoqué. Le journaliste esquisse un scénario et expose son idée à l’écrivain. Ce dernier refuse, cette fois et les suivantes, chaque fois qu’on lui reposera la question.

Jusqu’à ce coup de fil que Jim Harrison passe à François Busnel, en juin 2015 : « Si tu as toujours envie de faire ce film, viens cet été ». Sans se faire prier, l’équipe de tournage arrive sur place. « Quelle histoire allons-nous raconter? » demande Jim Harrison. « Je lui ai dit que je ne serais pas à l’image, qu’il n’y aurait ni archives ni voix off, que je ne raconterais pas sa vie comme une biographie le ferait. » raconte François Busnel. Jim sourit et déclare : « On y va ! »

Il voulait en finir avec sa légende, la légende de Big Jim. « Les légendes nous étouffent », disait-il.

Le tournage a duré trois semaines durant lesquelles l’écrivain américain a été d’une disponibilité totale et d’une grande générosité. Un rendez-vous pour d’autres prises est fixé pour le printemps d’après. Malheureusement, Jim Harrison meurt le 26 mars 2016, quelques jours avant la reprise du tournage. On raconte qu’il est mort à sa table de travail en écrivant un poème. Le choc est violent pour François Busnel et Adrien Soland qui réalisent qu’ils viennent de filmer les dernières images de Jim Harrison. S’il faut faire un film, il sera fait avec les images existantes. François Busnel le réécrit et le monte après la mort de l’écrivain et le film sort, six ans plus tard, accompagné d’une musique de Mathias Malzieu et Olivier Daviaud.

« Seule la terre est éternelle n’est pas un film sur Jim Harrison, mais avec Jim Harrison ». Dans ce documentaire, Jim Harrison nous fait découvrir son Amérique à lui, celle des parties de pêche, de la wilderness et des terres indiennes. Les gros plans sur son visage reflètent les paysages des grands espaces magnifiquement filmés en plans très larges : « Son visage me bouleverse, nous confie François Busnel. Ses rides sont des ravines, ses traits sont des cratères, son teint buriné est la Terre ».

Il voulait être filmé tel qu’il était, abîmé mais debout, jubilant d’aller pêcher sur la Yellowstone River, marchant à Emigrant Peak, prenant la route pour rejoindre sa casita près de la frontière mexicaine, entouré d’amis chers.

L’écrivain vieillissant « au physique de cyclope et à la démarche de grizzli », évoque avec sincérité son écriture et sa vie, avec ses hauts et ses bas. Il partage avec nous sa vie et sa philosophie de vie, une philosophie joyeuse ancrée dans la terre qui parcourt toute son oeuvre, « dans une célébration de ce rapport retrouvé à la nature à la fois majestueuse et dangereuse ».

Une des dernières séquences filmée, sur laquelle s’ouvre le documentaire, a pour décor le bureau de Jim Harrison. L’auteur lit un poème et nous fait cette confession : « Je n’ai peut-être pas la force d’écrire encore un long roman, mais je viens d’avoir une idée. » Cette idée est l’histoire d’une jeune fille qui adore les arbres et qui tombe amoureuse d’un bûcheron… La condition humaine selon Jim Harrison. Parvenu au crépuscule de sa vie, Jim Harrison nous livre son testament spirituel et « nous offre sa part la plus sincère ». C’est précisément cela qui donne au film sa force, sa tendresse et sa complicité.

DÉRIVES: le journal d’écriture (de Kate Zambreno)

Dans son dernier roman, le premier publié en France, la romancière et essayiste Kate Zambreno dresse un portrait intime d’une auteure contemporaine. Un récit fragmentaire intime et intense, d’une grande curiosité intellectuelle.

Une auteure dont on ne connaîtra jamais le nom doit rendre un livre, qu’elle pense intituler « Dérives » à son éditeur pour l’automne. Elle dispose de l’été pour l’écrire, un été où se succèdent chez elle sentiments de blocage et procrastination. Elle voit le temps lui filer entre les mains. Cette problématique bien connue des écrivains – le temps de la recherche, de la réflexion, de l’écriture, de la lecture n’est pas celui du quotidien fait d’obligations et de rendez-vous -, Kate Zambreno l’inscrit au cœur de Dérives. Construit comme un journal d’écrivain, Dérives suit les réflexions d’une narratrice absorbée par les tâches de son quotidien qui prend le temps d’observer le paysage qui l’entoure, de livrer son ressenti sur les expositions qu’elle va voir, de partager ses correspondances, de raconter le cambriolage dont elle est victime et sa grossesse… Les références littéraires et artistiques – la vie de l’écrivain Rainer Maria Rilke, les réflexions de Kafka, les dessins de Dürer, les films de Chantal Akerman, les photographies de Nan Goldin – sont autant de mises en abyme de la lecture, de l’écriture, de la création.

« Un mémoire sur rien »

« Dérives incarne le fantasme que je me fais d’un mémoire sur rien » écrit la narratrice, double de l’auteure. Entre fiction et autofiction, Kate Zambreno essaie d’incarner la vie d’une auteure contemporaine prise au piège d’une sorte de « combat créatif ». Elle observe, note, cite, collecte des informations tout en relatant le syndrome de la page blanche, le sentiment d’imposture, sa difficulté à se concentrer, sa vie dans un espace restreint – son appartement. Mais elle dit aussi ce qui lui donne de l’élan : être présente au monde par l’écriture, par son intérêt pour l’art et la photographie, par les soins qu’elle prodigue à son chien, Genet, et par sa pratique du yoga.

Elle s’interroge sur la possibilité d’observer le monde tout en y participant. En relevant les événements ordinaires qui font le quotidien, Kate Zambreno dresse un tableau saisissant de notre époque : la dépression, le poids d’internet dans nos vies et dans l’écriture («  Une œuvre littéraire peut-elle contenir l’énergie d’internet, la distraction qui le caractérise ? »), la crise des réfugiés, l’articulation entre vie privée et carrière professionnelle des femmes.

« Laisser l’oeuvre prendre forme hors de toute contrainte »

Pour l’auteure, la dérive commence lorsqu’elle prolonge les réflexions de Rilke et de Kafka pour les faire siennes. Mais elle va plus loin. « C’est quoi, la dérive ? La tentative d’une forme, peut-être. » De la même manière que le poète Rilke, lorsqu’il se rend chez le sculpteur Rodin, remarque les « gigantesques vitrines remplies de fragments divers. Un morceau de bras, de jambes, de corps est pour Rodin une chose à part entière », Kate Zambreno construit un récit cohérent à partir de fragments de premier abord disparates, mais qui finalement se trouvent être liés. Cette construction lui sert à éclairer son propos sur le processus d’écriture : si la réflexion nourrit l’écriture, le processus d’écriture amène la réflexion.

Je travaille, toutefois, je prends des notes, je réfléchis. Pas vraiment de la fainéantise, je décide ; davantage ce que Blanchot nomme désœuvrement, un terme que ses traducteurs américains ont rendu tour à tour par « inopérance », « inertie », « oisiveté », « antitravail », ou – mon préféré – « chômerie ». Une attitude de l’esprit, plus active, comme une décréation. 

L’une des marques de fabrique de Kate Zambreno, qui a été critique d’art, est d’introduire dans le récit des formes visuelles, ce qu’elle ne manque pas de faire ici avec des photographies dont certaines illustrent sa propre vie. Avec sept romans à son actif, tous mélangeant les genres, Kate Zambreno élabore une œuvre cohérente qui enrichit sa pensée qualifiée par l’auteure et poétesse américaine Sarah Manguso comme « une exhortation ininterrompue sur l’incomplétude et les intersections de la vie, de la mort, du temps, de la mémoire et du silence. »

Même si l’on peut trouver certains passages un peu répétitifs, le récit n’en est pas moins rythmé. Dérives est une excellente histoire d’ambition artistique, de crise personnelle et une réflexion sur les possibilités de la littérature. Représentatif du travail de Kate Zambreno, il est intéressant à lire pour qui veut découvrir cette auteure.

Note : 3.5 sur 5.

Dérives
Kate Zambreno
Stéphane Vanderhaeghe (traduction)
La Croisée, 2022, 412 pages.

Anne Sexton : Tu vis ou tu meurs!

Les éditions des femmes Antoinette Fouque publient Tu vis ou tu meurs, un ensemble de quatre recueils de la poétesse américaine Anne Sexton traduits pour la première fois en français par Sabine Huynh.

Née en 1928 à Newton (Massachusetts), Anne Sexton est une figure incontournable de la poésie américaine du 20ème siècle, encore peu connue en France. Mariée à 19 ans, mère de deux filles à 27, elle connaît très tôt de graves problèmes de dépression qui la contraignent à effectuer de nombreux séjours dans des hôpitaux psychiatriques. C’est un de ses psychiatres, le Dr Martin Orne, qui découvre son talent artistique et l’encourage à écrire, comprenant que la poésie accompagnée de la psychothérapie peuvent sinon contribuer à sa guérison, du moins alléger ses maux. Elle se consacre alors à l’écriture poétique et suivra plusieurs ateliers d’écriture à l’université, dont celui de Robert Lowell, l’un des plus célèbres représentants de la poésie « confessionnelle », que suit également Sylvia Plath. Elle publiera une dizaine de recueils de poésie, obtiendra le Prix Pulitzer en 1967 mais finira par se donner la mort à 45 ans, en 1974.

À l’instar de Sylvia Plath, Anne Sexton se nourrit de son vécu et exprime dans ses poèmes les troubles psychologiques qu’elle traverse, les douleurs et les souffrances, dans une écriture poétique qui se veut avant tout libératrice. Comme les autres représentants de la poésie confessionnelle, elle ne craint pas d’exposer son intimité et son expérience de femme, à une époque où peu de voix l’expriment, puisque l’écriture était le plus souvent une affaire d’hommes. Il ne faut pas pour autant qualifier Anne Sexton de militante féministe. Il s’agit plutôt d’une voix poétique dont les aspirations et les préoccupations font écho aux mouvements féministes de l’époque, une voix de femme qui s’élève et se fait entendre, exprimant sa colère et ses frustrations dans l’Amérique conservatrice des années 50.

Sous le titre Tu vis ou tu meurs, sont réunis et traduits pour la première fois en français Retour partiel de l’asile (1960), Tous mes chers petits (1962), Tu vis ou tu meurs (1966) et Poèmes d’amour (1969). On y retrouve de furtifs moments de bonheur et de joie, mais également la part sombre de sa vie, avec les deuils suite aux décès de sa mère et de Sylvia Plath, les troubles mentaux, l’enfermement qui l’a un temps éloigné de ses filles, et ses poèmes sont traversés par le souffle de la psychanalyse qui a occupé un rôle fondamental dans sa vie. Elle évoque différents aspects de la vie des femmes, femme mariée dans la « Femme au foyer » (1962), femme adultère dans « Pour mon amant, qui retourne auprès de sa femme » (1969), mère délaissée dans « Deux fils » (1966) ou aimante dans « Petite fille, mon haricot, mon adorable femme » (1966).

Certaines femmes épousent des maisons.
C’est un autre type de peau; avec un coeur,
une bouche, un foie et des mouvements intestinaux.
Les murs sont permanents et roses.
Voyez comme elle est agenouillée toute la journée,
se lavant de haut en bas avec docilité.
Les hommes pénètrent de force, ramenés comme Jonas
à l’intérieur de leur mère charnue.
La femme est sa propre mère.
C’est là l’essentiel.

« Femme au Foyer » (1962)

Comme chez Sylvia Plath, la poésie d’Anne Sexton célèbre également le corps de la femme, à travers le désir amoureux, la sexualité, l’enfantement, la maternité, la force créatrice des femmes, comme dans le poème « Pour fêter ma matrice » (1969) ou « La ballade de la masturbatrice solitaire » (1969), mais également le corps dans ses aspects plus secrets ou douloureux comme « L’avortement » (1962), les menstruations ou la maladie.

En publiant ces quatre recueils d’Anne Sexton, les éditions des femmes Antoinette Fouque offrent une très belle introduction à l’oeuvre de cette grande poétesse. L’éditeur précise que la traductrice Sabine Huynh « a fait de la traduction de l’oeuvre d’Anne Sexton un projet de vie. » Il nous promet également la sortie prochaine d’un cinquième recueil, Transformations. Un rendez-vous à ne pas manquer.

Note : 4 sur 5.

Tu vis ou tu meurs. Oeuvres poétiques (1960-1969)
Anne Sexton
Sabine Huynh (traduction)
Patricia Godi (préface)
Editions des femmes Antoinette Fouque, 2022, 320 pages.

« De l’or dans les collines », un WESTERN lyrique

Avec De l’or dans les collines, C Pam Zhang décrit un Ouest sauvage où deux jeunes filles d’origine chinoise vont faire l’apprentissage du racisme et de l’adversité. Un roman original qui donne (enfin) une visibilité à l’immigration chinoise au 19ème siècle rarement traitée dans la littérature.

La scène d’ouverture du premier roman de C Pam Zhang est bouleversante. Deux sœurs d’origine chinoise, Lucy et Sam, âgées de douze et onze ans, doivent enterrer leur père. Désormais seules dans cet Ouest violent, elles s’accordent toutes les deux à respecter la tradition que leur mère, elle aussi décédée quelques années plus tôt, leur a enseignée : fermer les yeux du défunt avec deux pièces en argent pour lui assurer un passage apaisé dans l’au-delà. Mais cet argent, elles ne l’ont pas. Ba, leur père, le buvait et ce n’est pas son maigre salaire de mineur dans une mine de charbon qui lui a permis de l’économiser. Après s’être adressées à un banquier qui ne leur offre que son mépris, elles prennent la décision d’enterrer leur Ba comme elles l’entendent, sans l’aide de personne. Elles volent un cheval et mettent cap à l’ouest à la recherche d’un endroit où il pourra se sentir chez lui.

Ainsi commence l’aventure de Lucy et Sam, véritable voyage initiatique au cœur de l’Ouest américain et de sa population nouvellement constituée. De l’or dans les collines est autant un roman de formation qu’un western. Si la recherche du lieu où leur père pourrait se sentir « comme chez soi » les confronte à elles-mêmes, à leur désir, à leur choix de vie, le roman convoque aussi les figures « classiques » du western : les bisons, la poussière, les pluies diluviennes comme les incendies meurtriers.

L’immigration chinoise enfin visible

L’originalité du roman de C Pam Zhang est de donner une visibilité à des visages que la littérature sur l’Ouest a peu traités voire invisibilisés : la population chinoise immigrée, qui arrive par bateau en Californie à partir du milieu du 19ème siècle. En cela, le roman revisite le mythe de la ruée vers l’or en donnant la parole à d’autres personnages que les habituels hommes blancs et prostituées que l’on croise dans ce genre de récit. L’auteure introduit finement le thème du racisme en évitant de multiplier les insultes attendues (« chinetoques ») et en le faisant reposer sur une erreur de jugement.

Des contremaîtres d’un chantier de construction de chemin de fer prennent contact avec un homme aux traits asiatiques vivant dans un campement californien dans un assez grand dénuement pour lui proposer d’accompagner deux cents migrants chinois arrivant par bateau. Cet homme est le père de Lucy et Sam, leur Ba. Il n’est pas chinois, plus vraisemblablement autochtone. Mais l’ignorance et les raccourcis n’encombrent pas la pensée des deux contremaîtres qui l’embauchent et lui demandent d’assurer la communication entre les immigrants chinois et leurs employeurs. Ce qu’il fera et lui permettra de rencontrer la mère de ses filles.

« Que veut dire chez soi quand Ba leur a fait vivre une vie si remuante ? Il entendait s’enrichir d’un seul coup et, toute sa vie, les a poussés comme une tempête dans leur dos. Toujours vers la nouveauté. La folie. La promesse d’une fortune et d’une splendeur soudaines. Pendant des années, c’est l’or qu’il a cherché, des rumeurs de terres disponibles, des filons inexploités. Toujours ils découvraient à leur arrivée les mêmes collines ravagées, retournées, les mêmes cours d’eau jonchés de décombres. »

Si l’appartenance sociale est un thème de ce roman, la question de l’environnement est aussi présente, une nouvelle manière de faire apparaître les territoires de l’Ouest et leur histoire dans la littérature. Le massacre de la population de bisons dont les os affleurent du sol est souvent évoqué comme les ravages de l’industrie minière naissante.

Deux destins de femmes

C Pam Zhang, avec les personnages de Sam et Lucy, décrit deux destins de femmes, deux attitudes face au racisme et à l’adversité. Si Sam est tout de rébellion et aventureuse, Lucy respecte les règles. Si Sam décide de poursuivre la vie qu’elle vivait avec son père, de mines en mines à la recherche d’un filon d’or qui n’existe peut-être pas, Lucy se dirige vers la ville de Sweetwater pour s’y établir. À côté de la figure du père affaibli par la misère, la pauvreté et les déconvenues, et de celle de la mère absente dont il ne reste que des souvenirs, Sam et Lucy sont des personnages forts qui se créent, s’inventent.

L’auteure introduit dans ce roman de formation une thématique très contemporaine : la sexualité. Sam est née fille mais sous différentes impulsions se travestit en homme.

Le propos moderne est accompagné d’une construction originale, en quatre parties à la chronologie désordonnée, chaque partie étant composée de chapitres ayant les mêmes titres : vent, eau, prune, viande, boue, sel, et or. Autant de thèmes qui poursuivent les deux héroïnes, sans jamais se ressembler exactement, que l’écriture à la fois lyrique et ciselée de C Pam Zhang déroule avec fluidité. Même si la dernière partie peine à trouver son rythme, le roman est captivant. Cette version modernisée de la ruée vers l’or offre un point de vue inédit sur cette période de l’histoire et crée des personnages féminins attachants dont la force et l’intelligence en font des modèles. C Pam Zhang est assurément une auteure à suivre.

Note : 4 sur 5.

De l’or dans les collines
C Pam Zhang
Clément Baude (traduction)
Le Seuil, 2022, 328 pages.

« La joie de vivre vient de nos expériences nouvelles »

« Into the Wild » de Jon Krakauer ressort chez 10/18 dans une édition collector enrichie d’une postface et présentée dans une belle couverture à rabats. Un livre culte relatant une histoire vraie, celle d’un jeune homme épris de liberté. 

Été 1990. Chris McCandless a tout pour être heureux. Originaire d’une famille aisée de Washington, sportif accompli, il vient d’obtenir son diplôme à l’issue de brillantes années d’études. Ses parents l’encouragent à s’inscrire dans une fac de droit, soucieux de lui assurer un bel avenir. Mais lui en a décidé autrement. Son diplôme en poche, il change de nom, lègue ses économies à une œuvre humanitaire et abandonne tout ce qu’il a pour vivre une nouvelle vie. Sa famille perd toute trace de lui, jusqu’à ce qu’on retrouve son corps décomposé à plus de 6000 kilomètres de Washington, en Alaska, deux ans plus tard. C’était il y a trente ans.

Ce livre est le fruit d’une enquête menée par Jon Krakauer pour le magazine Outside, puis pour lui-même, tant cette histoire l’a hanté : « L’étrange aventure de McCandless éveille en moi un écho qui rend impossible une relation détachée de cette tragédie. » Se basant sur les témoignages de sa famille et de gens qui ont croisé la route du jeune homme, sur le journal-album de photos que l’on a retrouvé, sur le courrier qu’il a échangé avec ses proches, l’auteur dresse le portrait de Chris McCandless, retrace les derniers mois de sa vie et tente de comprendre les raisons de son geste. 

Le noyau central de l’esprit vivant d’un homme, c’est sa passion pour l’aventure. La joie de vivre vient de nos expériences nouvelles et donc il n’y a pas de plus grande joie qu’un horizon éternellement changeant, qu’un soleil chaque jour nouveau et différent.

Chris  McCandless, lettre à Ronald A. Franz

Into the Wild raconte l’odyssée d’un jeune homme de vingt-quatre ans fasciné par l’Alaska comme tant d’autres avant lui, nourri de lectures de Tostoï, Thoreau et London, un être intelligent et réfléchi « à la recherche de l’expérience pure et transcendante » qui trouva la mort par un enchaînement d’erreurs imputables à son ignorance plutôt qu’à son arrogance. Idéaliste ou idiot, Chris McCandless en agacera certains, en fascinera d’autres. Tous s’accordent à dire qu’il est mort d’avoir voulu se prouver à lui-même qu’il pouvait se débrouiller tout seul, sans l’aide de personne, dans un environnement hostile auquel il n’était pas préparé. 

Si cette aventure tourne mal et que tu n’entendes plus parler de moi, je veux que tu saches que je te considère comme quelqu’un de formidable. Maintenant, je m’enfonce dans la forêt.

Dernière lettre envoyée par Chris McCandless, 27 avril 1992

Note : 4 sur 5.

Into the Wild
Jon Krakauer
Christian Molinier (traduction)

L’art de la guerre selon PHIL KLAY

Lauréat en 2014 du National Book Award avec son recueil de nouvelles Fin de mission, Phil Klay propose avec Les Missionnaires une réflexion sur l’engagement militaire américain et le conflit colombien.

Le roman de Phil Klay mêle les récits de quatre personnages, deux Colombiens et deux Américains. Tout commence en Colombie avec Abel, un cultivateur de coca qui a subi la perte des siens dans le massacre de sa ville à la fin des années 90, un bain de sang perpétré par des guérilleros. Pour survivre, il est contraint de rejoindre un groupe de paramilitaires sans foi ni loi, évoluant dans un climat d’extrême violence. Une violence qui inquiète son compatriote Juan Pablo, préoccupé par la sécurité et l’avenir de son pays. Gradé de l’armée colombienne, il observe avec méfiance l’évolution des relations qu’entretient son gouvernement avec les forces américaines venues en renfort en cette année 2016, avec parmi elles le sergent-major Mason.

Ancien vétéran d’Irak, Mason est un agent de liaison envoyé en Colombie pour soutenir le processus de paix, à l’heure où les habitants sont appelés aux urnes pour voter un accord entre les FARC et les forces gouvernementales, après plusieurs décennies de guerre civile. Dans ce pays arrive également Lisette, une reporter de guerre passée par l’Afghanistan, anesthésiée et blasée par la quantité d’horreur dont elle a été témoin dans ce conflit interminable. Son travail représente tout pour elle, mais Lisette se dit « fatiguée de documenter une guerre vouée à l’échec ». Elle s’interroge : « Est-ce qu’il y a la moindre guerre aujourd’hui qu’on ne soit pas en train de perdre ? » demande-t-elle à un ami. « En Colombie », lui répond-il. C’est donc là qu’elle va se rendre, persuadée de partir couvrir une « bonne » guerre, une guerre juste, un avis que partage Mason.

Avec le recul, je comprends que les missions en Amérique latine étaient les seules où nous ayons vraiment construit quelque chose. Mais comment pouvions-nous le savoir, à l’époque ? On avait juste l’impression de brasser du vent pendant que les gars en Afghanistan accomplissaient le travail véritable, une mission sérieuse avec des vrais combats de temps à autre. Ou plus souvent que de temps à autre.

Mason

Réussir à donner une cohérence et une unité à un roman constitué de plusieurs voix n’est pas chose facile, encore moins si le sujet traité est d’une grande complexité. Malgré une construction rigoureuse qui part de récits individuels pour s’élever à un récit à la troisième personne, plus distancié et plus ample, Phil Klay nous perd dans le paysage colombien. Même Abel reconnaît la difficulté de comprendre la guerre civile qui se joue dans son pays, un conflit où plusieurs ennemis se font face : terroristes, barons de la drogue, paramilitaires, guérilleros, forces révolutionnaires… Le vétéran Phil Klay maîtrise son sujet, c’est certain, mais il oublie que la plupart des lecteurs ne retrouveront pas leur chemin dans ce récit aux multiples ramifications.

S’il y a une chose à retenir de ce roman, au-delà de la portée politique, au-delà de l’analyse de la stratégie et de la tactique militaires, c’est la finesse avec laquelle Phil Klay développe la psychologie de ses personnages, avec leurs troubles, leurs traumatismes, leur cynisme, parfois. Ça sonne juste. Ça sonne vrai. Il y avait cela aussi dans Fin de mission, et c’est à ce recueil qu’il faut revenir.

Note : 1 sur 5.

Les Missionnaires
Phil Klay
Laura Derajinski (traduction)
Gallmeister, 2022, 544 pages.

 

Joan Didion, icône des lettres américaines

Pour tout vous dire publié chez Grasset rassemble plusieurs textes de la romancière, essayiste et journaliste Joan Didion, écrits entre 1968 et 2000. Ce recueil est l’occasion de découvrir l’écrivaine derrière l’icône, décédée à New York il y a un peu plus d’un mois à l’âge de 87 ans.

Joan Didion a connu la consécration en France avec un essai, L’année de la pensée magique, paru en 2007. Pour affronter deux drames qui l’assaillent, la mort de son mari, l’écrivain et scénariste John Gregory Dunne, et l’hospitalisation prolongée suivie du décès de leur fille adoptive, Quintana, et éviter les dérives de la pensée, Joan Didion se lance dans une série de recherches qui l’aident à comprendre la période douloureuse qu’elle traverse. « Savoir, c’était contrôler », écrit-elle. L’écriture qui fait partie de ce qu’elle peut contrôler constitue aussi un refuge. Il résultera de cette période heurtée cet essai, L’année de la pensée magique, où elle raconte le deuil avec sobriété et dissèque sa rédemption par la littérature.

L’écriture, facette de la littérature, l’anime dès l’enfance, comme une idée fixe encouragée par sa mère. De Sacramento, en Californie, où elle est née en 1934 dans une famille très aisée, à ses années d’études à Berkeley, jusqu’à son entrée au magazine Vogue, ce désir d’écrire ne la lâchera pas.

Ses essais sur la vie californienne dans les années 70 ont inauguré, aux côtés des écrits de Tom Wolfe, Nora Ephron et Gay Talese, l’ère du New Journalism, une forme de journalisme littéraire. Dissection « à la fois cool et impitoyable » de la politique et de la culture américaines, ils mélangent réflexions personnelles et observations sociales. « La Journaliste est indissociable de la Romancière », pour Chantal Thomas, qui signe la préface de Pour tout vous dire. « Joan Didion opte pour un alliage de dureté factuelle et d’humour. Elle vise le grand public. Dans son refus de toute forme de jargon, elle n’entretient aucune affinité avec le monde académique ni avec les discours de militantisme. Elle travaille dans la même direction que Norman Mailer ou Tom Wolfe, du côté du New Journalism. »

Sa vocation d’écrivaine et sa conception du récit sont au cœur des textes choisis et rassemblés dans Pour tout vous dire publié aux États-Unis juste avant sa mort. Pourquoi j’écris et Raconter des histoires révèlent ce moment intime de la naissance d’un texte par l’intermédiaire d’une « image mentale » et son choix de se consacrer à la forme longue : « Il me fallait de la place », écrit-elle. Dans Derniers mots, Joan Didion écrit son admiration pour Hemingway dont elle a recopié l’incipit de L’adieu aux armes pour en percer les secrets. « Quatre phrases d’une simplicité trompeuse, 126 mots dont l’agencement me paraît tout aussi mystérieux et galvanisant aujourd’hui qu’à l’époque où je les ai lus pour la première fois. »

Mais au fond, quoi qu’elle raconte, c’est toujours l’Amérique qu’elle scrute. L’alcoolisme et le jeu, la guerre, la Californie, les femmes, le photographe Robert Mapplethorpe, les publications posthumes des écrivains, la presse underground, la politique sont autant de prétexte à analyser son pays, dans toutes ses vérités et ses contradictions, sans concession.

Je n’écris que pour découvrir ce que je pense, ce que je regarde, ce que je vois, ce que ça signifie. Ce que je veux et ce que je crains.

Des romans, elle en écrira cinq dont Maria avec et sans rien/Mauvais joueurs en 1970 qui dresse le portrait d’une jeune femme à la dérive dans le milieu du cinéma et Un livre de raison paru en 1977, enquête psychologique et roman politique sur le destin de deux Américaines dans un pays d’Amérique centrale. Styliste extraordinaire, « virtuose de la prose », chacune de ses phrases est travaillée avec précision. Son style incisif, son sens de la formule et sa liberté de ton donnent à son regard une modernité et une puissance visionnaire.

Publiée par les plus grands magazines, The New Yorker et The New York Times Magazine entre autres, Joan Didion a aussi écrit, avec son mari, des scénarios pour Hollywood. Pour tout vous dire permet d’aborder la pensée et le style de celle qui a occupé une place prestigieuse dans le paysage intellectuel des États-Unis.

Pour aller plus loin :
Le documentaire Joan Didion : le centre ne tiendra pas, réalisé par son neveu Griffin Dunne en 2017 et diffusé par Netflix.

Note : 4 sur 5.

Pour tout vous dire
Joan Didion
Pierre Demarty (traduction)
Grasset, 2022, 214 pages.

Le combat d’une tribu amérindienne par LOUISE ERDRICH

Dans Celui qui veille l’écrivaine Louise Erdrich fait le récit romancé du combat de son grand-père contre la résolution 108 dite de « termination » visant à fermer les réserves de cinq tribus amérindiennes. Une histoire plurielle hautement humaine, un récit bouleversant : assurément, un grand roman, l’un des meilleurs de l’auteure.

1953, Dakota du Nord. Thomas Wazhashk apprend qu’un sénateur mormon, un certain Arthur V. Watkins a déposé une résolution à la Chambre des représentants stipulant que cinq réserves devaient être libérées de tout contrôle fédéral. Bien que la réserve de Turtle Mountain, où il vit, soit directement concernée, peu d’autochtones semblent informés. Il faut dire que les termes semblent gratifiants – il y est fait mention d’émancipation et d’opportunité – et que les habitants sont plus préoccupés par leur vie quotidienne difficile, proche de la survie. Thomas, veilleur de nuit dans l’usine d’horlogerie de la réserve et président du conseil tribal, comprend rapidement que le seul mot qui compte dans ce texte, c’est le mot « termination », que l’on peut traduire par suppression. Alors, inlassablement, il va informer, collecter les témoignages et mobiliser les habitants pour lutter contre ce projet qui vise en fait à supprimer les aides de l’état fédéral octroyées à son peuple et à vendre ses terres. « Personne ne réalisait ce qui était en train de se passer, parce que la langue dans laquelle on l’avait formulé était brillante, pleine de faux-fuyants orwelliens et cauchemardesques », raconte Louise Erdrich.

Thomas est le personnage central du roman. C’est un homme intelligent et tourmenté qui passe ses nuits à écrire pour chercher des soutiens dans ce combat. Il est celui qui veille. D’une certaine manière, sa nièce, Patrice, dite Pixie, veille aussi : c’est elle qui reste éveillée à attendre le retour de son père alcoolique et violent pour pouvoir alerter sa mère et son frère. Mais elle mène aussi son propre combat : à dix-neuf ans, la jeune fille, poursuivie par deux prétendants qui ne l’intéressent pas, ne pense qu’à retrouver sa sœur, Véra, partie à Minneapolis et dont sa famille est sans nouvelles depuis plusieurs mois.

Louise Erdrich aborde ainsi le drame de ces femmes autochtones disparues et assassinées. « C’est un sujet essentiel pour moi. Je le prends très à cœur, parce que je sais que les statistiques, déjà effroyables, sont bien en-deçà de la réalité de la violence subie par les femmes autochtones, vu toutes les plaintes qui ne sont jamais déposées. […] Je tenais à aborder le fait qu’historiquement, c’est arrivé en partie à cause de cette politique de réinstallation, qui a fait venir beaucoup de femmes autochtones en ville.»

L’épisode où Patrice cherche Véra dans Minneapolis est édifiant. Louise Erdrich crée habilement un climat angoissant, en recourant à des images effrayantes : une chambre déserte dans une maison délabrée et crasseuse, des colliers reliés à des chaines attachées aux murs, des matelas tachés et puants. Les visions inquiétantes de Thomas et de Patrice ajoutent à l’angoisse. C’est grâce à sa force de caractère que la jeune femme échappera au pire.

Les autres personnages sont eux aussi passionnants, forts et intelligents : Rose, Zhaanat, Wood Mountain et Barnes. Ils se connaissent, sont liés, se croisent et tracent leur propre chemin. Celui qui veille est une histoire plurielle magnifiquement composée. Si parfois le roman frôle la comédie romantique, c’est pour mieux replonger quelques pages plus loin dans une réalité plus angoissante. Le réalisme moderne laisse sa place à la spiritualité amérindienne et à la langue objiwé. L’ensemble donne à ce roman un rythme qui lui est propre, ni rapide ni lent, mais constant et déterminé.

Inspirée par son grand-père qui a lutté contre la résolution 108 alors qu’il était président du conseil tribal, et qui lui a laissé une abondante correspondance sur laquelle elle s’est appuyée, Louise Erdrich fait, avec Celui qui veille, le récit d’une aventure humaine unique peuplée de personnages inoubliables. Récompensé par le prix Pulitzer de la fiction 2021, il est la preuve du talent de Louise Erdrich, qui, pour citer l’écrivain Colum McCann, « illumine la littérature américaine depuis quatre décennies. »

Note : 5 sur 5.

Celui qui veille
Louise Erdrich
Sarah Gurcel (traduction)
Albin Michel, 2022, 543 pages.

American Rust : Au chevet d’une Amérique moribonde

Dans une bourgade minière touchée par la crise, Philipp Meyer dresse le portrait de personnages au destin brisé. Une tragédie contemporaine impitoyable.

Billy et Isaac sont de jeunes gens plein d’avenir : le premier est un sportif à la carrière prometteuse, le second voué à de brillantes études universitaires. Pour accomplir leur rêve, il leur faut partir coûte que coûte, fuir Buell, ville sinistrée par la crise économique. Jadis fleuron de la sidérurgie, la cité minière est en plein déclin : les usines ferment les unes après les autres, le chômage explose, les délocalisations contraignent certains à partir chercher du travail ailleurs et plongent d’autres dans l’amertume, l’alcool et les drogues. S’ils veulent s’en sortir, Billy doit quitter le mobil-home de sa mère et Isaac laisser d’autres prendre soin de son père infirme. Les deux amis doivent tracer leur route vers d’autres cieux, plus cléments. Buell n’a plus rien à leur offrir.

Mais on ne délaisse pas si facilement les siens. Tout bascule un soir dans l’obscurité d’une usine désaffectée. Une mauvaise rencontre et un geste regrettable leur barrent la route, compromettant leur désir de s’échapper d’un quotidien morne et sans lendemain.

À travers le destin de ces deux jeunes adultes, Philipp Meyer dresse le portrait d’une Amérique en crise, d’une Amérique des laissés-pour-compte. Nageant en eaux troubles, les personnages de cette tragédie contemporaine essaient de gagner la rive, mais une main invisible maintient leur tête sous l’eau, les empêchant de respirer et de sauver leur peau.

Même si le roman manque parfois de rythme, souffre de quelques longueurs et présente des retournements de situation peu probables, il mérite attention. Pour ses personnages féminins par exemple, en un sens les plus intéressants, pour leur complexité et le courage dont ils font preuve.

Ce roman fait l’objet d’une adaptation en série (9 épisodes de 55 minutes) sur Canal +, entièrement tournée en Pennsylvanie et diffusée depuis la fin novembre 2021.

Note : 3 sur 5.

American Rust
Philipp Meyer
Sarah Gurcel (traduction)
Albin Michel, 2021, 496 pages.

Construire un feu (par Jack London)

Construire un feu est l’un des récits du Klondike de Jack London. Le récit de survie d’un homme confronté au froid intense du Grand Nord. Magistral.

Yukon, -60 degrés. Un homme avance seul sur une piste, son chien à ses talons. Il tente de rejoindre le camp où l’attendent ses compagnons, à quelques heures de là.
La glace, la neige, le blizzard… La mort le guette. Va-t-il parvenir à atteindre le campement ? Réussira-t-il à allumer un feu pour maintenir son corps en vie ?

L’ancien de Sulphur Creek l’avait pourtant prévenu : s’aventurer seul par un froid si intense n’est que pure folie.

Concentrant tout le talent de Jack London, ce court récit relate le combat au corps à corps d’un homme luttant pour sa survie, dans une nature hostile et inhospitalière. Une histoire au suspense haletant.

Note : 5 sur 5.

Construire un feu
Jack London
Christine Le Boeuf (traduction)
Actes Sud, 1995, 40 pages.

Les nouvelles de Melville : « un accès privilégié à une oeuvre vertigineuse »

L’intégrale des nouvelles de Melville vient de paraître aux éditions Finitude dans une nouvelle traduction proposée par Christian Garcin et Thierry Gillyboeuf, qui signent également les notes et la préface. Entretien avec les traducteurs.

En 1853, Herman Melville commence à écrire des nouvelles pour la presse et écrira la plupart d’entre elles en l’espace de trois ans. Dans L’intégrale des nouvelles, à côté de nouvelles dont certaines sont disponibles dans d’autres traductions figurent quelques inédits : des textes de jeunesses, des articles humoristiques écrits pour le magazine satirique Yankee Doodle, et aussi Baby Budd, une version courte du dernier roman de l’auteur, Billy Budd, marin. On y trouvera également des textes plus tardifs retrouvés à l’état de manuscrit dans les papiers de Melville, après sa mort.

Comment est née l’idée de traduire l’intégralité des nouvelles de Melville ?

Il y a eu d’une part le très grand intérêt que nous portons l’un et l’autre à l’œuvre de Melville, et d’autre part le fait que ses nouvelles, partie non négligeable de l’œuvre en question, étaient disséminées chez plusieurs éditeurs, sans unité, sans mise en perspective, et dans diverses traductions, isolées les unes des autres. Nous avons donc pensé à les assembler dans une traduction unifiée, en un seul volume, chronologique, allant de Bartleby à Baby Budd (version jamais publiée de Billy Budd) et en y ajoutant un ensemble constitué de textes inédits : deux nouvelles de jeunesse (1839), des articles du magazine satirique Yankee Doodle (1847) et ses derniers textes, dits « du Burgundy Club » (1875-77). C’est la première fois qu’un lecteur français aura l’intégrale des nouvelles de Melville, dont certaines sont de petits chefs d’œuvre, à disposition en un seul livre, chez un même éditeur.

Comment travaille-t-on lorsqu’on est deux à traduire ?

Portrait of Melville by Joseph Oriel Eaton, oils on canvas, 1870

Ce n’est pas notre première collaboration : nous avons déjà traduit l’intégrale des nouvelles d’Edgar Poe (trois volumes chez Phébus, 2018-2019), ses deux romans (à paraître), et sommes en train de traduire ensemble un recueil de nouvelles de Nathaniel Hawthorne. Pour les traductions de nouvelles, chacun commence par indiquer à l’autre s’il y en a, dans l’ensemble à traduire, dont il aimerait particulièrement s’occuper. Ensuite, et en fonction de ce choix initial, nous nous répartissons équitablement le nombre de signes, afin que chacun traduise plus ou moins la même quantité de texte. Enfin, chacun relit bien entendu les traductions de l’autre, fait des remarques, des suggestions, des corrections parfois, qui sont en général toutes acceptées et consignées – et dans le cas contraire, une argumentation vient justifier tel ou tel point que l’autre aurait contesté. C’est donc un travail de symbiose et de confiance totales.

« En regroupant dans une seule et même traduction toutes les nouvelles de Melville, on accède à cette ampleur, qui se traduit par une forme d’unité réflexive, une plongée dans les abîmes de la psyché humaine confrontée à soi et au destin, avant Dostoïevski ou Kafka. »

Que peuvent apporter les nouvelles de Melville à un lecteur d’aujourd’hui ?

Italo Calvino disait qu’un classique est un livre dont tout le monde parle mais que personne n’a lu. Sans aller jusqu’à cet excès, il est évident que l’œuvre de Melville est souvent ramenée à ces deux chefs-d’œuvre que sont Moby Dick et Bartleby, chacun d’eux ayant la particularité, de surcroît, d’abriter deux des phrases les plus célèbres de la littérature mondiale : Call me Ishmael et I would prefer not to. Or, l’œuvre de Melville est beaucoup plus vaste et éclectique. Elle s’articule en trois blocs, pour faire simple, que sont les romans, les nouvelles et les poèmes. En regroupant dans une seule et même traduction toutes les nouvelles de Melville, on accède à cette ampleur, qui se traduit par une forme d’unité réflexive, une plongée dans les abîmes de la psyché humaine confrontée à soi et au destin, avant Dostoïevski ou Kafka. C’est ce qui fait de Melville notre contemporain. Ces nouvelles constituent un accès privilégié à une œuvre vertigineuse, qui sonde l’âme humaine avec une méticulosité chirurgicale et un souffle océanique. Le lecteur d’aujourd’hui y trouvera également cet humour qui hante les œuvres de Kafka, et offre une respiration dans la noirceur.

Note : 5 sur 5.

L’intégrale des nouvelles
Herman Melville
Traduit, présenté et annoté par Christian Garcin & Thierry Gillybœuf
Éditions Finitude, 2021, 832 pages.

Le pouvoir du chien

Jane Campion porte à l’écran Le pouvoir du chien de Thomas Savage, un livre culte paru en 1967. Un film brillant, mais une adaptation qui manque de finesse. À découvrir sur Netflix.

LE LIVRE. Un ranch dans le Montana, 1925. Phil est un costaud, un dominateur, un homme charismatique au regard froid. Avec son frère cadet George, un taiseux dont il raille la maladresse et la lenteur, ils habitent l’un des plus grands ranchs de la région et sont à la tête d’une immense fortune. Depuis 25 ans, ils chevauchent ensemble, côte à côte, gérant leur bétail et dirigeant leurs employés, craints et respectés de tous.

Lorsque George s’éprend de Rose, une jeune veuve qui possède une pension dans la ville voisine et élève seule son fils, et qu’il l’épouse sans prévenir Phil, le lien unissant les deux frères se fragilise. Car le grand frère voit cette union d’un très mauvais œil, persuadé que Rose en veut à leur argent. Il met alors tout en oeuvre pour lui rendre la vie impossible…

« Le pouvoir du chien n’était pas une simple histoire de cowboys dans un ranch en 1925, c’était une expérience vécue et cette authenticité m’a intimement liée au récit. Je me suis passionnée pour cette exploration approfondie de la masculinité et pour cet amour caché. »

Jane Campion

LE FILM. Tourné en Nouvelle-Zélande, le film réalisé par Jane Campion est à tout point splendide. Le casting est impérial, à commencer par Benedict Cumberbatch qui se livre corps et âme dans son interprétation de Phil, et Kodi Smit-McPhee qui incarne Peter, le fils de Rose, tout en ambiguïté. Jesse Plemons est un George tout en douceur et en retenue, mais Kirsten Dunst paraît quant à elle assez fade dans le rôle de Rose : n’oublions pas que Jane Campion avait d’abord porté son choix sur Elizabeth Moss, contrainte de décliner. Pour couronner le tout, les paysages sont grandioses et la musique oppressante à souhait, accentuant la tension et contribuant à immerger le spectateur dans ce drame familial. Tous les ingrédients sont réunis pour en faire un film PAR-FAIT.

« Jane avait un rapport passionnel au roman de Thomas Savage. Elle est tombée complètement amoureuse du récit et avait à coeur d’être à la hauteur de ce qui l’avait inspirée. »

Emile Sherman (production de The power of the Dog)

Cependant, toute adaptation est une interprétation. Et les procédés narratifs de Thomas Savage ne sont pas ceux de Jane Campion. Le rapport à la masculinité et l’évocation de l’homosexualité, très présents dans le film, sont bien sûr évoqués par Thomas Savage, mais avec infiniment plus de subtilité et de finesse. Là où l’écrivain laisse place au silence, au doute, aux non-dits, confiant au lecteur le soin de combler les vides, Jane Campion choisit le verbal et l’explicatif. Le livre n’est pas démonstratif, il suggère tout au plus. Le film explique ce qu’il aurait suffi de suggérer.

Cette réserve mise à part, le film de Jane Campion est un très bel hommage rendu au livre. Elle a d’ailleurs reçu pour son adaptation le Lion d’argent et le Prix Lumière.

Note : 5 sur 5.

Le pouvoir du chien
Thomas Savage
Laura Derajinski (nouvelle traduction)
Gallmeister, 2019, 288 pages.

Le pouvoir du chien
Jane Campion (réal.)
Avec Benedict Cumberbatch (Phil), Kirsten Dunst (Rose), Jesse Plemons (George), Kodi Smit-McPhee (Peter)
Netflix, 2021.

« Rien à déclarer », selon Richard Ford

Dans le recueil de nouvelles Rien à déclarer, l’écrivain américain Richard Ford raconte magistralement dix histoires d’hommes et de femmes qui dressent le bilan de leur vie. Le ton est mélancolique et juste. Du grand art.

Un homme croise par hasard une femme qu’il a aimée des années auparavant et tente de se remémorer ce qui l’avait attiré en elle. Une femme dont le mari vient de mourir se souvient de leur vie et des moments qu’ils ont passés avec leurs amis. Un adolescent de seize ans emménage avec sa mère dans un nouveau quartier après la mort de son père et est intrigué par les occupants d’une maison voisine. Un homme dont l’épouse est décédée décide de louer une maison proche de celle qu’ils avaient l’habitude de louer l’été. Avant tout, Richard Ford s’attache aux vies ordinaires qu’il décrit dans toute leur complexité et interroge : qu’a-t-on compris de ce qu’on a vécu ? Quelle place tient-on dans la vie des autres ?

Les personnages, des hommes principalement, tous d’âge mûr, évoluent dans un même milieu social éduqué et aisé. Ils sont avocats ou écrivains et voient la vie avec calme. Peut-être peut-on déceler une ressemblance avec leur auteur à qui il arrive d’utiliser sa vie personnelle comme matériau de fiction en ce qu’elle contribue à sa recherche d’authenticité. Mais la ressemblance s’arrête là. Les nouvelles de Rien à déclarer n’ont rien d’autobiographique. Richard Ford fait montre d’une maîtrise de la fiction qui le place au niveau de ces écrivains qu’il admire, Alice Munro et James Salter. Avec tranquillité, il se saisit de l’instant présent pour dérouler l’histoire. Une rencontre, une conversation sont l’occasion pour un personnage de se retourner sur un passé d’où surgissent les regrets et les remords. Pour d’autres, elles permettront de se saisir d’une part d’eux même.

En quelques mots, en quelques pages, Richard Ford retrace avec justesse une vie et ses regrets, ses bonheurs aussi. Tout arrive sans bruit et à un rythme apaisé. Aucune histoire n’est simpliste, rien n’est su d’avance. « Quand j’ai l’impression que mes héros commencent à suivre un chemin tout tracé, qu’ils dialoguent comme ils devraient dialoguer, et que le récit tend vers le cliché ou la sagesse populaire, je pars dans une autre direction », a déclaré Richard Ford dans une interview donnée à L’Obs. Son ironie détachée vient piquer la nostalgie et la profondeur du texte et lui donne un équilibre.

La vie – du jour au lendemain ou presque – se ramenait désormais à ça. Guère plus.  Ses projets adoptaient une échelle plus modeste, ou bien se réduisaient à rien. Des voyages étaient envisagés puis remis à plus tard. Des amis étaient invités à Watch Hill, mais l’invitation était reportée d’une manière ou d’une autre. […] En un mot, Mick avait tout simplement pris un coup de vieux […] Il jouait au Speed Scrabble avec le premier venu […], buvait des martinis et regardait les chaînes de la BBC à la télé.

Richard Ford raconte l’Amérique en clair-obscur. Lui qui a vécu à la Nouvelle-Orléans, dans le Maine, et le Michigan raconte les hommes et les femmes de ces États-là. Et à travers eux, il décrit le cynisme de son pays, le fossé entre les Blancs et les Noirs, entre les grandes villes et le monde rural.

Les dix nouvelles de Rien à déclarer sont magistrales. L’écriture de Richard Ford est d’une justesse impressionnante, mélancolique aussi. Assurément, c’est du grand art.

Note : 5 sur 5.

Rien à déclarer
Richard Ford
Josée Kamoun (traduction)
Éditions de l’Olivier, 2021, 375 pages.

William Melvin Kelley : le géant oublié de la littérature américaine

Redécouvert par la journaliste Kathryn Schulz qui lui a consacré un article en janvier 2018 dans le New Yorker, l’écrivain américain William Melvin Kelley est aujourd’hui une référence pour de nombreux écrivains, tour à tour comparé à William Faulkner et James Baldwin. Toute son oeuvre est disponible aux éditions La Croisée.

William Melvin Kelley est né à New York en 1937 et a grandi dans le Bronx. Il étudie à Harvard, publie son premier roman Un autre tambour et se marie à l’âge de 24 ans. En 1964 sort son unique recueil de nouvelles, Danseurs sur le rivage et un autre roman, Jazz à l’âme. En 1966, il couvre le procès des assassins de Malcolm X pour le Saturday Evening Post. Ensuite, il part à Paris enseigner la littérature américaine à l’université et y écrit son roman Dem, en 1967. Après les assassinats de Martin Luther King et de Robert Fitzgerald Kennedy, il part en Jamaïque avec sa famille jusqu’à la fin des années 70, puis rentre aux États-Unis. En 1988, il écrit et produit Escavating Harlem in 2290, un film expérimental sur le quartier de Harlem. Il meurt en 2017 à New York.

Remarqué pour son style acerbe et sa lucidité, William Melvin Kelley évoque dans toute son oeuvre les problèmes sociaux de son époque : la ségrégation, le racisme et la lutte pour les droits civiques. Dans un texte publié dans le New York Times en mai 1962, il invente un nouveau concept politique, la notion de « woke » empruntée à l’argot afro-américain, qui signifie rester éveillé, repérer et comprendre les différentes formes d’injustice, de discrimination et d’inégalité. Ce terme a connu un regain de popularité à la mort de George Floyd, devenant un symbole du militantisme, le #staywoke, du mouvement Black Lives Matter.

Permettez-moi de déclarer aujourd’hui que je ne suis ni un sociologue, ni un homme politique, ni un porte-parole. À eux de tenter d’apporter des réponses. Un écrivain, selon moi, devrait poser des questions. Son rôle est de décrire des hommes, pas des symboles ni des idées déguisés en hommes.
Je suis Noir américain. J’espère être un écrivain, mais peut-être n’est-ce pas à moi d’en juger.

William Melvin Kelley, Préface à Danseurs sur le rivage

Après avoir publié les deux romans Un autre tambour (2019) et Jazz à l’âme (2020), les éditions La Croisée ont sorti en septembre deux nouveaux livres de William Melvin Kelley : son roman Dem (1967) et son recueil de nouvelles Danseurs sur le rivage (1964).

Danseurs sur le rivage

Danseurs sur le rivage de William Melvin K

Unique recueil de nouvelles de William Melvin Kelley, Danseurs sur le rivage dresse le portrait de familles noires américaines, dans les années 60. Certaines familles et personnages se retrouvent dans plusieurs nouvelles, particularité qui permet à l’auteur de tisser des liens entre les récits et de proposer une véritable fresque sociale et familiale, sous différents points de vue, à différents âges de la vie. D’une étonnante modernité, ce recueil explore les thématiques chères à l’auteur, comme le racisme, le poids des conventions sociales, les préjugés entre communautés, les rapports entre les hommes et les femmes. La lecture de ces nouvelles présente une bonne introduction à l’univers romanesque de cet écrivain.

Note : 2.5 sur 5.

Danseurs sur le rivage
Wiliam Melvin Kelley
Michelle Herpe-Voslinsky (traduction)
Editions La Croisée, 2021, 240 pages.

Dem

Mitchell Pierce a les apparences d’un homme qui a réussi, selon les critères de la société des années soixante. Il est un cadre respecté d’une agence de publicité new-yorkaise, est marié et a un enfant. La vie semble avoir réussi à ce trentenaire. Mais rapidement, le rêve se transforme en cauchemar. Il découvre que son collègue, qui ne supporte plus cette vie « métro-boulot-dodo » a assassiné sa famille; que son mariage se délite doucement mais sûrement jusqu’à ce que sa femme donne naissance à des jumeaux : un Blanc et un Noir. Même si l’histoire est taillée à la hache, ce portrait satirique d’un Blanc par un Afro-américain est intéressant en ce qu’il montre toute l’hypocrisie dont est capable de faire preuve un homme pour sauvegarder les apparences. William Melvin Kelley décrit avec une ironie mordante la peur infondée qu’a Mitchell des Noirs. Pour Pierre-Yves Pétillon, « Dem est une fable à l’intention de la bourgeoisie noire qui rêve de vivre comme les Blancs. Laissez-moi vous montrer, dit Kelley, comment ces gens (dem folks) vivent.« 

Note : 2.5 sur 5.

Dem
William Melvin Kelley
Michelle Herpe-Voslinsky (traduction)
Editions La Croisée, 2021, 240 pages.

Thor, le grand GRIZZLY (par James Oliver Curwood)

Porté à l’écran en 1988 par Jean-Jacques Annaud, Grizzly est publié aux éditions Gallmeister dans une nouvelle traduction. Un classique de la littérature du Grand Nord à redécouvrir.

Né en 1978 dans le Michigan, l’écrivain américain James Oliver Curwood est considéré par certains comme le père du nature writing, par d’autre comme un sous-Jack London. D’abord journaliste, il se consacre à l’écriture de romans et part explorer le Grand Nord pour le compte du gouvernement canadien. Il meurt accidentellement à 49 ans d’une piqûre (peut-être d’une araignée), lors d’une partie de pêche.

James Oliver Curwood, Grizzly,

Toute son oeuvre est nourrie de ses expéditions et de ses séjours au coeur du monde sauvage, cette wilderness dont il salue la beauté avec sensibilité et déférence. Sa description des grands espaces revêt un caractère mystique et contemplatif et son respect pour le règne animal et son intelligence se reflète dans plusieurs de ses romans mettant en scène des animaux.

Le roman Grizzly, retraduit et dépoussiéré par François Happe, met en scène Thor, un grizzly des montagnes du Grand Nord. Blessé par un groupe de chasseurs, il recueille dans sa fuite Muskwa, un ourson abandonné par sa mère.

Se plaçant tantôt du point de vue du grizzly, tantôt de celui des chasseurs qui le traquent, James Oliver Curwood raconte la confrontation entre l’homme et l’animal, chacun guidé par son instinct, des êtres qui s’observent et se défient.

Ceci est mon deuxième roman sur la nature, et je le livre au public assorti d’une confession et d’un espoir : la confession d’un homme qui a chassé et tué pendant des années avant de se rendre compte que le monde sauvage nous offre un plaisir bien plus grand que celui de massacrer – et l’espoir qu’après m’avoir lu, d’autres comprendront que ce qu’il y a de plus passionnant dans la chasse, ce n’est pas de tuer, mais de laisser vivre.

James Oliver Curwood, Posface à Grizzly

Un bel hommage au règne animal, à la vie sauvage et à la nature.

Note : 3.5 sur 5.

Grizzly
James Oliver Curwood
François Happe (traduction)
Gallmeister, 2021, 208 pages.

Un privé à Babylone de Richard BRAUTIGAN

En mettant en scène un détective privé minable dans Dreaming of Babylon (1977), Richard Brautigan s’amuse à détourner les codes du roman noir. Décapant.

San Francisco, 1942. Un détective du nom de C. Card a rendez-vous avec un client pour une affaire.
La consigne : il doit s’y rendre avec un pistolet chargé.
Le problème ? Il n’a plus de balles à mettre dans son chargeur.
D’ailleurs, il n’a plus de vraiment de bureau non plus. Ni de secrétaire, car elle est partie. Il n’arrive plus à payer le loyer de son appartement crasseux. Il est complètement fauché et accumule les dettes aux quatre coins de la ville. Il parcourt San Francisco à la recherche de balles.

« À mon avis, une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais fait un très bon privé, c’est que je passe trop de temps à rêver à Babylone. »

Comment en est-il arrivé là ? Il aurait pu être flic s’il avait réussi le concours d’entrée de l’école de police. Si seulement il n’avait pas, une fois encore, rêvé de Babylone, ce qui lui arrive régulièrement depuis un fâcheux accident, en 1934. Lorsque ses rêveries l’emmènent à Babylone, il accède à une autre vie où tout est possible.

À Babylone, il incarne tous les héros de l’Amérique à la fois : champion de base-ball accompagné d’une femme sculpturale, détective privé à la carrure d’un Sam Spade, patron d’une petite équipe d’enquêteurs, assisté d’une charmante et dévouée secrétaire. Il est aussi cow-boy, justicier, et bien davantage. On fait même des films de ses aventures.

Dans cette parodie de roman noir, Richard Brautigan joue avec les mythes et les conventions du genre. La succession de scènes qui constituent cette histoire et les dialogues sont absolument extraordinaires. Son personnage de détective de bas étage, perdu dans ses rêveries et ses digressions est un imposteur, un anti-héros, un loser magnifique.

Après ça, je pourrais donner quelques dollars à ma propriétaire et lui dire que le fourgon blindé dans lequel on m’envoyait mon million de dollars s’était perdu dans un brouillard de cactus près de Phoenix, dans l’Arizona, mais qu’il ne fallait pas qu’elle s’inquiète : il était maintenant certain que le brouillard allait se lever d’un jour à l’autre et l’argent arriver.
Si elle me demandait ce que c’était un brouillard de cactus, je lui dirais que c’était le genre de brouillard le plus terrible parce qu’il était plein de piquants. Qu’une fois pris dedans, il était extrêmement risqué de se déplacer. Que le mieux c’était de rester sur place et d’attendre qu’il s’en aille.

L’écrivain de la contre-culture nous emmène dans un récit rocambolesque qui nous surprend et nous séduit. On déguste les dialogues, on savoure les scènes, on rit de cette audace, comme d’une bonne blague que nous aurait fait Brautigan, accoudé au comptoir, une bière à la main.

Note : 4.5 sur 5.

Un privé à Babylone
Richard Brautigan
Marc Chénetier (traduction)
Christian Bourgois, 2003, 244 pages.

« Qu’est-ce que tu fais quand tu traduis ? » (par Nicolas Richard)

Dans ses carnets intitulés Par instants, le sol penche bizarrement, Nicolas Richard nous fait entrer dans les coulisses de son travail de traducteur de l’anglais, partageant anecdotes et conseils de lecture. Un inventaire pédagogique et une réflexion passionnante sur trente ans de traduction.

Nicolas Richard n’est pas traducteur par vocation, mais par passion. Comme celle qui le pousse à lire toute l’œuvre de Richard Brautigan, dans les années 80. Toute l’œuvre ? Pas vraiment. Lors d’un voyage en Californie, il découvre à sa grande surprise d’autres livres de cet auteur, des recueils de poésie dont il ignore l’existence. Normal, ceux-ci n’ont pas encore été traduits en français à cette époque. Il décide de les traduire. C’est donc par Richard Brautigan que tout commence. Un traducteur est né.

Nicolas Richard, Par instants, le sol penche bizarrement

Dans ses Carnets ponctué d’humour et d’une bonne dose d’autodérision, Nicolas Richard raconte trente ans de traduction, et c’est passionnant : Harry Crews, Jack Kerouac, Allen Ginsberg, Hunter S. Thompson, Richard Powers, Stewart O’Nan, Thomas Pynchon, … les romans noirs, la BD, la musique, le cinéma, et même… Barack Obama. « Une fois qu’il a changé de langue, un roman est devenu quelqu’un d’autre ».

À chaque fois, la nécessité de débusquer les références à la culture populaire, repérer les citations empruntées à d’autres, percevoir les niveaux de langue, faire appel à des spécialistes lorsque le vocabulaire manque, s’imprégner de l’histoire et de l’époque. « Chaque auteur nécessite une stratégie de traduction qui lui est propre ». Autant de rébus à déchiffrer, d’univers littéraires différents, de voix singulières à rendre audibles en français. Et pour nous, lecteurs, autant d’œuvres que l’on s’impatiente de découvrir.

Illustré par de nombreuses anecdotes, ponctué d’exemples concrets, Par instants, le sol penche bizarrement fait état de la délicatesse dont doit faire preuve le traducteur pour passer d’une langue à l’autre : s’effacer derrière l’œuvre, trouver le bon positionnement, ne pas sur-traduire, ne pas sous-traduire, « soupeser, errer, faire un pas de côté, ou deux, revenir en arrière et, pour finir, devoir décider une fois pour toute » . Un vrai travail d’artisanat, sans cesse perfectible, comme il ne cesse de le dire dans ses Carnets.

Ce que je préfère dans la traduction, c’est la relecture : voir le texte qui a déjà commencé à naître en français, le considérer comme une pâte encore malléable en phase de solidification.

Même trente ans plus tard, Nicolas Richard déclare, à propos de poèmes de Brautigan qu’il a traduits en 2016 pour le Castor Astral, et qui figurent dans l’unique édition intégrale des poèmes de l’écrivain américain, C’est tout ce que j’ai à déclarer : « Si d’aventure une nouvelle édition en français de ces poèmes devait être lancée, j’aimerais les reprendre une fois encore. Il y a des astuces à trouver, des lourdeurs à gommer et dégommer. Brautigan n’aimait pas les choses froides gravées dans le marbre. Il leur préférait la fluidité ondoyante des truites. »

Note : 4 sur 5.

Par instants, le sol penche bizarrement – Carnets d’un traducteur
Nicolas Richard
Robert Laffont, 2021, 486 pages.

ATMOSPHERE, atmosphère! Ironie mordante sur fond de crise planétaire

Atmosphère raconte par le menu la vie ordinaire d’une quadragénaire de Brooklyn qui prend conscience des effets du changement climatique et dresse par là même un portrait réaliste de nos vies urbaines contemporaines. Entre humour grinçant et désespoir poli, Jenny Offill interroge le sens de nos vies.

Atmosphère de Jenny Offill, éditions Dalva, 2021

Ni journal intime, ni chronique, Atmosphère est composé de fragments où Lizzie Benson livre son quotidien, ses réflexions et ses questionnements. Lizzie est une femme de la classe moyenne, soucieuse du bien-être de son entourage et de son indépendance. Elle élève son fils de huit ans avec son mari, un ancien étudiant en lettres devenu développeur informatique après deux années de chômage. Bibliothécaire, elle arrondit ses fins de mois en répondant au courrier d’une experte en changement climatique qui anime un podcast.

Fine observatrice, elle décrit les personnages qui composent sa vie. Et il y en a ! À commencer par sa famille.  Son frère est un dépressif chronique qu’elle soutient moralement et elle s’inquiète de la diminution des revenus déjà modestes de sa mère. Il y a aussi ceux qui fréquentent la bibliothèque où elle travaille : une femme « qui a presque atteint l’illumination », un vacataire « maudit », un homme « en costume minable »; et ce chauffeur de taxi new-yorkais auquel elle fait appel quand elle est trop fatiguée pour prendre le métro. Et il y a Sylvia, l’experte en crise climatique pour qui elle traite le courrier. Le panel qu’elle a à disposition fournit des situations dont Lizzie relève avec finesse l’absurdité et l’ironie.

À l’instant de la prise de conscience du changement

Même si elle connaît les conséquences désastreuses de la crise climatique sur le monde, Lizzie n’est pas décidée à s’investir plus que ça pour en ralentir les effets. Elle prend conscience de la crise au fil du roman par ses rencontres et ses recherches pour répondre aux questions existentielles des individus inquiets des conséquences du changement climatique qui écrivent à Sylvia. « D’une certaine manière, écrire Atmosphère a été pour moi une tentative de passer de la réflexion au ressenti : je voulais saisir l’immensité et la tristesse de cette situation. »

Par le style allusif, le ton tantôt sérieux, tantôt ironique, tantôt terrifié, et les paragraphes courts, Jenny Offill montre la simultanéité entre l’ordinaire de la vie quotidienne de Lizzie et sa prise de conscience. Un passage est particulièrement représentatif de cette tentative de saisir l’instant et son effet sur notre vie. Alors qu’elle écoute le podcast de Sylvia intitulé « Le centre n’est pas une position tenable », Lizzie constate que « la voix de Sylvia a vraiment franchi un cap dans la terreur ». En arrivant chez elle, son fils, Eli, se jette sur elle lui demandant de l’aider à retirer la colle qu’il a sur les mains afin de pouvoir continuer à jouer à son jeu vidéo.

Les femmes et le « care »

Les questionnements de Lizzie sur l’avenir du monde se doublent d’une prise de conscience de son rôle en tant que femme quadragénaire. Comme beaucoup de femmes de cet âge, ses responsabilités envers sa famille s’accroissent. Elle s’occupe, en plus de son fils et de son mari, de son frère dépressif chronique et de sa mère en voie d’appauvrissement. Sans être payée. Sans recevoir une quelconque reconnaissance pour le temps donné et le travail effectué. Le burn out pointe. Pour Jenny Offill, « Lizzie canalise cet épuisement. »

Est-ce qu’on doit se procurer une arme ? demande Ben. Mais c’est l’Amérique. Quelqu’un qui tue moins de trois personnes ne passe même pas aux informations. Ce que je veux dire, c’est que c’est le dernier droit qui disparaîtra, non ? Il me regarde. Le nom de son grand-père était deux fois plus long. Il a été raccourci à Ellis Island. 

L’Amérique trumpienne fait irruption et saisit les consciences. Même si l’apparente légèreté des fragments est trompeuse, l’espoir est bien présent à travers une naissance et le refus de la haine, notamment. « La compassion est tout ce que nous avons. Le cynisme n’est qu’une forme douce de déni.»

Avec Atmosphère, Jenny Offill saisit l’air du temps. Les fragments peuvent paraître désordonnés, mais la vie quotidienne est-elle ordonnée ? Avec un humour grinçant et une ironie mordante, elle capte les fragilités de notre monde. Et ses espoirs. C’est brillant. Un livre qui se dévore.

Note : 4.5 sur 5.

Atmosphère
Jenny Offill
Laëtitia Devaux (traduction)
Editions Dalva, 2021, 206 pages

Louons maintenant les grands hommes (par James Agee et Walker Evans)

Été 1936. James Agee et Walker Evans sont envoyés dans le Sud des États-Unis par le magazine économique Fortune. Leur mission : faire un reportage écrit et photographique sur les métayers blancs qui cultivent le coton. Une expérience radicale qui va marquer durablement leur existence.

En 1936, le Sud des États-Unis vit des heures sombres, déjà marqué par le souvenir de l’esclavage et de la guerre de Sécession. Cette Amérique rurale subit de plein fouet les ravages de la Grande Dépression qui laisse les métayers de coton dans un état d’extrême pauvreté, dans l’indifférence générale. C’est dans ce contexte que Fortune envoie le journaliste James Agee et le photographe Walker Evans, dans le but de démontrer à son lectorat (les Blancs aisés, les grands patrons) la nécessité de réformer en profondeur le domaine agricole.

Il s’agirait d’un compte rendu photographique et verbal des conditions de vie faites, dans le milieu des métayers blancs, à une famille représentative. Il nous fallait trouver d’abord une famille type afin de partager sa vie, et c’était l’objet de notre voyage.

James Agee a 26 ans, Walker Evans 33. James est diplômé de Harvard et travaille comme journaliste. Lorsque Fortune lui propose de faire ce reportage dans le Sud, il demande à la rédaction du magazine si Walker peut l’accompagner, car il admire son travail. Comme Dorothea Lange, Walker travaille comme photographe pour la Farm Security Administration (FSA), un programme gouvernemental développé dans le cadre du New Deal et destiné à venir en aide aux cultivateurs les plus touchés par la crise économique.

Trois familles de métayers

Floyd Burroughs, cotton sharecropper. Hale County, Alabama. Credit : Walker Evans, Library of Congress
Floyd Burroughs, cotton sharecropper. Hale County, Alabama. Credit : Walker Evans, Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, DC 20540

Ensemble, ils accomplissent le voyage entre New York et le Mississippi, puis l’Alabama, arpentant le Sud rural et les exploitations agricoles, à la recherche de métayers susceptibles de les accueillir. Dans le comté de Hale, ils font la connaissance non pas d’une, mais de trois familles de métayers, les Burroughs, les Tengle et les Fields.

Nous ne découvrîmes aucune famille en laquelle l’ensemble des métayers pût être représenté d’une manière légitime, aussi nous prîmes un autre parti. En nous intéressant à trois familles dont nous avions fait la connaissance, notre travail pourrait être accompli avec assez de fidélité.

Les deux hommes partagent le quotidien de ces familles, leurs repas, leurs inquiétudes. Tandis que Walker Evans dort à l’hôtel, James Agee préfère dormir auprès de ces familles dont il se sent si proche, lui l’enfant du Sud. La réminiscence de son enfance donne lieu à de magnifiques passages : « Dire, donc, comment, alors que je suis assis entre les murs clos de ce corridor qui à chaque extrémité s’ouvre grand sur la nuit, entre ces deux personnes sobrement endormies dans le sourire doux de la lumière de la lampe, mangeant avec des couverts au goût de métal dans des assiettes qu’on n’a pas choisies la nourriture lourde, ordinaire et traditionnelle étalée sous mes yeux, le sentiment se renforçait en moi qu’à la fin d’une longue errance, longue quête, si longues qu’elles commencèrent dès avant ma naissance, je me trouvais et étais assis dans ma vraie maison, entre deux êtres qui étaient mon frère et ma soeur. »

« Et comment faire qu’à vous qui lisez, cette réalité soit assez réelle »

James Agee et Walker Evans, Let us now praise the famous men, Houghton Mifflin Publisher, 1960
James Agee et Walker Evans, Let us now praise the famous men, Houghton Mifflin Publisher, 1960

Ce qui devait être un travail journalistique prend une dimension humaine inattendue : l’implication des deux hommes est telle que le reportage « photographique et verbal » se mue progressivement en démarche artistique radicale, unique en son genre. Tellement radicale que Fortune refuse de publier le reportage des deux hommes. Agee et Evans ne se démontent pas, ils en feront un livre, Louons maintenant les grands hommes, publié pour la première fois en 1941.

Tout comme son caractère inclassable (est-il un livre d’histoire, de poésie, d’économie, d’anthropologie ?), la structure de cette oeuvre est très originale pour l’époque : dans sa première édition, le livre s’ouvre sur les photographies prises par Walker Evans, sans aucune indication ni légende. Puis vient le texte d’Agee, littéraire et poétique, parfois mystique, biblique. Les plus beaux passages sont les récits de nuit, lorsque James partage l’intimité des familles.

Chacun avec son art réussit à honorer des gens dont personne ne se préoccupe. Des êtres humains vulnérables dont Agee a choisi de taire le nom dans ce livre, leur offrant l’anonymat du pseudonyme.

C’était bon d’être en train de faire le travail pour lequel nous étions venus, et de voir les choses que nous avions eu à coeur de voir, et d’être parmi les gens que nous avions eu à coeur de connaître, et de connaître ces choses, non pas comme le livre auquel on jette un coup d’oeil, le bureau où l’on s’assoit, le bon spectacle à ne pas manquer, mais comme un fait large comme l’air; de quelque chose d’absolu et dont nous étions devenus partie, ce quelque chose était notre souffle même, et chaque coup d’oeil ajoutait à l’expérience.

Le livre connut un échec commercial cuisant lors de sa sortie (600 exemplaires seulement furent vendus), mais la postérité a fait de lui l’un des plus grands chefs d’oeuvre de la littérature américaine, par son réalisme et sa sincère humanité. Les familles Burroughs, Tengle et Fields incarnent à jamais les visages de la Grande Dépression, levant les inquiétudes d’Agee qui craignait de manquer de respect envers les familles de métayers et qui s’interrogeait fébrilement sur la légitimité de son projet. A jamais bouleversés par cette expérience hors norme, James Agee et Walker Evans mettront en exergue de Louons maintenant les grands hommes cette phrase : « A ceux dont l’existence est rapporté. En gratitude et profonde affection ».

Note : 4 sur 5.

Louons maintenant les grands hommes (Let Us Now Praise Famous Men)
James Agee et Walker Evans
Éditions Plon, 1972, 473 pages.
Il existe bien entendu des éditions plus récentes de cet ouvrage.

Sources annexes :
Louons maintenant les grands hommes, film de Michel Viotte, France 5, Néria Productions, 2004.
Honorer la fureur, roman biographique sur James Agee, de Rodolphe Barry, Éditions Finitude, 2019.