Les Filles d’Égalie (par Gerd Brantenberg)

Dans un roman publié en 1977 et traduit pour la première fois en français, Gerd Brantenberg imagine une société matriarcale où les femmes cumulent tous les pouvoirs. Une satire douce-amère qui invite à réfléchir, en miroir, à notre propre société.

La société d’Égalie ressemble en tous points à la nôtre. Les femmes donnent naissance à des enfants, les enfants sont envoyés à l’école pour y être instruits, les adolescents vivent des moments difficiles, les couples se forment, les gens doivent travailler pour vivre… sauf que dans cette société née sous la plume de la Norvégienne Gerd Brantenberg, les rapports entre les femmes et les hommes sont totalement inversés.

En Égalie, les femmes dirigent le pays et occupent des fonctions dominantes, les hommes élèvent les enfants et se chargent des tâches ménagères ou exercent des emplois subalternes. Ils ne peuvent pas choisir un métier qui leur plaît comme le souhaiterait le jeune Petronius qui veut devenir marine-pêcheuse, et encore moins faire carrière.

En Égalie, l’homme s’épanouit dans la douceur du foyer dont il s’occupe, entouré de ses enfants qu’il élève, comme le fait Kristoffer, le père de Petronius. Sa place est à la maison et son rôle est de satisfaire sa femme, la très respectée directrice Brame.

« L’homme cherche un foyer. […] Quand il trouve enfin ce foyer, la femme veille à le garder à l’intérieur, lui procure alimentation et protection contre tout le mal extérieur qui pourrait lui nuire. »

Dans la vie publique comme dans l’intimité, les femmes ont pris le pouvoir et les hommes sont soumis. Objets de convoitise, ils doivent s’épiler, sentir bon, se brosser la barbe et porter des soutiens-verges affriolants sous leur robe chasuble. La contraception est leur affaire, les femmes dirigent la chorégraphie des ébats amoureux.

« Au cours de l’hiver, la directrice Brame annonça à son mari qu’il allait avoir un enfant. Avec un sourire radieux, elle l’enlaça.
– Te voilà dans l’attente d’un heureux événement! La solitude va moins te peser.
Kristoffer se libéra de son étreinte et détourna le regard. Il regrettait d’avoir arrêté la pilule. Ou plutôt, n’était-ce pas elle qui l’avait exigé ? »

Dans cette utopie féministe imaginée par Gerd Brantenberg, la domination féminine se prolonge jusque dans la langue « où le féminin l’emporte sur le masculin et est débarrassée de toutes ses scories patriarcales machistes et où désormais le machisme linguistique, comme je l’appelle, n’existe plus », explique le traducteur Jean-Baptiste Coursaud. Que l’on adhère ou non à ce choix grammatical et lexical, il faut reconnaître qu’un soin particulier a été apporté à la traduction : l’introduction de mots comme « mademoiseau », « reinaume », « garses et garsons », ou le détournement d’expressions usuelles en « Déesse soit si » ou « quoi qu’elle en soit » permet de comprendre en français l’intention de l’auteure. On peut trouver cela lourd et vain, mais l’effet sur la lecture est immédiat : on s’étonne de l’emploi de ces mots sur lesquels on butte et qui nous font sourire, puis on comprend leur portée symbolique et on les intègre sans plus les remarquer.

Derrière le vernis d’humour déposé sur ce récit, la condamnation de Gerd Brantenberg, exprimée il y a plus de quarante ans, est sans appel : au-delà du féminisme, c’est le danger que représente une tentative de domination d’un sexe par l’autre que l’auteure pointe du doigt. Une façon intelligente, d’apparence légère, de nous interroger sur les rapports de force qui régissent notre société. C’est en cela que ce roman mérite notre attention.

Note : 3 sur 5.

Les Filles d’Égalie
Gerd Brantenberg
Jean-Baptiste Coursaud (traduction)
Éditions Zulma, 2022, 384 pages.

Les choses de la vie (par Karl Ove Knausgaard)

Prix Médicis pour Fin de combat en 2020, Karl Ove Knausgaard revient avec En automne, un journal adressé à sa fille Anne, son enfant à naître.

« Au moment où j’écris ces lignes, tu ne sais rien de rien, ni de ce qui t’attend, ni du monde dans lequel tu vas naître. » Sur ces paroles s’ouvre En automne, premier tome du Quatuor des saisons, une tétralogie que l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard commence à écrire lorsque sa fille est encore en devenir, à l’abri dans le ventre de sa mère. À celle qui va voir le jour, il raconte son quotidien, ce qu’il vit, ce qu’il ressent, ce qu’il pense du monde dans lequel il s’apprête à l’accueillir.

Le caractère fantastique de ce qui nous entoure, que bientôt tu découvriras toi aussi, nous le perdons tous de vue chacun à sa façon. C’est pourquoi je t’écris ce livre. Je veux te montrer le monde tel qu’il est, autour de nous, à chaque instant. 

En automne de Karl Ove Knausgaard, Editions Denoël

Porté par l’espoir que représente cet enfant, Knausgaard retrouve l’émerveillement originel qui l’animait enfant, lorsqu’il partait découvrir le monde, avant que son attention d’adulte ne se détourne des petites choses du quotidien et que son regard glisse sur elles, les renvoyant à leur insignifiance. Les grenouilles croisées sur une route, les feuilles d’un châtaignier, les couleurs d’une tache d’essence sur l’asphalte, le brouillard qui se forme sur les champs, l’arrivée des dents de lait, mais aussi le sang et l’urine, tout était alors sujet d’émerveillement ou de dégoût, tout était nouveau, donc fascinant. « L’eau, l’air, la pluie, les nuages sont là depuis toujours, eux aussi, mais ils font tellement partie de notre vie que leur caractère immémorial ne nous effleure pas l’esprit ni ne nous émeut.« 

Comme il l’avait fait dans le long récit que constituait Mon combat, l’écrivain norvégien porte attention à toute chose, même insignifiante, même repoussante, l’élevant au rang d’objet littéraire, la rendant digne d’être contemplée et commentée. « Ce n’est qu’en procédant ainsi que je pourrai moi-même voir [le monde] » écrit-il. En mêlant les souvenirs d’enfance aux réflexions de l’homme mûr qu’il est devenu, Knausgaard nous invite à un travail d’introspection, nous interrogeant à la fois sur le sens de nos vies et sur notre rapport au monde, à la nature et aux êtres vivants.

Ce livre en agacera certains, d’autres l’encenseront. Knausgaard est un auteur clivant, mais il s’impose livre après livre comme un observateur éclairé des petits riens, un écrivain du réel.

Note : 3 sur 5.

En automne
Karl Ove Knausgaard
Loup-Maëlle Besançon (traduction)
Vanessa Baird (Illustrations)
Editions Denoël, 2021, 272 pages.