Dans un livre adressé à son père, l’auteure portugaise Isabela Figueiredo raconte son enfance au Mozambique, avant l’indépendance. Un témoignage sans fard où elle règle ses comptes avec l’idéologie coloniale.
Il a fallu plusieurs décennies à Isabela Figueiredo pour parvenir à traduire en mots les premières années de son existence au Mozambique, une enfance enfouie au plus profond de sa mémoire. Car lorsqu’elle arrive au Portugal en 1975 à l’âge de treize ans, personne n’a envie d’entendre le récit de ces retornados, ces Portugais revenus des colonies après les guerres d’indépendance.
La mort de son père, survenue en 2001, agit comme un détonateur : après des années de silence, Isabela Figueiredo s’autorise à faire surgir les mots, à donner vie à ce récit qu’elle dédie à son père, elle cette « petite Noire blonde » née sur une terre d’emprunt, le Mozambique auquel elle reste viscéralement attachée. Elle y raconte le colonialisme, le racisme et la violence des Portugais à l’égard de la population africaine, mais aussi l’amour infini pour ce père à l’idéologie nauséabonde, incarnation du colon blanc.
Les mots qui jaillissent de la plume d’Isabela Figueiredo ne sont pas de ceux qu’on utilise comme décor, pour embellir une phrase ou séduire le lecteur. Pour traduire le comportement des Blancs et leur violence à l’égard des Noirs, l’auteure choisit un vocabulaire emprunté à l’idéologie coloniale. Une façon peut-être d’exorciser le mal dont elle a été témoin et dont elle se sent coupable encore aujourd’hui.
La langue d’Isabela Figueiredo est crue, directe, saturée par une terminologie raciale qui mène au bord de la suffocation.[…] L’auteur doit dire ce monde d’autrefois dans les termes en vigueur à l’époque. Il lui faut retrouver l’atmosphère et les comportements du passé. Briser le silence n’est possible qu’à cette condition.
Léonora Miano, Préface
Durant ses années mozambicaines, Isabela Figueiredo est déchirée entre son appartenance au peuple colonisateur et son attachement à cette terre qui l’a vue naître. « Je pensais que mon âme était noire », confesse celle qui aurait voulu s’asseoir sur les genoux du vieux Manjacaze pour s’enivrer de ses récits d’Afrique.
Car même si le colonialisme impose une séparation entre les Blancs et les Noirs, Isabela se sent attirée par ce peuple noir, fascinée par ces femmes dont elle imite la démarche, séduite par la beauté de leurs corps qui ondulent. Elle ne se lasse pas d’observer leurs pieds nus qui foulent le sol, alors que ses pieds de petite fille blanche sont contraints dans des chaussures étroites, l’empêchant de fouler la terre africaine.
Je pouvais, en chemin, me déchausser en cachette dans les buissons et marcher clandestinement, sans souliers, pour vérifier si mes pieds pouvaient être comme les pieds des Noirs, aux orteils écartés et à la plante endurcie, fendillée.
Le questionnement identitaire se fait plus insistant lorsque l’auteure raconte son départ pour le Portugal à treize ans, un éloignement vécu comme un déracinement. À l’heure où le Mozambique gagne son indépendance, les parents d’Isabela l’envoient vivre chez sa grand-mère au Portugal, leur pays de naissance. Un autre chapitre de sa vie commence alors, loin de sa terre natale à elle, dans un pays qu’elle ne connaît pas et qui ne veut rien savoir de ces colons revenus en métropole.
Carnet de mémoires coloniales est un récit nécessaire qui vaut mieux que tous les livres d’histoire sur le sujet: un récit intime raconté à hauteur d’enfant, un point de vue inédit sur le colonialisme et un chant d’amour au père et à la terre africaine.

Carnet de mémoires coloniales
Isabela Figueiredo
Myriam Benarroch et Nathalie Meyroune (traduction)
Léonora Miano (préface)
Éditions Chandeigne, 2021, 240 pages.