Un juif pour l’exemple (par Jacques Chessex)

Publié en 2009, ce roman raconte un sordide fait divers survenu en Suisse en 1942, dans la ville de l’écrivain, alors âgé de huit ans. Un récit sec et glaçant. 

Payerne, Suisse, 1942. L’Europe est en guerre, la crise économique frappe de plein fouet la région. Les banques font faillite et les usines ferment, laissant de nombreux ouvriers au chômage. Mécontentements, rancœurs et frustrations poussent à chercher un coupable au malheur. « Le mal rôde. Un lourd poison s’insinue ».

Philippe Lugrin, pasteur hitlérien sans paroisse, s’infiltre « parmi les chômeurs, les petits paysans ruinés et les ouvriers menacés de perdre leur emploi. » Chaussé de « ses petites lunettes à la Goebbels », il anime des meetings antisémites dans les arrière-salles des cafés de Payerne, sur fond d’hymne nazi. « Chaque réunion du pasteur Lugrin se termine par le claquement des talons et le salut au bras tendu. » Ce pasteur est proche de la Légation d’Allemagne à Berne qui le soutient financièrement et logistiquement. « Lugrin aiguise, dénonce, caricature, et appelle un exemple fort. » Il est temps d’agir : « L’assistance comprend qu’il faut faire place nette et se débarrasser sans plus tarder d’une engeance responsable de ses humiliations. »

Membre du Mouvement national suisse, organisation d’extrême droite pilotée par l’Allemagne, le garagiste Fernand Ischi est fasciné par l’Allemagne, Hitler et le nazisme. « Dévoré de haine, de volonté de revanche et de puissance », il se voit déjà à la tête d’un petit Reich local et comprend parfaitement le message du pasteur. La victime expiatoire est vite choisie : ce sera Arthur Bloch, marchand de bétail, une personnalité connue dans la région.

« Je raconte une histoire immonde et j’ai honte d’en écrire le moindre mot. J’ai honte de rapporter un discours, des mots, un ton, des actes qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l’écriture. » 

Toute sa vie, Jacques Chessex n’a cessé d’être hanté par cette histoire. Il connaissait tous les protagonistes de cette sordide affaire, à l’exception du pasteur Lugrin. Son père avait acheté sa première voiture au garage de Fernand Ischi et lui-même était assis en classe à côté de sa fille aînée. Pourquoi donc avoir attendu soixante ans avant de publier son livre ? Chessex s’en explique ainsi : « J’avais besoin de temps, j’avais besoin de me le représenter de la manière la plus nette, la plus concentrée, la plus élaborée, pour que ce livre soit une espèce de pierre, une espèce de perfection formelle où tout soit juste, tout soit vrai, parce que j’ai attendu pour le faire que ce soit vraiment l’instant où il fallait le sortir. »

Ce livre, Jacques Chessex le choisi bref, d’une simplicité efficace, resserré sur l’horreur. En 103 pages seulement, tout est dit. Les phrases se succèdent, sans moire ni velours, coups de poing que le lecteur est incapable d’esquiver. Comme l’écrit Jérôme Garcin dans Le Nouvel Obs à la sortie du livre : « Chessex n’a pas son pareil pour décrire sans trembler des abominations, pour hurler à voix basse, pour fouiller la culpabilité dans une prose de confessionnal. » 

En 2009, la publication d’Un juif pour l’exemple déclenche un tonnerre de réaction, à commencer par celles du maire et de l’archiviste de Payerne, qui préfèrent laisser l’histoire dormir en paix. C’est justement cela qui dérange : que l’auteur déterre cette histoire et ose affirmer que tout le monde savait, à l’époque, ce qui se tramait. « On se couperait la langue, on se crèverait les yeux et les oreilles plutôt que de reconnaître que l’on sait ce qui se trame au garage. Et dans les arrière-salles de certains cafés. Et dans les bois. Et chez le pasteur Lugrin. »

Jacques Chessex va plus loin. Il propose à la ville de Payerne de rendre hommage à Arthur Bloch en rebaptisant la place de la Foire en place Arthur-Bloch, et en scellant une plaque dans la Rue-à-Thomas, où a eu lieu le crime. Sa proposition est rejetée. L’auteur reçoit même des menaces de mort. Pour faire suite à l’affaire, les autorités communales décident de nommer une commission extraparlementaire chargée de rédiger une résolution qui paraît quelques mois plus tard. Elle insiste sur la nécessité d’un travail de mémoire. « Même s’il peut être douloureux, ce rappel du passé doit conduire aujourd’hui à un travail de prévention et d’engagement contre toute forme de racisme et de discrimination. » Un sujet plus que jamais d’actualité.

Pour aller plus loin : Archive INA Un livre, un jour : « Jacques Chessex – Un juif pour l’exemple »(France 3, 13 janvier 2009).

Un Juif pour l’exemple
Jacques Chessex
Grasset, 2009, 103 pages

Anne Brécart : « Ailleurs cela ne pouvait être que mieux. » (La Patience du serpent)

Accompagnés de ses deux enfants en bas âge, un couple de trentenaires décide de tout quitter pour mener une vie nomade. Voilà le point de départ du nouveau livre d’Anne Brécart, La Patience du serpent, paru aux éditions Zoé. Un roman initiatique, intrigant et sensuel, qui touche à l’intime. Entretien avec l’auteure.

Avachis sur le canapé d’un squat de Genève, Christelle et Greg mûrissent le projet de partir. Quitter la ville grise, les difficultés administratives, l’ennui d’un emploi régulier et d’une vie bien rangée. Les dernières formalités accomplies, ils se mettent en route avec leurs deux fils. Après une année de voyage, ils décident de faire halte à San Tiburcio, un village mexicain au bord de l’océan Pacifique. Ils mènent une existence paisible, entourés des villageois et des touristes de passage, jusqu’au jour où Christelle rencontre une mystérieuse femme…

Même si un souffle de liberté parcourt ce roman, La Patience du serpent est bien plus qu’une invitation à prendre le large. Il évoque l’exil, la terre natale qu’on laisse derrière soi, et aussi le regard neuf que l’on porte sur la nature, lorsqu’on se confronte à elle pour la première fois.
Entretien avec Anne Brécart.

Anne Brécart, La patience du serpent, Editions Zoe, 2021

Comment a germé l’idée de ce roman ? 

Anne Brécart : Ma fille est partie pour un voyage autour du monde il y a quelques années. Pour elle cela semblait une évidence : ailleurs cela ne pouvait être que mieux. Cette foi, cette confiance m’ont beaucoup surprise. 
En même temps, je faisais l’interview au long cours d’un réfugié kurde, je voulais écrire sa biographie. Il souffrait beaucoup de son exil. J’ai eu envie de confronter ces deux idées de l’ailleurs. L’ailleurs désiré, l’ailleurs imposé.
Au Mexique vivent des familles dont les ancêtres ont fui le nazisme. Comme mon roman devait se passer au Mexique j’ai échangé le Kurde contre la famille de juifs praguois ainsi Christelle pouvait croiser le chemin de la famille Engel.

L’histoire est centrée sur le personnage de la mère, Christelle. Qu’attend-elle de cette nouvelle vie ?

Je pense qu’elle imagine pouvoir échapper à une certaine routine induite par le fait d’avoir des enfants. Et aussi qu’elle pense pouvoir éviter la confrontation à la vie d’adulte qu’elle suppose toute tracée. Elle poursuit un paradoxe. Entrer dans la vie adulte sans jamais y entrer. Rester mobile peut donner l’illusion de ne pas vieillir, comme si les changements de la route nous permettaient de rester éternellement jeunes. 

La nature est omniprésente dans votre roman. Quel rapport les personnages entretiennent-ils avec elle ?

Ils sont tous plus ou moins fascinés par elle. Quoique « fascinés » ne soit pas le bon mot. Ils sont façonnés, pris à bras le corps par elle, elle leur entre par les yeux, les pores, elle les prend, les secoue, les berce, elle les modifie profondément. Ceci est dû à la puissance de la nature mais aussi au mode de vie en contact permanent avec elle. Beaucoup des néo nomades que j’ai rencontrés sont à la recherche de la nature sauvage; ils cherchent un contact proche et mystique avec elle, en attendent une vraie réassurance. 

Le refus est ce qu’ils ont en commun. Ils n’ont plus l’intention de remplir le programme, de faire ce qu’on attend d’eux. Ils ont décidé un jour, une nuit, dans le secret de leur coeur, qu’ils ne voulaient pas continuer à vivre une existence qui leur paraissait dénuée de sens. Et ils sont partis sans autre projet que de changer de vie.

Ce voyage géographique est également un voyage à l’intérieur de soi. Était-il nécessaire de partir pour en faire l’expérience ? 

Dans mon idée oui. Je n’imagine pas que cette initiation, cette connaissance de soi ait pu se faire autrement et ailleurs que dans le voyage. Ou du moins en sortant totalement de la vie occidentale urbaine où l’expérience du danger physique, de la fatigue physique, de la confrontation avec la nature a si peu de place. Je crois que le corps nous apprend autant sur notre intimité, notre intériorité que les grandes cogitations immobiles ou les émotions intériorisées.

Note : 4 sur 5.

La Patience du serpent
Anne Brécart
Editions Zoé, 2021, 192 pages.

Alice Rivaz : « Mais si elle ne se taisait plus ? Le monde en serait changé. »

En cette année 2021, la Suisse commémore la longue marche des femmes pour l’obtention du droit de vote. Dans ce contexte, la bibliothèque de Lausanne consacre une exposition à une romancière féministe avant l’heure, Alice Rivaz.

Alice Rivaz est née à Lausanne en 1901, enfant unique d’un milieu simple et cultivé. Instituteur, son père a des idées de gauche, ce qui est extrêmement mal vu par la société conservatrice de l’époque, surtout de la part d’une personne chargée de l’éducation des enfants. Il est l’un des fondateurs du Parti socialiste vaudois, ce qui explique l’engagement d’Alice, dès son adolescence, dans les Jeunesses socialistes.

Dans mes veines coule un sang mélangé de paysans et de vignerons, d’horlogers, d’évangélistes et de maître d’école. Leurs os, leurs noms sont confondus sous la lave des petits cimetières de campagne, entre Léman et Jura, et la saveur de leur vie s’est résorbée elle aussi comme de la boue séchée aux lieux mêmes où se préparait, dans le secret, mon corps futur. 

Alice Rivaz, Comptez vos jours (1966)

À une époque où les femmes n’ont pas d’autre choix que de se marier, Alice Rivaz choisit le célibat et refuse la maternité, témoignant ainsi d’une volonté farouche d’indépendance et d’émancipation, tant sur le plan matériel que familial. Elle travaille comme journaliste, puis comme fonctionnaire internationale.

Concilier son travail et sa volonté de devenir écrivain n’est pas chose aisée : Alice Rivaz ne publie son premier roman, Nuages dans la main, qu’en 1940, encouragée par Charles-Ferdinand Ramuz avec lequel elle a préparé une Anthologie de la poésie française.

En 1945, son essai Présence des femmes paraît dans une revue suisse, marquant clairement son engagement féministe. Dans ce texte comme dans toute son oeuvre, elle déplore la condition des femmes de son temps, soumises au foyer comme dans leur travail, interdites de vote.

En 1947, donc avant Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir, Alice Rivaz publie La Paix des ruches, son roman le plus explicitement féministe, qui passe malheureusement assez inaperçu à l’époque.
Écrit sous forme de journal intime tenu par Jeanne, l’héroïne, ce roman dresse un portrait de la vie de couple et analyse les relations hommes-femmes avec férocité et une dose d’humour. Engluée dans sa condition de femme de l’entre-deux guerres, Jeanne est malheureuse en ménage et ne respire que lorsque son mari est absent du foyer. Bien plus, elle souhaite, comme l’écrivain qui lui donne vie, l’avènement d’une ère nouvelle.

Après le cortège de la soumission féminine vient celui du mécontentement et de la hargne

Alice Rivaz


Le public n’est pas prêt. Tout comme La cloche de détresse de Sylvia Plath, La Paix des ruches devra attendre une réédition dans les années 1970 pour trouver un juste écho auprès des lecteurs, et tout spécialement auprès des mouvements féministes.

Il est impossible de dresser ici la liste de tous les romans, nouvelles, articles de cette grande romancière romande. S’il fallait retenir une caractéristique de cette auteure, c’est l’acuité de son regard et l’étonnante modernité des sujets qu’elle évoque. Sans jamais porter de jugement moral sur ses personnages, elle donne la voix aux humbles, aux femmes, aux amours contrariées, aux classes défavorisées, à ceux dont la vie est un échec.

Ce ne sont pas des histoires que je cherche à raconter, mais des êtres.

Alice Rivaz, Traces de vie (1983)

Certains trouveront son oeuvre trop sombre, d’autres en relèveront plutôt l’intensité et le sens de l’humour. Ce qui est certain, c’est que son oeuvre entre en résonnance avec la société de notre époque. Une raison suffisante pour se plonger à nouveau dedans.

L’exposition consacrée à Alice Rivaz est visible au Palais de Rumine (Bibliothèque cantonale et universitaire) à Lausanne, jusqu’au 30 octobre 2021.

Pour aller plus loin

  • La Paix des ruches (roman), éditions de l’Aire, 2016
  • Sans alcool (nouvelles), Zoé poche, 2020